La soirée se déroule dans un calme presque troublant. Je finis de faire cuire ma soupe puis la déguste avec un peu de pain avant d’aller me coucher. Devant la porte de la chambre, l’hésitation me saisit de nouveau, tandis qu’une crainte irraisonnée éclot dans mon esprit : et si je trouvais le corps dans le lit ? Si quelqu’un nourrit envers moi des intentions malveillantes, il ne reculera pas face à ce genre de mise en scène macabre !
Mon cœur s’affole dans ma poitrine. Au bout d’un moment, je prends une longue inspiration et ouvre brusquement le battant avant d’appuyer sur l’interrupteur. La lumière crue se déverse dans la pièce ; sur le lit, je n’aperçois que l’édredon. Avec un soupir, je plonge mon visage entre mes mains. Je commence à devenir un peu folle… Mon imagination me joue des tours. Au moins, je ne suis pas arrivée au stade des hallucinations. Je me contente des cauchemars, et c’est déjà plus que je ne peux en supporter. Quand je me glisse entre les draps, c’est avec l’espoir d’une nuit sans rêves, ou du moins, peuplée de songes banals et ordinaires qui s’évaporeront au réveil.
Avant de pouvoir fermer l’œil, je me tourne et retourne, en proie à une angoisse diffuse. Je suis tentée d’allumer pour lire, mais j’ai besoin de sommeil si je veux affronter la suite de mon séjour. Je me demande encore une fois pourquoi je n’ai pas sauté dans ma voiture pour m’enfuir loin de cet endroit horrible… mais quelque chose me retient. La curiosité, peut-être… Quand, enfin, la fatigue me terrasse, le bruit de l’eau qui coule accompagne mes derniers moments lucides.
De nouveau, je suis au milieu des marécages. Le silence règne toujours sur la vaste étendue aqueuse. Cette fois, je demeure immobile sur une petite élévation de terre, à pied sec, entre deux arbres dont les racines lapent la boue du rivage. Une brume épaisse s’est posée sur le marais. Au-delà de quelques mètres, le monde disparaît dans un néant ouateux.
Pourtant, je scrute le paysage, comme si mon regard pouvait percer le brouillard, sans savoir vraiment ce que je cherche… Je finis par apercevoir une silhouette sombre qui émerge de l’eau, comme une souche à demi noyée. Je m’avance alors, indifférente au liquide glacé qui avale mes jambes. Des volutes blanches tourbillonnent autour de moi ; elles se retirent sur mon passage, comme pour me tracer un chemin entre les aires vaseuses hérissées de joncs et les monticules de végétation en putréfaction. Enfin, je me trouve assez près pour mieux distinguer la forme mystérieuse.
Un corps humain, immergé jusqu’à la taille, les deux bras écartés comme pour en caresser la surface. Figé par l’appréhension, j’ose à peine respirer. C’est une femme, avec de longs cheveux noirs détrempés, vêtue d’une robe rouge constellée de taches plus sombres. De la boue… ou autre chose ?
Un frémissement parcourt le dos mince ; puis, lentement, l’inconnue se retourne. Cette fois, je n’éprouve aucune surprise devant sa face grisâtre et ses yeux vitreux ; je m’attends même à ce sourire qui étire ses lèvres craquelées. Sa tête s’incline sur le côté, ou plutôt, elle tombe pour former un angle anormal avec son cou. Sa main droite se lève ; les doigts se recroquevillent comme pour me faire signe d’approcher…
Je ne ressens aucune terreur, juste un étrange détachement. Le visage en face de moi me ressemble, mais je peux voir à présent qu’il ne s’agit pas du mien. Pas tout à fait. Une vague de soulagement s’empare de moi… J’ai enfin retrouvé Armance. Je pourrai ramener où elle aurait toujours dû rester.
— La réponse est dans le marais. Elle l’a toujours été…
C’est une voix grave, aux accents distingués, qui vient de s’élever derrière moi. Quand je me retourne, je découvre l’homme de la mairie, le manchot qui dégageait une aura si rassurante. Il me désigne quelque chose au loin. J’aperçois, sur une éminence de terre, la forme d’une petite chapelle de pierre grise. La végétation a pris d’assaut les murs ; les fenêtres béantes ressemblent à des orbites aveugles qui m’observent à distance.
Je me réveille plus interloquée qu’effrayée. Mes mains se pressent contre mes tempes, comme si ce geste pouvait remettre de l’ordre dans mes idées. Quel était mon programme de la journée déjà ? Je m’en rappelle à présent… Me rendre chez cet homme dont l’instituteur m’a indiqué le nom. Armand Célestin. Après un coup d’œil vers mon réveil de voyage, j’estime qu’il est bien trop tôt pour rendre visite à un inconnu. J’attendrai dix heures pour quitter le logis d’Armance et me diriger vers la maison de brique brune. Avant de sortir, je vérifie que la photo se trouve toujours dans la poche de mon manteau. Peut-être aurais-je dû interroger le cantonnier à son sujet, mais je ne voulais pas risquer qu’il veuille la récupérer pour une obscure raison.
Je l’examine de nouveau à la lumière matinale : elle correspond parfaitement à ce que j’ai aperçu dans mon rêve. Une nouvelle fois, je m’interroge sur les raisons de sa présence dans le cercueil d’Armance, sur ce nom germanique et sur cette date qui doit désigner l’époque de la prise de vue. Dans un coin, je remarque un petit chiffre qui m’avait échappé : 9/12. Est-ce une autre date ? Ou une numérotation qui indique qu’elle est tirée d’une série ? Encore une énigme à explorer.
Deux heures plus tard, je quitte la maison d’Armance pour me diriger vers La Garette. En ce samedi matin, le village semble un peu plus animé. Deux femmes passent dans la rue. L’une porte le même type de vêtements qu’Eva Rochère, mais sans sans aucune trace de couleur. La seconde, par contre, arbore des habits qui devaient représenter le sommet de l’élégance juste avant la guerre : un manteau anthracite qui bât ses chevilles, un foulard soigneusement enroulé autour de son cou et un double rang de perles de jais. Sa volonté de paraître me fait supposer qu’il s’agit de l’épouse d’un notable… Du maire, probablement. Je me demande où elles peuvent bien aller dans ce village sans commerce. Peut-être effectuent-elles une visite de courtoisie à l’une de leurs voisines… Dans tous les cas, c’est leur affaire.
Arrivée à leur hauteur, je les salue ; elles me répondent d’un air compassé pour la plus rurale, et avec une amabilité exagérée pour la « notable ». Bien après les avoir croisées, je sens leur regard peser sur mon dos et leurs chuchotements empressés bruissent encore pendant un moment. La tête haute, je poursuis ma route. Un peu plus loin apparaît le foulard pourpre d’Eva Rochère. Je suis presque soulagée d’enfin la revoir. Je commençais à me demander si je la croiserais de nouveau. Après tout, le notaire a confirmé qu’elle s’occupait du ménage d’Armance… Peut-être saura-t-elle quelque chose sur l’origine de la photo.
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