Mes compagnons demeurent silencieux tout le temps du trajet. Chacun d’entre nous reste plongé dans ses pensées, à faire son deuil du monde qu’il tenait pour acquis. Ce n’est que lorsque nous arrivons dans les environs de la petite ville que j’ouvre enfin les yeux. Je ne suis venu qu’une fois, sans doute par un autre chemin, et rien ne me semble familier.
Le véhicule s’engage dans une rue où se succèdent quelques boutiques : une boulangerie, un bureau de tabac, une boucherie, une épicerie. Charles se gare dans une ruelle adjacente.
— Restez ici. Je vais lui parler.
Il quitte la voiture sans attendre de réponse.
Je demeure seule avec Armand Célestin, qui ne se hâte pas de me faire la conversion, même s'il n’y a pas de cloison entre l’habitacle et l’arrière de la camionnette. Quand le silence est devenu trop lourd, voire étouffant, le vétéran ose enfin le déchirer. Il se lève et se penche vers moi pour murmurer près de mon oreille, comme s’il ne faisait pas confiance à sa voix :
— Comment vous sentez-vous ?
À vrai dire… je n'en ai aucune idée. Physiquement, je reste épuisée et meurtrie, mais ce n’est pas ce qu’il veut savoir. J'hésite à répondre ; j’ai le plus grand mal à démêler ce que je ressens. Je choisis de botter en touche :
— C’est à vous qu’il faudrait demander cela. Vous avez décidé de ce que vous allez faire ?
— Parer au plus pressé. Téléphoner à mon frère qui vit à Saumur, en sollicitant son aide le temps que je règle tous les problèmes administratifs. Sans doute, aller à la gendarmerie afin de savoir si l’on veut toujours vous entendre… Et vous ?
Je hausse les épaules :
— De même. Il va falloir que j’écrive à mon patron pour lui donner ma démission. Peut-être que je pourrai mettre mon appartement en location… cela me fera un revenu en attendant de trouver une situation stable.
— Une situation stable ?
Sa voix s’éloigne de moi, comme s’il s’était redressé sous l’effet de l’étonnement.
— Je vais quitter mon travail. Je veux rester…
L’hésitation me noue la gorge ; la question d’Armand m’oblige à comprendre le côté inconsidéré de ma décision. Je risque d'imposer ma présence à des personnes qui m’apprécient, mais pour qui je demeure une étrangère. Je crains de rendre leur situation déjà compliquée plus délicate encore.
— Rester avec Charles ?
La voix d’Armand est douce, compréhensive. Un mélange de gêne et de honte me consume ; j’enfouis mon visage brûlant entre mes mains glacées.
— C’est si difficile à avouer, mon enfant ? reprend-il, toujours sur le même ton.
— Je ne sais pas ce qu’il en pense. Nous n’avons pas éclairci la situation avec la gendarmerie. Vous ne possédez plus rien…
Armand laisse échapper un léger rire :
— Comme je vous l’ai dit, il me reste l’essentiel. Mon fils. Et une amie qui m’est devenue chère. Je devrais sans doute vous expliquer que votre attitude relève d’une inconscience totale… mais vous êtes jeune, et il est bien trop tôt pour vous enterrer dans une vie terne et sans relief. Si vous faites le choix de nous accompagner, je vous soutiendrai pleinement, et je ne dois pas me tromper beaucoup en affirmant qu’il en sera de même pour Charles.
Quand Charles refait son apparition, ces mots vibrent encore dans le silence.
— Venez. L'appartement où je logeais au-dessus de la boutique est toujours libre, et il accepte de nous le prêter, le temps que tes affaires soient réglées. Par contre… il ne faut pas s’attendre à beaucoup de confort…
Courcel, un homme d’âge moyen aux cheveux rares et à la moustache conquérante, nous conduit par un petit escalier étroit à deux pièces fanées, garnies de meubles dépareillés. Un lit dont les ressorts sont visibles même à travers le couvre-pieds, un vieux canapé affaissé, un lavabo dans un coin qui ne doit fournir que de l’eau froide, des ampoules nues comme seul éclairage. Pour les toilettes, il faut descendre au rez-de-chaussée pour utiliser celles du magasin. Malgré tout, le tuyau du poêle qui monte de l’étage inférieur y diffuse une douce chaleur ; dans une armoire cabossée s'entassent des couvertures et draps qui sentant la naphtaline. C’est mieux que rien. Après avoir passé autant de temps sous terre, je trouve l’endroit plus qu’acceptable. L’épicier nous confie la clef, avant de retourner à ses occupations.
Au moins pouvons-nous nous asseoir et discuter de la suite. J’ai gardé sur moi l’argent liquide qu’il me restait, de quoi me payer une chambre d’hôtel bon marché pendant quelques jours, en plus de mes repas et d'éventuels frais imprévus, mais Charles refuse que je les dépense.
— J’ai trouvé un arrangement avec Albert, explique-t-il. Je vais lui donner un coup de main avec la boutique, et en échange, nous aurons de quoi nous nourrir le temps que je récupère mes économies à la cabane.
Quand nous essayons de protester, en lui rappelant qu’il est blessé et qu’il est censé se reposer, il se contente de hausser les épaules.
— Ce n’est pas mettre quelques boîtes dans des rayonnages qui va me tuer, rétorque-t-il.
Ce soir-là, nous nous couchons tôt. Le canapé est convertible et les deux hommes s’en arrangent, en me laissant le lit. Je m’endors comme une masse ; quand je me réveille le lendemain, c’est avec le souvenir diffus de rêves ordinaires.
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