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tome 1, Chapitre 98 « Une étrange poésie » tome 1, Chapitre 98

C’est main dans la main que nous empruntons de nouveau le chemin de la berge, en direction du cimetière avec sa population silencieuse, et de la chapelle où se terrent les vivants.

La lumière brille toujours de l’autre côté des fenêtres. Personne ne semble monter la garde à l'entrée, mais nous demeurons malgré tout attentifs. Tandis que nous approchons, de nouveaux grondements s’élèvent, suivis du fracas de la pierre qui s’effondre. Nous sommes décidément bien utopistes, pour ainsi nous préoccuper du sort de ces illuminés qui ont bien failli nous tuer tous les deux.

Nous nous arrêtons devant la porte, dont l’un des battants est resté ouvert. Charles lâche ma main pour jeter un coup d’œil dans la salle. D’après ce que je perçois, il règne à l’intérieur de la nef un silence inattendu. La curiosité me presse de vérifier où en est la situation, mais la prudence me fige sur le seuil.

La scène que j’aperçois me laisse interdite : les villageois se tiennent debout, le long de l’allée centrale, comme une haie d’honneur. Par une étrange intuition, ils ont dû prévoir notre retour, car ils sont tous tournés vers l’entrée, immobiles et impassibles. Aucun ne fait mine de venir à notre rencontre.

Je n’ose pas franchir la porte. Ici, je peux encore les fuir, alors que si je m’avance, ils parviendront à me piéger sans difficulté.

Charles se rapproche de moi. La pierre verte brille sur sa poitrine, d’un éclat à la fois sourd et profond, comme les eaux à moitié translucides qui entourent sa cabane. La vision est tout à la fois insolite et… appropriée, comme si elle obéissait à une logique incontournable. Mon compagnon ne partage pas mes préventions. En dépit de tout ce qu’il a subi, ces gens font partie de son village, ils représentent une part de sa vie. Une part qu’il ne porte pas nécessairement dans son cœur, mais qu’il n’est pas prêt pour autant à sacrifier – du moins, pas de cette manière. Sans doute souhaite-t-il les voir traduits devant la justice, mais pour cela, nous devons tous survivre.

Je sens une large main saisir la mienne. Instinctivement, nous nous tournons l’un vers l’autre ; nos yeux se rencontrent. Ceux de Charles débordent d’une détermination à laquelle je ne peux me soustraire. D’un pâle sourire, je lui transmets mon approbation. C’est ensemble que nous pénétrons enfin dans la chapelle.

Dans ce sanctuaire sombre et minéral, règne un complet silence, à peine brisé par la respiration de ses occupants et les froissements ténus de leurs habits. Par-delà les épaisses parois de pierre, je peux à peine percevoir la rumeur des éboulements. Je ne suis pas certaine que les villageois peuvent les entendre, ou du moins comprendre leur origine.

Tous les regards se posent sur nous, aussi froids que du silex ; leur opacité me rappelle les prunelles d’Éva. Je porte les yeux vers le chœur, là où elle devrait se tenir, mais seule la statue me fait face. L’odeur grasse des lanternes se mêle aux relents fangeux qui montent du bassin.

Charles esquisse quelques pas, sans s’aventurer pour autant entre le double rang des fidèles. Même si je reste en retrait, je sens que toute l’attention se focalise sur le pendentif qui brille sur sa poitrine. Le jeune homme s’immobilise, hésite un instant, puis lève les deux mains dans un geste de conciliation :

— Je ne suis pas venu pour réclamer vengeance. Je n’ai pas de raison pour cela…

Il marque un temps d’arrêt, avant de reprendre, d’une voix aussi puissante que vibrante :

— La plupart d’entre vous n’ont fait que les suivre… Elles ont joué sur votre peur, sur votre besoin profond de survivre face à l’hostilité du marais. C’était du moins ce que vous pensiez. Mais il existe une autre voie. Il y en a toujours eu une.

Ses paroles meurent dans un lourd silence. Les villageois n’ont pas bougé. La main de Charles serre la mienne un peu plus fort. Au loin, un nouveau pan de roche se détache pour s’effondrer dans le lac. Je n’y tiens plus. D’une démarche trébuchante, je m’avance à mon tour :

— Nous sommes venus vous alerter, parce que votre vie est en danger ! En échange, nous vous demandons seulement de nous laisser partir ! Nous ne ferons rien contre vous, nous vous le promettons ! Nous voulons juste quitter la région et oublier tout cela !

Ma voix monte vers les aigus, avec un écho qui sonne comme hystérique à mes propres oreilles. Je m’attends à voir surgir Éva, pour les exhorter à nous faire taire, mais encore une fois, son absence demeure assourdissante.

Soudain, une silhouette se dresse devant nous. Je sursaute violemment. Charles me lance un regard alarmé avant d’apercevoir à son tour celui qui s’avance vers nous. Lentement, il se dégage de la pénombre pour se révéler à la lueur des lampes. Je me crispe en reconnaissant les traits taillés à coups de serpe et la large carrure : Bertrand, l’âme damnée d’Éva. L’homme qui nous a emprisonnés, maltraités, presque tués. Mes jambes se mettent à trembler ; je dois m’accrocher au bras de Charles pour ne pas tomber. Il s’arrête à quelques mètres de nous, le visage indéchiffrable. Ses yeux se portent sur la pierre verte :

— C’est donc vous qui l’aviez ?

Je déglutis péniblement, avant de me redresser, tirant autant de courage que possible de la présence sereine à mes côtés.

— Non… Je ne l’avais pas, et Charles non plus. Elle se trouvait au fond du bassin. Le Serpent m’a guidé vers elle…

Je m’attends à ce que le sbire réagisse avec colère, en m’accusant de me moquer de lui, ou qu’il cherche à nous reprendre le joyau. Le calme qu’il manifeste me surprend.

— Bien sûr, déclare-t-il enfin. Nous le savons à présent. C’était vous qu’Il avait choisi, depuis le début. On aurait dû le comprendre. Mais Éva disait…

Il se tait, secoue la tête.

— Peu importe. Elle n’est plus là.

Si ce sont des excuses, elles m’indiffèrent. Je ne me sens pas la force de lui pardonner tout ce que nous avons enduré, pas plus que celle de le lui reprocher. J’ai seulement hâte de fuir cet endroit.

— Qu’est-ce que vous avez fait d’elle ? demande le jeune homme, un soupçon de tremblement dans la voix.

— Rien du tout. Le joyau s’est brisé, et on a commencé à douter… Puis elle s’est jetée derrière mademoiselle Chaveau...

Ses traits s’affaissent alors, dans un mélange de désarroi et de fascination :

— Une ombre est passée dans le bassin… Certains disent que c’était le Serpent. Elle n’est pas remontée.

Ainsi, mes suppositions étaient justes, pour l’essentiel… Je trouve une étrange poésie dans le destin final de cette femme dévorée par la folie.


Texte publié par Beatrix, 13 décembre 2022 à 00h17
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