Pendant ce temps, Célestin poursuit son récit :
— Ils ont même invoqué le fait que tu vivais des semaines entières au milieu des marais ! Comme s’ils te connaissaient mieux que moi !
Il inspire profondément pour calmer son irritation et reprend :
— Même quand je leur ai dit que ma maison avait été volontairement incendiée, ils n’ont rien voulu savoir. Il a fallu que je leur rappelle mon statut d’ancien combattant et que je les menace de téléphoner à quelques relations bien placées pour qu’ils acceptent enfin de bouger ! Mais bien sûr, quand ils ont parcouru le Palluet, ils n’ont rien vu de suspect… À part qu’il semblait rester peu de gens dans le village, mais leurs parents et amis avaient tous une excellente raison d’expliquer leur absence. Même le garde-chasse n’a rien trouvé à répondre, et je n’en suis pas surpris ! Ils ont décidé de faire une vague battue dans les environs, au cas où vous auriez été victimes d’un accident.
Sous les accents scandalisés de Célestin, je perçois une certaine résignation : bien entendu, à Sainte-Madeleine, personne ne se mêle des affaires du Palluet, à moins d’y être contraint.
Charles secoue lentement la tête :
— Les meurtres, les tentatives de meurtre… cela leur est égal ? Ils vont devoir faire face à une situation bien plus grave qu’ils s’y attendent !
En quelques mots, il explique à son père ce qu’il s’est passé entre le moment où nous avons quitté la maison et notre retour. J’écoute sa voix, douce et triste, avec une étrange distance, sans doute un réflexe pour ne pas revivre toute l’horreur du gouffre. Je dois lutter contre l’épuisement qui me tire dans les profondeurs chaudes et ouatées de la couverture, pour finir par plonger dans un sommeil fébrile et coupé d’accès de toux. Lorsque je me réveille, secouée par une main sur mon épaule, le docteur Laurent est arrivé. Il jette sur nous un regard indéfinissable.
Je n’ai plus autant de griefs contre lui. Je comprends à présent ses paroles, non comme des menaces, mais des avertissements que j’aurais dû suivre. Malgré tout, il se garde de tout commentaire. Une seconde tasse de thé devant moi, j’attends qu’il ait terminé de s’occuper de Charles, avec qui il s’est retiré dans l’un des petits salons. J’ai insisté pour qu’il soit soigné le premier, en dépit de ses protestations.
Quand le médecin reparaît, Célestin et moi nous tournons vers lui d’un même geste. Le docteur Laurent précède nos questions :
— Il n’y a rien d’inquiétant, déclare-t-il de ce ton froid qui le caractérise. La blessure n’est pas profonde, même si la perte de sang l’a affaibli et qu'une infection est possible, après avoir pataugé dans toute cette eau fétide. Je vais lui prescrire des antibiotiques à titre préventif. À part cela, il a besoin de repos, mais étant donné sa constitution, je ne m'en fais pas trop.
Il dirige vers moi un regard sévère.
— À vous, mademoiselle Chaveau.
Il m’entraîne dans l’infirmerie improvisée où Charles est toujours assis, un large bandage autour du torse, la chemise drapée sur ses épaules. Il se lève avec lassitude pour me laisser la place. Le docteur m’examine rapidement et conclut d’une voix laconique que je souffre d’épuisement, de contusions multiples, d’une légère foulure à la cheville et sans doute d’un début d’infection pulmonaire. Un bilan rassurant, après tout ce que j’ai vécu. Une fois qu’il a terminé sa tâche, il recule pour porte sur moi un regard incisif :
— Manifestement, on a tiré sur Charles Célestin. J'ignore le détail, mais je ne serais pas surpris que vous ayez mis le nez où il ne fallait pas. Je ne sais pas si vous l’avez déjà mentionné à la gendarmerie, mais si j’étais vous, je garderai le silence sur cette histoire.
Mes yeux s’agrandissent d’étonnement. Sans me laisser le temps de protester, il poursuit :
— J’espère tout au moins que vous avez compris votre inconscience, mademoiselle Chaveau ? Je vous avais bien dit de ne pas remuer les remugles de ce village.
L’ancienne Éliane se serait recroquevillée avec soumission, mais je suis passé par un feu si intense que j’ai le sentiment d’avoir été reforgée d’un métal plus dur, moins flexible. Je me redresse avec défiance :
— Vous étiez au courant, n’est-ce pas ? Alors pourquoi vous êtes-vous contentés de vagues avertissements ?
Laurent range son stéthoscope avec soin, sans doute pour se donner une contenance. Il referme sa mallette avant de reprendre la parole :
— Vous voulez des réponses ? Elles ne vont pas vous plaire, je le crains. Il est difficile de prévenir les autorités d’un danger basé sur des rumeurs et sur des « on-dit ». Que pouvions-nous faire ? Appeler les gendarmes ? Leur raconter que les villageois se livraient à un culte ancestral qui reposait sur des sacrifices humains ?
— Vous saviez que la disparition d’Armance était suspecte. Vous auriez pu intervenir à ce moment-là. C’est vous qui avez constaté officiellement la mort.
Laurent lève les yeux au ciel :
— Vous êtes bien naïve. Vous n’avez sans doute jamais vécu dans une petite ville de campagne. Vous avez de la chance de vous en être sortis. Personne, que ce soit à Sainte-Madeleine ou au Palluet, n’a besoin qu’on fouille la vase… Mais ne pensez pas pour autant que tout est terminé. Si j’étais vous, je m'en irais aussi loin que possible et j’oublierais tout cela. C’est la meilleure chose à faire, croyez-moi !
Après le départ du médecin, nous préparons un repas simple, mais copieux à base de boîtes de conserve, qui a au moins le mérite de nous rassasier. Une fois la table débarrassée, nous nous réunissons de nouveau dans le grand salon, en une sorte de « conseil de guerre ». Les propos du docteur m’ont profondément marquée. Depuis son discours, j'imagine des yeux braqués sur moi, partout où je regarde. Ceux des villageois restés au fond du gouffre. Ceux d’Armance, blanc et vitreux. Celui d’Éva , luisant de folie. Les orbites creuses des cadavres dans leurs fosses liquides.
Mais surtout, je vois le regard accusateur des survivants du Palluet. Les morts n’ont sans doute pas fini de nous poursuivre… mais les vivants non plus. La fuite demeura la solution la plus raisonnable, même si cela signifie, pour moi, ne jamais revoir ni Charles ni son père.
À cette pensée, je sens mon cœur se ratatiner dans ma poitrine.
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