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tome 1, Chapitre 39 « Terreur nocturne » tome 1, Chapitre 39

Même si je reste immobile, comme paralysée, mon esprit hurle, de terreur, de douleur. Des larmes brûlantes s’échappent d’entre mes doigts. De sa voix grinçante, l’apparition continue de m’accabler, d’enfoncer des doutes dans ma tête comme autant de poignards… Ses lèvres, versions noires et corrompues des miennes, se tordent sur les mots que cette chair morte peine à prononcer. J’essaye désespérément de me relever et de fuir loin du marais, loin de ce mensonge qui s’insinue en moi et me pénètre jusqu’à la moelle, comme un corps noyé dans une eau glacée.

Soudain, un clapotis se fait entendre derrière moi. Mes mains trempées de larmes retombent. Avec raideur, comme un automate rouillé, je me tourne pour voir des formes émerger de l'étendue stagnante. Au départ, je ne distingue que des silhouettes couvertes de boue, avant de m’apercevoir qu’elles portent ce qui ressemble à des uniformes, à part l’un d’eux, en habit de ville. Leur contour dégouline pour se reformer l’instant d’après, comme s’ils ne possédaient pas de réelle substance, qu’ils étaient nés de la fange. Ils avancent par soubresauts saccadés ; à chaque mouvement, leurs membres menacent de se détacher pour s’écraser au sol.

Je les regarde converger vers la créature jubilante, les mains tendues comme s’ils cherchaient à s’emparer d’elle. Lorsqu’elle perçoit leur présence, elle tourne vers eux ses yeux vitreux, mais il est déjà trop tard. Mon double putréfié a disparu. Je sens des doigts visqueux se refermer sur mes bras et mes jambes, me tirer à travers les mares stagnantes et les herbes glacées, sans que je trouve l’énergie de résister. Enfin, arrivées sur une butte de terre qui émerge de ce désert fangeux, elles se regroupent pour me hisser entre les branches d’un arbre mort. En guise de liens, des ronces s’enroulent autour de mes membres, de mon buste, de mon cou, comme des tentacules épineux qui mordent dans ma chair. Mon sang coule, en ruisselets d’une couleur brûlante dans cet univers de gris, de vert et de brun. J’ai beau crier, me débattre, rien n’y fait : je me retrouve suspendue entre l’eau et le ciel, sous le regard vide des spectres de boue, dont la seule bribe de volonté les pousse à assouvir leur vengeance.

Un long hurlement s’échappe de mes lèvres.

***

— Mademoiselle Chaveau ! Mademoiselle Chaveau ?

Je lutte pour m’arracher aux bras qui me maintiennent. Mes paupières se soulèvent pour découvrir le visage inquiet de Noual, penché sur moi.

— Réveillez-vous… Vous étiez en train de faire un cauchemar ! »

Je me redresse brusquement, les joues en feu, et j’essaye de lui échapper en me tortillant, mais il refuse de céder. Mes mains tremblantes tentent de le repousser, mais autant s'attaquer à un chêne.

— Je vous lâcherai quand je serai certain que vous êtes réveillée et cohérente… Vous étiez en train de hurler, alors je suis entré… J’avais peur que vous soyez agressée !

Même si ma lucidité reprend le dessus, le cauchemar reste vif dans mon esprit. Mon regard se promène sur la pièce tirée de la nuit par ma lampe de chevet, puis sur le visage inquiet du jeune homme.

— Je… je suis désolée, monsieur Noual…

Avec un soupir, il me recouche comme une poupée dans le vaste lit et se lève. Je remarque alors qu’il est revêtu d’un pyjama à fines rayures qui le font ressembler à un petit garçon particulièrement grand et velu. Un rire nerveux remonte du fond de ma gorge. D’une main lasse, je frotte mes yeux ensablés.

— Quelle heure est-il ?

— Quatre heures du matin. Vous devriez encore dormir…

Je manque de lui rétorquer que je pourrai très bien me rattraper demain, quand je me rappelle que nous devons nous rendre à l’église. Est-ce qu’Armance paraissait à la messe tous les dimanches ? Est-ce que le père Étienne était au courant de ses actes et la laissait tout de même assister à la célébration, voire communier ? Jusqu’où va l’hypocrisie de ce village ? Je n’ai pas envie de m’y confronter…

D’un autre côté, la perspective de rester seule, même dans la maison accueillante de Célestin, me terrifie… Je préfère me jeter au milieu de la meute avec mes alliés et protecteurs.

— Est-ce que vous pourrez vous rendormir ?

Je retombe sur mes oreillers, le regard posé sur le plafond.

— Je n’en sais rien…

— Vous voulez que je reste ? »

La proposition me semble incongrue… pourtant, je suis tentée de répondre par l’affirmative. Cependant, même à la faible lumière de la lampe, je peux distinguer les cernes sous ses yeux. Je comprends que s’il m’a entendu crier, c’est sans doute parce qu’il n’avait pas réussi à trouver le repos.

— Non, ça ira. Merci !

Mon sourire forcé n’a pas l’air de le convaincre, mais il acquiesce avant de prendre le chemin du couloir. Tandis que le battant se referme sur le dos puissant, je me demande encore une fois quels tourments secrets il dissimule au plus profond de lui. J’espère qu’un jour, il me fera assez confiance pour me les livrer. Quel gage pourrais-je lui donner, lorsque je n’ai pour ma part aucune zone d’ombre dans mon existence banale ? Je ne peux quand même pas lui avouer mes bêtises d’enfant ! Ce serait grotesque…

Contre toute attente, la fatigue me terrasse et le sommeil m’entraîne dans ses rets jusqu’à ce que quelques coups discrets frappés à ma porte me tirent d’un magma de rêves embrouillés qui, contrairement au précédent, ne me laissent aucune impression durable.

— Attendez !

Je me lève et attrape le peignoir drapé sur le dossier de la chaise avant d'aller ouvrir. Je me retrouve face à une petite femme d’une quarantaine d’années, au visage pointu :

— Mademoiselle Chaveau ? Je suis venue vous prévenir que le petit déjeuner est servi en bas !

Devant mon expression surprise, elle esquisse un sourire qui contraste avec son regard triste :

— Je suis Marianne. Je m’occupe du ménage de monsieur Célestin, ainsi que de celui de madame… de monsieur Ferrand.

Elle me plaît bien, avec ses manières franches et simples.

— Je vous remercie… Je suis navrée de vous donner plus de travail que d’habitude !

— Ce n’est pas grave, allons. Éva passera m’aider tantôt. Ça me soulagera.

Éva ? Elle est décidément partout ! Je me morigène en silence : la villageoise au foulard pourpre n’a sans doute pas d’autre moyen de gagner sa vie.

— Tant mieux. Laissez-moi juste le temps de me préparer, et je descends !

Marianne me salue d’un petit signe de tête avant de s’évanouir dans le corridor.


Texte publié par Beatrix, 17 mars 2022 à 01h02
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