Pourquoi vous inscrire ?
«
»
tome 1, Chapitre 99 « Une porte refermée » tome 1, Chapitre 99

Pendant cette brève conversation, les autres villageois se sont levés pour se rapprocher.

Je recule instinctivement derrière Charles. Pourtant leur attitude ne semble pas agressive.

— Je vois, murmure le jeune homme.

— Nous n’avons pas compris, reprend Bertrand. Le Serpent avait choisi… depuis le début.

— Peu importe. Nous ne sommes pas là pour ça, poursuit Charles d’une voix plus décidée. Vous avez peut-être entendu des grondements autour de nous. Le gouffre a commencé à s’effondrer. Vous devez quitter cet endroit aussi vite que possible, ou vous allez vous retrouver engloutis.

— On le sait, répond Bertrand avec une curieuse sérénité. C’est comme ça.

Charles se raidit de stupeur. Pour un survivant dans l’âme, élevé dans des principes transmis par un père qui a traversé l’enfer, ces paroles ne font aucun sens.

Les villageois qui font cercle à l’entrée semblent avoir abandonné toute velléité de violence à notre égard. Un peu rassurée, je me rapproche de nouveau. Si leur expression me paraît de prime abord indéchiffrable, je finis par la reconnaître pour ce qu’elle est : de la résignation.

— Vous allez rester ici ?

La voix profonde de Charles résonne sous les voûtes, tout à la fois perplexe, incrédule, désolée. Seul lui répond un silence sépulcral, comme si l’assemblée se voyait déjà morte et enterrée.

Je ne partage pas son émoi. Si telle est leur décision, ils peuvent demeurer dans le gouffre pendant que nous nous dirigeons vers la lumière du jour. Après tout, tous ceux qui se trouvent dans la chapelle sont adultes et libres de leurs choix.

Presque aussitôt, une vague de culpabilité me submerge. Malgré leurs crimes, ils restent des êtres humains. Ils ont des enfants, des parents, des frères et des sœurs qui attendront en vain leur retour, s’ils disparaissent dans les tréfonds du marais.

Charles s’avance de quelques pas supplémentaires et se redresse de toute sa taille ; il réprime une grimace quand le mouvement tire sur sa blessure. Même si je l’ai côtoyé des heures durant, sa présence m’impressionne. Pas seulement en raison de sa taille et de sa carrure, mais de la détermination désespérée qui émane de lui.

— Vous ne pouvez préjuger de sa volonté, lance-t-il d’une voix forte. Vous avez été trompés, durant toutes ces années. Le Serpent ne vous a jamais demandé ces sacrifices, ce sont ces deux femmes qui vous l’on fait croire pour assurer leur propre pouvoir. Certains d’entre vous ont participé à ces crimes, mais c’est à la justice des hommes de décider de leur sort. Les autres peuvent encore tourner le dos à ces actes et reprendre leur vie, en veillant à ce que les choses ne se répètent plus.

Un silence vibrant suit cette déclaration. Sur certains des visages qui nous entourent, je peux lire divers degrés d’hésitation. Notamment chez les femmes, celles qui ont dû laisser des enfants à la surface.

Soudain, un bruit assourdissant retentit. Cette fois, c’est une véritable avalanche qui dévale les parois du gouffre ; même depuis l’intérieur de la chapelle, la rumeur résonne jusque dans mes os. Il dure une minute entière, plus peut-être, comme un roulement de tonnerre. Même quand le plus gros de l’effondrement est passé, des fragments continuent de tomber, en rebondissant sur la berge pour terminer dans le lac. Quelques-uns frappent le toit de la bâtisse. Le socle rocheux vibre sous nos pieds bien après que le fracas se soit éteint.

Tout mon corps tremble ; est-ce que ce déluge de pierre nous a piégés ici, avec cette bande de fous ? Après tout ce que nous avons traversé, voir mes derniers espoirs broyés est plus que je peux en supporter. J’avais aspiré à un autre tombeau que ce gouffre où stagnent des siècles de malheur.

Même Charles paraît abasourdi, à la façon dont ses yeux s’écarquillent, mais il est le premier à se reprendre :

— Vous devez partir maintenant ! Après, il sera trop tard !

Les villageois se rassemblent, comme un mur infranchissable, semblable à celui qui avait tenté de nous arrêter devant l’église du Palluet. Cette fois, cependant, ils ne coupent pas notre retraite. Bien au contraire, il nous repousse vers l’entrée de la chapelle. Instinctivement, nous reculons tous les deux face à ces visages aux traits déformés par les flammes dansantes. Ils ne semblent plus tout à fait humains, avec leur regard noyé d’ombre, leurs lèvres serrées, leurs mâchoires crispées. Bertrand retrouve son allure menaçante :

— Partez d’ici, lance-t-il d’une voix aussi rauque que le grondement des éboulements. Le Serpent veut que vous viviez.

Charles hésite ; il s’apprête à prendre de nouveau la parole, quand Bertrand le pousse violemment. Surpris, il titube en arrière. Le villageois profite de son déséquilibre pour le précipiter au-dehors, sur le parvis jonché de débris. Sans que je puisse réagir, un de ses complices me saisit à bras le corps et me traîne vers mon compagnon. Il me projette à terre avant de regagner le bâtiment. Assise sur la pierre glacée, choquée et meurtrie, je me tourne vers Charles. Le jeune homme a atterri sur le flanc, dans une position encore plus inconfortable que la mienne. Alors que nous essayons de nous relever, un gémissement sourd attire notre attention : les portes de la chapelle sont en train de se refermer. Leur claquement final résonne dans le gouffre avec un écho définitif redevenu silencieux. Une clef grince dans l’imposante serrure de fer.

Charles se hisse péniblement sur ses pieds et se précipite vers le portail. Ses poings tambourinent contre le bois noirci ; un cri inarticulé s’échappe de sa gorge. Puis, de toutes les forces, qui lui restent, il tente d’ébranler les battants. Je détourne les yeux, le ventre noué.

Tous ses efforts se révèlent vains. Ses épaules s’affaissent, sa tête retombe. Tout son être exprime un désespoir teinté d’incompréhension. Alors, seulement, je me lève à mon tour pour le rejoindre et le saisir par le bras.

— Charles, nous devons y aller, avant qu’il y ait un nouvel éboulement !

Ma voix faible et atone parvient à l’atteindre. Quand il se tourne vers moi, je devine sur ses traits une douloureuse résignation, face au poids écrasant de l’impuissance. Sa main trouve la mienne. D’une démarche trébuchante, nous nous dirigeons vers la berge, dans une ultime tentative de regagner la lumière.


Texte publié par Beatrix, 13 janvier 2023 à 11h46
© tous droits réservés.
«
»
tome 1, Chapitre 99 « Une porte refermée » tome 1, Chapitre 99
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
2629 histoires publiées
1177 membres inscrits
Notre membre le plus récent est Audrey02
LeConteur.fr 2013-2024 © Tous droits réservés