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tome 1, Chapitre 20 « Un royaume fétide » tome 1, Chapitre 20

Est-ce que je me suis attendue à cette révélation ? Sans doute… et pourtant, un tremblement parcourt mes mains, avant que je puisse le réprimer. Je repose la tasse pour éviter que son contenu ne sombre sur le sol. Quelques gouttes ont déjà atterri sur ma jupe.

L’assistante d’un intellectuel allemand financé par les nazis… Je comprends mieux cette aura trouble qui l’entourait. Je la connaissais si peu… voire pas du tout. Mon ventre se serre, comme si la culpabilité, celle qu’elle n’a peut-être jamais ressentie, m’inondait à travers ce lien du sang. La honte le dispute à la peur.

Celle que les rares personnes que je fréquente l’apprennent, qu’elles me tournent le dos parce que je suis de la famille d’une collabo. Même si bien des gens ont commis des actes pires encore et que, souvent, ce sont les premiers à juger et condamner.

Après tout, qu’a-t-elle fait de mal à part accepter de l’argent sale ? A-t-elle dénoncé des résistants, ou des juifs ? Ou s’est-elle contentée d’aider Imbach dans ses recherches ? Peut-être qu’elle n’avait pas le choix, qu’elle devait gagner sa vie en ces années difficiles. Je serre les poings, la bouche sèche. On a toujours le choix.

Oui, on a toujours le choix, mais a-t-on pour autant la force de faire le bon ? Je n’en sais rien. La guerre a été dure, avec le décès de mon père, la pénurie, les bombardements, l’ennemi à nos portes. Ni ma mère, ni moi n’avons jamais rien accompli d’héroïque, mais rien de méprisable non plus… Nous avons juste survécu, en cédant parfois aux sirènes du marché noir. Comme tant d’autres…

Célestin respecte mon silence, sans jugement apparent. A-t-il une idée des sentiments qui me déchirent ? Un homme qui a autant vécu sans se laisser envahir par l’amertume et par la haine doit en être capable. Le premier, il reprend la parole :

— Je comprends que cela vous choque. J’ignore dans quelles circonstances elle a été recrutée. Peut-être était-elle déjà son assistante avant la guerre… Je n’ai jamais su comment ils s’étaient rencontrés.

Célestin se tait un instant, comme pour rassembler ses souvenirs, avant de poursuivre :

— Imbach a tenté de réquisitionner un logement chez le maire, pour lui-même, Armance et le lieutenant Weber. Justin… je veux dire, le maire m’a demandé de m’en charger à sa place, en contrepartie de quelques services. Cela ne m’enchantait guère, mais je ne me voyais pas refuser. Les soldats ont trouvé résidence dans les fermes du coin. Imbach a proposé de nous dédommager, mais nous avons refusé.

Malgré sa bonhomie, je devine sa frustration profonde de s’être vu forcer la main, par son beau-frère de surcroît.

— En définitive, nous ne les côtoyions pas tant que cela. Ils passaient beaucoup de temps à interroger les gens des environs et à parcourir la campagne… Et surtout le marais.

Je secoue la tête… tout cela semble insensé…

— Qu’y a-t-il à trouver dans les marais ?

Une nouvelle fois, Célestin se noie dans son thé ; après cette longue pause, il reprend la parole :

— Personne ne peut nier qu’il existe dans le marécage d’étranges vestiges. Même s’ils sont au cœur de bien des légendes, personne avant herr Imbach ne s’était donné la peine de se pencher leur origine réelle. Il faut dire qu’ils ne sont peut-être pas aussi abandonnés qu’on pourrait le croire…

Mes paupières s’écarquillent à cette remarque :

— Pas aussi abandonnés… ? Que voulez-vous dire ?

Ses yeux plongent dans les miens, avec un implacable sérieux :

— Mademoiselle Chaveau, certaines croyances anciennes sont encore bien vivantes… Et c’est sans doute ce qu’herr Imbach a négligé dans cette histoire.

Je suis suspendu à ses lèvres, les mains autour de ma tasse de thé qui commence à refroidir. Je subodore un drame annoncé, quelque part dans les profondeurs glauques de ces étangs croupis. Si je parviens à imaginer le décor, j’éprouve le besoin de mieux connaître les personnages…

— Quelle sorte d’homme était Imbach ?

Célestin prend le temps de réfléchir, avant de répondre enfin :

— Je dirais que c’était quelqu’un de complexe. Mais quel humain ne l’est pas ? Il représentait un étrange mélange d’arrivisme, d’immoralité et de passion… Mais il se montrait parfois naïf et imprudent, tout en s’imaginant qu’il manipulait le reste du monde. À part cela, plutôt bel homme, non dénué de charmes… et il n’hésitait pas à s’en servir.

— Il me fait l’effet d’un individu arrogant.

— Oh, il l’était, même si on ne peut le résumer à cela ! Quant aux militaires, aucun d’entre eux n’avait demandé à quitter son foyer pour être envoyé dans un territoire hostile. Le lieutenant était un garçon poli et discret, qui passait son temps libre à lire ou écrire à sa famille. Il respectait ma condition d’ancien combattant et nous nous entendions assez bien. Même si l’éloignement lui pesait, il jugeait qu’il n’avait pas reçu l’affectation la plus pénible.

— Et Armance, comment était-elle ?

Célestin fronce les sourcils et marque un temps de silence, comme s’il cherchait les bons mots :

— Efficace et dévouée, déclare-t-il enfin. Du moins, en apparence. En fait, c’était une séductrice, qui avait le don de pousser les autres dans la direction qu’elle avait choisie, sans éveiller leurs soupçons. Pour en juger, il aurait fallu prendre du recul pour mieux considérer l’ensemble de ses actes, mais qui est capable de le faire ?

— Vous ?

Mon hôte lève les yeux au ciel.

— Au risque de vous décevoir, mon épouse était plus douée que moi pour déceler ce genre de choses. J’ai parfois tendance à me montrer trop confiant… Ou disons plutôt que j’ai du mal à soupçonner du pire les humains qui m’entourent.

Je prends une longue inspiration :

— Vous craignez que je ne mérite pas votre confiance ?

Célestin éclate de rire :

— Oh, non… C’est plutôt vous qui me faites l’honneur de la vôtre. Vous ne ressemblez pas du tout à votre cousine.

Ces paroles, je les ai entendues dans la bouche de Charles Noual. Pourquoi me choquent-elles moins de la part du vétéran que de celle du solitaire des marais ? Parce que l’un est un veuf d’âge mûr, infirme et bienveillant ? Et l’autre un homme jeune, mystérieux, qui présente un étrange mélange de cordialité et de sauvagerie ?

— Pour revenir à votre cousine, elle avait le don de s’insinuer dans les bonnes grâces des gens du village. En quelques mois, elle a réussi à leur soutirer des secrets dont j’ignorais tout, même après plus de vingt ans. C’est Armance qui est parvenu à faire pénétrer Imbach et son escorte jusqu’au plus profond du marécage… Mais finalement, elle a été la seule à en ressortir.


Texte publié par Beatrix, 28 mai 2021 à 00h07
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