— Tout a commencé au début de l’année 1943. Même si le Palluet est un village reculé, nous avons vu un détachement allemand arriver chez nous. Au milieu des uniformes se trouvait un civil. Un historien…
Je baisse la tête et écoute ses paroles en silence. La guerre paraît étrangement lointaine, comme si ces six années depuis l’armistice avaient compté double ou triple… mais en même temps, elle reste présente, par les conséquences innombrables qu’elle a imprimées dans nos existences : des absences, des cicatrices, des ombres mouvantes, des cauchemars tapis aux carrefours de nos vies… Comment Célestin, qui en a déjà vécu une et y a laissé une part de lui-même, a-t-il pu en traverser une deuxième sans perdre la raison ?
— Vous devez vous demander ce que ces hommes venaient faire là. Leur arrivée à Sainte-Madeleine ne devait rien au hasard. Le régime nazi soutenait les recherches historiques et archéologiques du moment où elles allaient dans le sens de son idéologie. Plus d’un érudit s’est compromis pour profiter de ce soutien, par opportunisme, par ambition, ou simplement pour avoir la possibilité de poursuivre ses travaux… D’autres, par contre, ont embrassé les lubies insensées de ces désaxés au risque de trahir l’esprit même de leur passion.
Certains proféreraient ces paroles en contenant à grand-peine une colère larvée. Célestin manifeste surtout du chagrin et de la lassitude, comme face à un cataclysme récurrent auquel l’on résiste par réflexe de survie, en sachant qu’il reviendra assombrir le monde, quoi que l’on puisse faire.
— N’imaginez pas une troupe nombreuse : seulement une dizaine d’hommes et un civil, Bertold Imbach.
La manière dont il prononce ce nom me laisse penser qu’il va jouer un rôle non négligeable dans la suite de son récit.
— Les militaires qui l’accompagnaient n’avaient rien de particulier… Juste une escorte de soldats de la Wehrmacht, un lieutenant qui avait été instituteur dans la vie civile, un sergent et des hommes du rang. Ils ont d’abord passé plusieurs domaines à Sainte-Madeleine, pour rassembler des éléments d’histoire et de mythes concernant la région. Ils n’ont pas dû être déçus : il existe de terribles légendes à propos du marais, voyez-vous.
J’acquiesce gravement : le peu que j’en ai entendu m’a bien assez troublée.
— Je suppose que leurs commanditaires attendaient d’eux des trouvailles susceptibles d’aider leurs desseins de toutes les manières possibles : qu’il s’agisse d’une caution historique, légendaire ou mystique, d’un trésor caché… Ou peut-être souhaiteraient-ils juste laisser penser qu’ils soutenaient la culture, du moment qu’elles n’entraient pas en contradiction avec leur vision des choses. J’ignore quels racontars Imbach avait dû leur servir pour leur faire croire qu’il pouvait découvrir des réponses à Sainte Madeleine et au Palluet. Peut-être les a-t-il persuadés qu’il existait vraiment, au cœur des marais, un serpent gigantesque qui couvait une énorme pierre précieuse.
Voilà un mythe que je n’ai pas encore entendu. Ce n’est pas surprenant qu’il enflamme les imaginations. Malgré tout, je trouve ridicule l’idée que quelqu’un puisse prêter un fond de vérité à cette histoire. Cela équivaut à penser que les citrouilles peuvent réellement se changer en carrosse. Cela dit, l’image d’un monstrueux reptile sous les eaux verdâtres reste bien plus effrayante que celle d’un légume géant.
Malgré tout, tout ceci ne répond pas à la question au centre de toute cette affaire :
— Quel rapport avec ma cousine ?
Dans la cuisine, la bouilloire se met à siffler. Célestin semble presque soulagé de l’interruption. Tandis qu’il s’éloigne pour préparer le thé, je sens l’angoisse monter en moi. Quelque chose me souffle que ses révélations ne vont pas me plaire, en particulier celles qui concernent l’implication d’Armance dans les faits que mon hôte a commencé à narrer. Cela m’inquiète bien plus que le serpent sous le marais ou le joyau qu’il conserve précieusement.
Mes yeux errent sans but et s’accrochent brièvement aux meubles et aux objets de la pièce, sans toutefois s’arrêter sur quoi que ce soit. Mes doigts agrippent ma jupe avec une telle force que je crains que le tissu ne finisse par se déchirer.
Enfin, Armand Célestin revient dans le salon, avec un plateau en équilibre précaire sur son bras unique ; je me lève d’instinct pour lui venir en aide, mais son expression m’intime avec douceur de ne pas intervenir. Avec une habileté qui me surprend, il pose le plateau sur la table basse, sans renverser la théière emplie d’eau fumante, ni le sucrier, ni le pot à lait.
— Vous aimez le thé léger, ou souhaitez-vous que nous le laissions infuser encore un peu ?
— Léger, s’il vous plaît…
— Très bien.
Je le regarde me servir, avec cette même habilité à utiliser cette main survivante qu’il a dû cultiver par nécessité au fil des années.
— Prendrez-vous du sucre, du lait ?
— Non, merci. C’est parfait comme cela.
— Très bien.
Le service est en porcelaine, assez ordinaire, avec un décor bleu sur fond blanc. Certaines pièces portent de fêlures et des ébréchures, mais cela ne le dépare pas ; au contraire, il en acquiert une âme… Âme que je n’ai pas trouvée parmi les possessions d’Armance. Je commence à en soupçonner la raison.
À peine ai-je trempé les lèvres dans le liquide ambré que je comprends l’engouement de Célestin pour le thé « goût russe ». Même peu infusé, le thé a libéré un parfum puissant, un peu âpre, mais profond et fruité, qu’une note subtile d’agrume vient rafraîchir. Je ne suis pas une connaisseuse en la matière, mais je suis surprise par le plaisir que je prends à le déguster. Le vétéran m’observe d’un œil amusé et satisfait, avant de redevenir grave.
— La suite va peut-être vous choquer, mademoiselle Chaveau, mais attendez d’avoir écouté l’histoire entière avant de vous faire une opinion. Elle est toujours plus complexe que la narration qu’on en fait.
Le mutilé de guerre sirote une nouvelle gorgée de thé et la savoure longuement, avant de poursuivre enfin :
— Vous me demandiez quel était le rapport avec votre cousine. Il se trouve qu’elle était la secrétaire et l’assistante d’Imbach.
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