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tome 1, Chapitre 11 « L'avertissement » tome 1, Chapitre 11

Je parviens à regagner la maison du docteur sans même y songer, comme si mes pieds retrouvaient seuls le chemin. Mon esprit, lui, demeure auprès de Charles Noual et de l’immense frustration que j’éprouve après sa dernière remarque. J’hésite devant le portillon ; est-ce que je dois le pousser ? Je repère une plaque de métal sur le pilier, qui indique l’existence du cabinet. Passer la grille ne représentera donc pas une violation de propriété. Je constate avec amertume que j’ai perdu la hardiesse qui m’avait portée à accepter la proposition de Noual… C’est avec timidité que je tourne la poignée et que je m’engage sur une étroite allée dallée.

La porte à l’anglaise, avec sa peinture bleue, jure avec le pavillon de meulière, qui détonne lui-même parmi les colombages et les murs de brique du reste du quartier. C’est comme si son constructeur avait voulu se persuader qu’il habitait une véritable ville. À présent que j’ai eu l’occasion de visiter Sainte-Madeleine, ce détail me frappe beaucoup plus. Je m’apprête à actionner la sonnette quand le battant s’ouvre sur le docteur Laurent :

— Ah, mademoiselle Chaveau. J’allais justement partir à votre recherche.

Le sang afflue dans mes joues ; ce manque de confiance m’offusque. Sainte-Madeleine n’est pas si grand ! Si je ne me perds pas dans Paris, il n’y a aucune raison pour que je m’égare ici !

— J’ai terminé mes consultations sur place pour aujourd’hui, poursuit-il, et je pensais partir un peu plus tôt pour vous raccompagner.

J’admets son explication et balbutie un remerciement, un peu surprise malgré tout qu’il ne me laisse pas pénétrer dans son cabinet. Me voit-il comme une intruse, ou souhaite-t-il juste, comme il l’a dit, gagner du temps ? Je me sens soudain très fatiguée, même si nous ne sommes qu’au début de l’après-midi. Je suis le docteur en direction de la Peugeot et me glisse dans le fauteuil à côté de lui.

— Rappelez-moi de nous arrêter pour prendre de l’essence, me prévient-il en démarrant.

— À la station qui est à la sortie de la ville ?

— Oui, il n’y en a pas d’autres…

Je me tasse contre le dossier, avec l’impression désagréable de passer pour une sotte. Le médecin n’avait sans doute pas l’intention de souligner ma stupidité, mais il m’en faut peu ces jours-ci pour me plonger dans le malaise. La station en question se résume à deux pompes devant un minuscule garage ; un jeune homme coiffé d’une casquette, une cigarette pendant aux lèvres, vient faire le plein et remplit obligeamment le bidon du docteur. Une fois que nous sommes repartis, je me tourne vers Laurent :

— Combien vous dois-je ?

— Ne vous inquiétez pas pour cela. Je vous l’offre de bon cœur.

Au moins, Charles Noual m’a laissé en décider… D’un autre côté, l’homme des bois – ou plutôt des marais – ne dispose pas des revenus d’un médecin, même de campagne. Nous poursuivons la route en silence. Mon chauffeur est le premier à le rompre :

— Écoutez, ce que je vais vous dire risque d’être… embarrassant. Voire effrayant pour vous. Peut-être que je vais vous faire paniquer pour peu de choses…

Je me demande où il veut en venir. Emprunter des chemins détournés pour annoncer une vérité désagréable n’a jamais ménagé personne. En ce qui me concerne, cela ne fait que me hérisser les nerfs un par un. Mes mains se crispent sur mes genoux, tandis que l’ambiance s’alourdit.

— Vous savez que la mort de votre cousine est accidentelle. Une mauvaise chute… Rien ne semble indiquer que cela pourrait être autre chose… et comme je vous l’ai déjà dit, j’ai moi-même examiné le corps. Malgré tout, je ne peux exclure la possibilité qu’elle ait pu être attaquée…

Lentement, mes articulations se détendent… je suis surprise de la sérénité avec laquelle j’accueille cette affirmation. Sans doute parce que, quelque part au fond de moi, j’ai déjà envisagé cette possibilité, et pas seulement à cause de mes cauchemars.

— Qu’est-ce qui peut vous faire penser que quelqu’un aurait pu vouloir sa mort ?

Même si le docteur a fort bien entendu ma question, il continue à conduire en silence pendant un moment avant de me répondre :

— Si vous souhaitez savoir si je soupçonne quelqu’un… pas vraiment. Dans un petit village comme le Palluet, il existe forcément de rancœurs et des inimitiés. Mais au point de pousser au meurtre, j’en serais surpris.

— Mais ce n’est pas impossible non plus… ?

Il jette un bref coup d’œil dans ma direction et soupire :

— Bien sûr que non. Je ne peux exclure qu’elle ait fait une mauvaise rencontre dans la campagne autour du village. Un vagabond qui aurait tenté de l’agresser… Pour la voler ou bien…

Il laisse la fin de sa phrase en suspens, mais je comprends son non-dit. Je ne suis pas naïve au point d’ignorer ce qui peut arriver à une femme seule sur un chemin isolé. Mes poings se serrent de nouveau ; la question que je refuse de poser emplit ma bouche de cendres.

— Mais une fois encore, à part la blessure qui a provoqué sa mort, je n’ai pas trouvé d’évidence de violence ou de brutalités manifestes…

Je devrais me sentir soulagée…

Je devrais.

— Pourquoi, dans ce cas, pensez-vous que cela pourrait être autre chose qu’un accident ?

Laurent baisse la tête avec un soupir :

— Votre cousine était quelqu’un de singulier… Encore plus pour un petit village comme celui-ci.

— De quoi vivait-elle ?

— Elle écrivait pour une revue, si je me souviens bien.

— Vous savez sur quoi elle travaillait ?

— Oui… je crois.

Il marque une pause, avant de poursuivre :

— Il me semble que cela avait à voir avec… les traditions locales.

Pourquoi l’avouer comme un secret honteux ? Après tout, les légendes restent particulièrement vivaces dans ce coin de France, comme j’ai pu m’en rendre compte.

— Je sais que cela va sembler un peu ridicule, surtout pour une Parisienne telle que vous… repend-il. Ici, les légendes sont encore très présentes et rares sont ceux qui les remettent en cause. Vous avez dû vous en apercevoir… Mais elles ont aussi un volet caché… ténébreux, même.

Je déglutis avec peine avant de demander :

— Vous croyez qu’on aurait pu s’attaquer à elle… à cause de cela ?

Le docteur observe un nouveau silence avant de déclarer enfin :

— Écoutez, je pense… j’espère que sa mort est accidentelle. Mais si tel n’est pas le cas, c’est la raison la plus probable…

Ses doigts pianotent sur le volant.

— Mademoiselle Chaveau… Si vous en entendez parler, ne prenez pas les choses à la légère… vous pourriez le regretter.


Texte publié par Beatrix, 8 mars 2021 à 11h25
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