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tome 1, Chapitre 18 « Armand Célestin » tome 1, Chapitre 18

Le propriétaire des lieux s’efface pour me laisser entrer. En dépit du temps gris et couvert, une étonnante clarté règne dans la maison. La porte donne directement sur un salon aux murs illuminés par des arabesques blanches et jaune d’or. Quelques meubles élégants l’habitent sans empiéter sur l’espace : une bibliothèque bien garnie, un canapé de velours vert amande devant une table basse et, dans un coin, un bureau scriban jonché de feuilles à demi noircies. Je me demande s’il est écrivain, comme Armance.

— Je ne me suis pas présenté, remarque-t-il. Armand Célestin.

Je n’éprouve aucune peine à lui rendre cette poignée de main ferme, mais douce. Ses yeux prennent un éclat amusé.

— Je suis bien bête… Vous devez déjà le savoir, puisque vous êtes ici. Que puis-je pour vous ?

J’hésite un moment, avant d’expliquer :

— Monsieur Peyrac m’a dit que vous pourriez répondre à mes questions.

Je m’attends à ce qu’il me demande des précisions, mais il se contente de me désigner le canapé :

— Asseyez-vous donc. Voulez-vous quelque chose à boire ? Je m’apprêtais à faire du thé…

La gêne m’envahit soudain, réveillant ma timidité :

— Ce n’est pas la peine. Je ne veux pas vous importuner…

— Ne vous inquiétez pas… Je suis tout à fait capable de m’occuper d’un invité. Depuis 1917, j’ai eu le temps d’apprendre à me débrouiller !

Son ton a pris un accent facétieux. L’entendre évoquer avec autant de liberté son infirmité me rassure. Je lui offre un sourire :

— Dans ce cas, ce sera volontiers !

— Très bien ! Quel thé préférez-vous ?

J’esquisse une petite grimace :

— Je ne suis pas une grande connaisseuse. Ce que vous voudrez.

— Très bien. Pour ma part, je suis adepte du goût russe… Un peu plus relevé que l’Earl Grey à mon sens, mais… Bien, je vais arrêter de bavarder et m’en occuper de suite. Mettez-vous à l’aise. Nous pourrons commencer à discuter pendant que l’eau chauffe.

J’éprouve un profond réconfort à découvrir cette bulle de chaleur et de raffinement en plein milieu de l’univers âpre du Palluet. Tout en ôtant mon manteau et en l’accrochant à la patère près de la porte, je me demande comment ce vétéran distingué a pu atterrir à cet endroit… De toute évidence, le maire doit priser son conseil, pour avoir sollicité son avis après la disparition de ma cousine. Malgré tout, une part de moi reste sur le qui-vive…

Mon hôte quitte la pièce ; je l’entends s’affairer dans la cuisine puis il revient s’asseoir à l’autre bout du canapé, légèrement tourné vers moi :

— Bien. Qu’est-ce que ce cher Antoine vous a dit à mon propos ?

Je déglutis un peu péniblement, avant de répondre avec hésitation :

— Selon lui, vous êtes le seul qui acceptera de me parler des terribles secrets du Palluet…

— Des terribles secrets…

Il a répété ces mots d’un air pensif, plus comme s’il creusait sa mémoire que s’il s’étonnait de mon choix d’expression. Je me hâte de rectifier :

— Il ne l’a pas vraiment dit en ces termes…

— Je m’en doute bien. »

Mes poings se serrent sur mes genoux ; je prends une profonde respiration avant d’ajouter :

— Je n’ai pas envie de tout savoir… Juste de comprendre deux ou trois choses concernant Armance. L’attitude des gens envers moi est pour le moins étrange… et je m’interroge beaucoup.

Célestin incline la tête gravement :

— Que vous a-t-on dit ?

Un sourire amer joue sur mes lèvres :

— À part le fait que je lui ressemblais ?

Les yeux attentifs de Célestin scrutent mon visage un instant :

— Vous avez… un air de famille. Mais il se limite aux apparences. Votre caractère me semble très différent de celui d’Armance.

Mes yeux se lèvent vers le plafond ; je comprends le fond de cette remarque, mais ce n’est pas ce que je suis venue chercher :

— Pouvez-vous m’en dire plus sur son caractère, justement ?

Le vétéran marque une pause avant de demander :

— Dans quelle mesure la connaissiez-vous ?

Je me mordille la lèvre :

— Peu, je dois l’avouer… Je n’ai pas beaucoup de souvenirs d’elle. Elle était plus âgée que moi, et elle ne s’intéressait pas vraiment à la fillette timide que j’étais. Par contre, je la trouvais…

Je laisse la phrase en suspens en attendant de trouver les mots justes. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’elle était belle, mais elle possédait de la présence et même une aura que je pourrais qualifier, a posteriori, de séductrice…

— Je vois, murmure Célestin en m’observant.

Est-ce qu’il a lu dans mes pensées ? Ou a-t-il deviné à mon attitude le tour de mes réflexions ?

— J’habite ici depuis près de trente ans, et encore beaucoup de choses m’échappent. Armance Chaveau en faisait partie…

J’opine, un peu déçue, même si je devine qu’il ne m’a pas encore tout dit. Ma curiosité prend voix avant que je puisse la retenir :

— Pourquoi êtes-vous venu vivre ici, monsieur Célestin ?

Le vétéran ne semble pas indisposé par ma question et répond avec obligeance :

— Vous devez vous demander comment j’ai pu atterrir en un lieu pareil ! La raison est simple, pourtant : mon épouse était originaire du Palluet, la sœur aînée de notre maire. J’ai vite compris qu’elle ne me suivrait pas loin de son village natal et de sa famille, et que je n’avais d’autre choix que de m’installer ici. Même à présent qu’elle est partie, je ne m’imagine plus vivre ailleurs.

Il marque une pause avant d’ajouter :

— Je ne dirai pas que tout le monde a apprécié son choix… Un homme de la ville, infirme de surcroît… Mais j’ai su me rendre indispensable. Je possède, semble-t-il, une capacité innée à démêler les écheveaux administratifs et à aligner des chiffres…

J’écarquille les yeux, un peu surprise :

— Vous êtes comptable ?

Célestin éclate de rire :

— Cela a l’air de vous surprendre ! Disons que je rends quelques services en ce domaine. De plus, tout le monde n’a pas une maîtrise parfaite de l’écriture… voire de la lecture. Cela ne me rapporte pas énormément, mais j’ai un peu de bien par ailleurs et tant que je peux me fournir en thé de qualité…

Malgré les ombres qui planent sur le village et la sourde inquiétude qui m’accompagne à chaque pas, j’éclate de rire. Il émane de l’homme une intense joie de vivre, qui peut sembler étrange de la part de quelqu’un qui a vu l’enfer de si près… Peut-être que cette expérience terrible lui a appris à profiter de chaque jour comme s’il s’agissait du dernier.

— Mais assez parlé de moi. Revenons à Armance. Vous devez savoir comment elle est arrivée ici et, surtout, pourquoi elle y est restée…

Sa voix prend une gravité soudaine :

— Ce que vous allez apprendre vous choquera sans doute. Êtes-vous – vous prête à l’entendre ?

Déjà, mon imagination projette dans mon esprit des images dignes d’un roman d’horreur… malgré tout, j’acquiesce résolument.


Texte publié par Beatrix, 14 mai 2021 à 22h49
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