L’îlot sur lequel se dresse la cabane forme un plateau assez étendu pour supporter quelques grands arbres ainsi qu’un potager à l’arrière de l’habitation. En cette saison, il n’en reste que quelques choux sur le point de monter en graine. Tout autour de ce petit morceau de terre, j’aperçois un véritable étang aux eaux miroitantes sous un ciel de pluie. Le long des berges, des forêts de joncs et de massettes dodelinent sous les frondaisons déplumées des saules. L’endroit doit paraître enchanteur au printemps. La description que Charles m’en a donnée de la veille me permet de le teinter des douces couleurs de la belle saison.
Mon père allait parfois pêcher quand j’étais enfant. Je n’appréciais pas de le voir immobile pendant des heures, surtout quand le seul mot qu’il m’adressait alors était un « chuuuut » bien appuyé dès que je tentais de lui faire la conversation. Par contre, j’aimais les pique-niques au bord de l’eau et les jeux que je m’inventais sous les hauts arbres pendant que ma mère lisait ou tricotait. J’adorais regarder les poissons nager dans le seau où mon père les plaçait en attendant de les rapporter à la maison. C’était lui qui les préparait. Il nous interdisait l’entrée de la cuisine pour mieux nous surprendre. Sans doute est-ce pour cela que ce lieu m’évoque une époque heureuse, une innocence perdue…
Même si j’ai grandi depuis, je ne peux résister à l’envie de m’asseoir sur le ponton à côté de Charles. Seuls quelques cris d’oiseau qui résonnent par-delà les arbres viennent troubler le calme de la matinée.
— Alors, cet endroit vous plaît ? demanda-t-il soudain.
Soulagée qu’il ait remarqué ma présence, j’esquisse un petit sourire.
— Je dois avouer que je ne m’attendais pas à cela. Mais je ne suis pas étonnée…
— Vraiment ? Pourquoi ?
Il jette un petit coup d’œil dans ma direction, comme pour juger de mon expression là où ma voix ne lui suffit pas. Je ramène mes genoux contre ma poitrine et les entoure de mes bras, tandis que je cherche les bons mots pour décrire ce que je ressens. Je murmure enfin :
— J’ai vu ce que le marais fait aux gens… au Palluet et même à Sainte-Madeleine. Mais vous… Vous êtes différent. Le marais auquel vous appartenez ne pouvait pas être le même.
Je secoue aussitôt la tête, confuse :
— Ce que je dis ne fait pas grand sens…
— Ne croyez pas cela. Vous avez sans doute raison. Et vous, est-ce que vous vous verriez habiter ici ?
Je réfléchis un instant avant de répondre :
— Pour de courts séjours… je serais d’accord. À une époque de l’année sans trop de moustiques. Ils doivent grouiller en été.
— En effet…
— Et vous parvenez à les supporter ?
Charles hausse les épaules :
— Ils ne me piquent pas…
Je lève les yeux au ciel : je suis un véritable aérodrome doublé d’un garde-manger pour ces affreuses bestioles. Rien qu’en y songeant, je ne peux m’empêcher de frissonner. Je me change les idées en lançant un coup d’œil vers le seau :
— Vous avez déjà pris quelque chose ?
— Deux brèmes, mais pas bien grosses, malheureusement.
Au moment où il parle, le flotteur plonge… Avec expertise, Charles manœuvre la ligne pour ferrer la proie avant de la ramener. Je le regarde faire en silence, le bouche à demi-ouverte, en osant à peine respirer tant que l’animal n’a pas rejoint ses deux infortunés compagnons.
— Une belle carpe. Ça devrait aller…
— Vous faites cela tous les jours ?
Charles se penche pour récupérer le seau avant de se tourner vers moi :
— Non… seulement quand j’ai envie d’améliorer l’ordinaire.
Je retourne avec lui vers la maisonnette. La fraîcheur du matin s’est un peu dissipée. Même si le soleil ne brille pas, le ciel offre une clarté diffuse, comme si l’astre du jour se cachait timidement sous de fins voiles.
— Est-ce que je peux vous aider ?
— Vous savez vider les poissons ?
— Ce n’est pas ce que je préfère… mais je peux m’y mettre si notre déjeuner est à prix.
Tout en échangeant d’un ton détendu, nous commençons à préparer le repas. Mon hôte me charge de la confection d’un ragoût de légume réalisé avec les derniers produits de son potager et quelques carottes et navets conservés dans des caisses de sable. À défaut de beurre, il me tend un fond de saindoux dans un bocal ainsi que des herbes aromatiques qui viennent du jardin de la Garette. Tandis que je pose le faitout sur le réchaud, Charles fait griller les poissons dans la cheminée.
La chaleur se répand dans la maisonnette et des odeurs de cuisine embaument bientôt l’espace, réveillant mon appétit. Le repas en tête-à-tête, arrosé par le reste du vin de la veille, se déroule dans un silence confortable.
J’en profite pour observer pensivement le jeune homme. Ses capacités de survie dans ce coin perdu loin de toute civilisation m’impressionnent. Je me demande jusqu’à quel point il peut se débrouiller seul. Au bout d’un moment, il s’aperçoit de mon regard insistant.
— Vous avez quelque chose à me dire ?
Je repousse les dernières arêtes sur le bord de l’assiette :
— Est-ce que vous savez coudre un bouton ?
Il affiche une expression surprise, puis amusée :
— Ma mère me l’a appris. Mes parents ont toujours pensé qu’un adulte devait être aussi indépendant que possible, dans tous les domaines. Ma mère était de santé fragile… elle savait qu’elle ne serait pas toujours là pour m’aider… Quant à mon père, il reste une source d’inspiration pour moi. Vous vous doutez pourquoi.
Il plisse légèrement le front :
— Et vous ?
La question me rend perplexe. Je lève les yeux vers les poutres qui soutiennent la toiture de planches :
— Je maîtrise tout ce qu’une femme est censée savoir faire…
— Et cela ne vous semble pas suffisant ?
Après un instant de réflexion, je décide de lui donner une réponse sincère :
— À force de vivre dans une maison privée de présence masculine, il y a des choses que j’ai appris à faire. Changer une ampoule, planter un clou… Si c’était nécessaire, je parviendrais peut-être à changer une roue. Mais je ne pourrais pas réagir face à une panne plus grave… Et je ne suis pas une jardinière émérite.
Charles esquisse un sourire tolérant :
— Beaucoup d’hommes ne savent pas réparer un moteur. Les femmes apprennent plus de talents utiles que les hommes. Quand on vit seul, on s’en rend vite compte. Il m’arrive plus souvent de rapiécer mes vêtements que de fouiller sous le capot de la camionnette.
J’aime son état d’esprit… L’homme des bois – ou plutôt, du marais – montre une simplicité dénuée d’artifice qui découle sans doute d’un profond sens pratique. Avec lui, je me sens à l’aise, sans crainte de me voir jugée ou méprisée pour ne pas répondre aux critères de perfection qu’on attend de quelqu’un de mon sexe.
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