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tome 1, Chapitre 13 « Une disparition absurde » tome 1, Chapitre 13

Je demeure un long moment silencieuse, en me demandant si je suis victime d’une mauvaise blague, ou si le sort s’acharne à rendre cette affaire de plus en plus en plus bizarre. J’ai beau scruter le visage couperosé en face de moi, les yeux gris m’offrent un regard désarmant de candeur. Non, le cantonnier-fossoyeur ne ment pas. Si plaisanterie – ou toute autre action malveillante – il y a eu, c’est à ses dépens autant qu’aux miens.

— Vous êtes certain que personne n’a pu… le bouger ?

Il déglutit avec peine avant de répondre :

— J’vois pas qui… On m’a d’mandé de vous chercher pour aller à la mairie.

Un second entretien pour la journée, cela commence à faire beaucoup. Je devrais sans doute me sentir choquée, mais j’éprouve surtout un mélange de fatigue et de confusion. Avec un sang froid qui me surprend, j’ôte la soupière du feu.

— Je viens…

Ma voix ressemble à un soupir… Suis-je vraiment au Palluet depuis la veille ? Il s’est passé tant de choses aujourd’hui que j’ai le sentiment de vivre un rêve éveillé… ou plutôt, un cauchemar. Comme pour ajouter à cette sensation d’irréalité, je crois entendre de nouveau la rivière couler derrière la cheminée. Je n’ai plus qu’une envie : fuir cet endroit. J’attrape mon manteau et suis Castanier au-dehors ; c’est à peine si je trouve l’énergie de donner un tour de clef.

Nous remontons la rue jusqu’à un bâtiment de pierre taillée avec régularité, qui doit dater de la fin du siècle dernier. Seuls la porte à double battant, les trois marches solennelles et le mot « mairie » inscrit au-dessus de l’entrée permettent d’identifier son usage.

L’un des battants est ouvert ; je pénètre dans un hall sombre qui sent le renfermé et le papier humide. Un bruit de voix m’attire vers une pièce sur la gauche ; à mon grand soulagement, avec ses murs blancs et ses deux larges fenêtres, elle se révèle plus claire et agréable que le corridor. Un homme brun d’une quarantaine d’années, atteint d’un léger embonpoint, s’avance vers moi. La large écharpe tricolore qui barre son torse laisse peu de doutes sa fonction. Le maire saisit ma main entre les siennes et la serre comme pour me réconforter :

— Mademoiselle Chaveau… je suis tellement désolé ! Je ne comprends pas ce qui a pu se passer… Je peux vous assurer que nous ferons tout notre possible pour éclaircir cette affaire ! Ernest ?

Un personnage petit, mince, le nez en pointe, fourré dans un uniforme à boutons de métal lustré apparaît à ses côtés. Il tourne et retourne son képi entre ses mains nerveuses.

— Voici Ernest Provins, notre garde champêtre. Il va tirer tout cela au clair !

— Ne vous inquiétez pas, pépie le représentant de la loi, c’est sans doute un malentendu ! »

Bien sûr… Une défunte qui s’évanouit, ça ne peut être qu’un malentendu. Je pourrais hurler, crier au scandale, demander justice et menacer d’alerter la gendarmerie la plus proche, mais cela ne servirait sans doute à rien. On me jugerait folle ou hystérique…

Les autorités, ou du moins ce qui en tient compte dans ce lieu perdu, ont l’air de prendre l’affaire au sérieux. Est-ce que cela signifie qu’elles vont rechercher activement qui a volé le corps d’Armance ? Je ne suis même pas certaine qu’elles disposent des moyens nécessaires pour le faire. D’ailleurs, par où commence-t-on quand un cadavre est dérobé ? Nous ne sommes pas dans l’un de ces romans-feuilletons où le hasard fait bien les choses.

— Mademoiselle Chaveau…

Une voix bien timbrée attire mon attention vers un individu dont je n’ai pas remarqué la présence. Un homme d’une cinquantaine d’années peut-être, dont les traits puissants, mais aimables disparaissent sous une barbe, plus courte et mieux taillée que celle de Charles Noual. Il porte un pardessus élégant, dont la manche gauche a été repliée et épinglée sur l’épaule. Je m’efforce de ne pas m’attarder à ce détail et le salue d’un signe de tête. Ce n’est pas comme si, après deux guerres, je n’avais jamais croisé de mutilés. L’inconnu m’adresse un sourire d’une bienveillance qui ne me semble pas feinte. D’une certaine manière, il ne cadre pas avec ce village…

— Je suis certain que ces messieurs découvriront vite ce qui s’est passé. En attendant, je vous conseille de vous reposer. Vous ne pouvez rien faire de plus pour l’instant.

Venant de n’importe qui d’autre, ces mots lénifiants m’auraient horripilée… mais cet homme me rassure ; sa voix grave et douce m’apaise étrangement. J’ai envie de suivre son conseil, même si je ne perçois aucune autorité dans ses paroles.

— Si cette affaire ne se résout pas dans un délai convenable, vous pourrez aviser. En attendant, essayez de ne pas vous faire trop de mauvais sang.

— Notre ami a raison, renchérit le maire. Nous ne pouvions pas vous laisser dans l’ignorance de cette disparition, mais nous ne voulons pas non plus vous causer trop de tracas. Il y a sans doute une explication toute simple.

J’acquiesce malgré moi. Après avoir rapidement salué les trois hommes, je quitte la mairie. Déjà, au-dehors, le ciel s’assombrit. Alors que je me dirige vers la sortie, je me demande qui peut être le mystérieux manchot. Pourquoi ne s’est-il pas présenté ? Que cache cette attitude qui semble destinée à m’amadouer ?

Toute à mes pensées, je manque de heurter Castanier, qui m’a attendue à la porte. Il pose sur moi un regard interrogateur, comme si je pouvais lui apporter des réponses qui me font hélas défaut. Malgré tout, je refuse de me sentir vaincue.

— Monsieur Castanier, pouvez-vous me montrer où se trouvait le corps d’Arm… de mademoiselle Chaveau ?

— Vous êtes sûre…

— Oui, ne vous inquiétez pas ! »

Une fois encore, il me guide vers ma destination, qui nous entraîne vers la chapelle. Les mots d’Éva me reviennent en mémoire : le corps a été placé dans une remise située dans l’enceinte du cimetière, si je me souviens bien… J’aperçois un muret surmonté d’une grille, qui laisse apparaître le sommet de croix, certaines vénérables, d’autres visiblement plus récentes. Castanier pousse le portillon et se dirige vers un bâtiment de planches accolé à une minuscule maisonnette. Un simple cadenas ferme la porte de bois.

Je suis sans doute en train de commettre une erreur magistrale, mais peu importe… Une fois le cadenas déverrouillé, je pénètre à la suite du cantonnier dans l’antre de la mort.


Texte publié par Beatrix, 12 mars 2021 à 01h09
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