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tome 1, Chapitre 94 « Un dernier sursaut » tome 1, Chapitre 94

Castanier tente de se débattre, en vain. Il ne peut échapper à la poigne inexorable de son bourreau. Ses bras et ses jambes tressautent, d’abord frénétiquement, puis de plus en plus faiblement. L’eau bouillonne autour de sa tête. Je sens la prise de Bertrand se resserrer sur moi, peut-être pour me maintenir debout, peut-être pour m’empêcher de fuir l’abominable spectacle. Après un dernier gargouillis, les membres de Castanier deviennent flasques. Hubert le lâche alors, le laissant drapé sur la margelle du bassin comme un vieux torchon oublié.

Éva s’avance, le visage impassible. Elle fait face à ses fidèles et lève les deux bras avant de proclamer d’une voix forte :

— À toi qui vis en dessous, nous t’avons fait l’offrande d’une vie, celle d’un traître qui n’a pas su respecter ta voie. Que chacun sache ainsi ce qui attend ceux qui osent te défier !

Son regard se pose sur moi ; il luit d’une lueur fébrile, celle de la jubilation, du triomphe, de l’impatience. Si certains, dans la foule, se sentent visés, aucun d’entre eux ne prononce une parole.

— Mais ce n’était qu’un début ! reprend Éva. À présent, nous allons te livrer pour la seconde fois une vie contre nature, celle de la sorcière qui prétendait te rendre un culte pour usurper tes faveurs ! La dénommée Armance Chaveau ! Morte en ses lieux après t’avoir trahi, elle a usé de ses pouvoirs impies pour revenir sous la défroque d’une soi-disant « cousine » ! Elle a éliminé l'une d'entre nous, Marthe, qui avait percé son secret !

À chaque nouvelle phrase, la voix de la femme devient plus rauque, comme si elle cherchait au plus profond d’elle-même la force de m’accuser. Pour ma part, j’y vois la preuve de sa démence.

En plus de réprimer ma panique montante, je dois également m’empêcher de protester face aux mensonges d’Eva Rochère. Je m’efforce de garder les yeux sur l’assistance. Tous ses membres restent silencieux pour ne pas interrompre leur prêtresse, mais leur regard converge sur moi. Certains me contemplent avec horreur, d’autres avec colère, d’autres encore avec gêne. Un instant, je me surprends à espérer que l’un d’entre eux se lève, qu’il en appelle au bon sens des autres et déclare que je ne suis qu’Éliane Chaveau, la jeune cousine d’Armance, et que cette histoire de retour à la vie n’est qu’un conte. Mais, bien sûr, personne ne le fera.

— À présent, devant vous tous, la sorcière, l’usurpatrice va retrouver le monde de morts. Puisse-t-elle trouver un juste jugement auprès de Celui qui vit en dessous !

Elle adresse à Bertrand un infime signe de tête. L’homme commence à me pousser vers le bassin, quand je me retourne vers Éva. Avec son visage avide, déformé par la jubilation, elle me paraît soudain non seulement folle, mais surtout ridicule, avec cette robe clinquante de cinéma, ce joyau qui n’est sans doute qu’un bout de verre censé faire illusion… Toute cette mise en scène tient du Grand Guignol. À l’heure de quitter cette existence, j’éprouve surtout du mépris et du dégoût.

Je contemple de nouveau l’assemblée : ce qui les retient en ces lieux, ce n’est pas seulement un vieux fond de superstition, mais aussi les lourds secrets des morts successives. Celle des Allemands, des malheureux de passage, d’Armance… Et de tous ceux qui ont perdu la vie de façon collatérale, comme les Ferrand, Marthe… et comme Charles, même si j’espère le contraire. De tous ceux qui ont été assassinés ici, dans cette chapelle contre nature, pour des enjeux de pouvoir et de domination autant que par fanatisme. Peut-être qu’il n’y a jamais rien eu d’autre, à part quelques bribes de légendes qui ont influencé mon esprit impressionnable.

Mon esprit me semble soudain étonnamment clair. Je tourne mon regard vers les fidèles :

— Qui suis-je pour vous ?

Un léger frémissement parcourt l'assemblée. Quelques têtes se penchent, quelques murmures voyagent à travers les bancs. D’une voix plus forte, je demande à nouveau :

— Qui allez-vous sacrifier ? Armance… ou Éliane ?

Bertrand me tire en arrière, mais il ne peut me réduire au silence. Éva fronce les sourcils, irritée, et regarde à son tour les villageois :

— Écoutez-la ! Elle tente de nouveau de vous prendre sous sa coupe ! En essayant de vous faire douter, elle se dévoile !

— Vous croyez donc que ceux qui vous suivent peuvent douter de votre parole ?

À présent que les mots m’ont échappé, je ne parviens plus à les retenir.

— Peut-être que vous vous trompez. Peut-être que je suis juste Éliane, et que vous avez monté cette mascarade pour les persuader du contraire !

Rarement mes pensées m’ont semblé aussi claires, mon bon droit aussi évident. Je n'ai jamais si bien compris qui pouvait être Armance, et que d’une étrange façon, je la laisse m’habiter… Cette femme audacieuse, amorale, manipulatrice. Tout ce que je ne suis pas… mais qu’il me faudra être pour me donner une chance, pas de survivre, mais tout au moins de mettre la dame Rochère en difficulté.

Je désigne d’un geste ma robe rouge, qui jure avec les gros godillots que j’ai conservés, faute d’autres souliers.

— Armance n’aurait pas accepté de porter une tenue imparfaite ! Surtout pour sa dernière apparition. Tandis que moi, la pauvre Éliane, la faible Éliane…

Je m’étonne que personne ne soit encore intervenu pour me faire taire. Éva fulmine ; elle ne peut plus maîtriser sa colère. Elle s’approche de moi et me gifle violemment. Je serais tombée sous la force de son coup, si Bertrand ne m’avait pas retenue.

— Ta langue de vipère prouve que tu es Armance ! Jamais la petite idiote que tu prétends être ne trouverait le courage de persifler dans un moment pareil. Tu viens de montrer que tu mérites qu’on te mette à mort pour la seconde fois… de façon définitive !

Elle a repris la main. La rumeur dans l’assemblée s’est tue. Un éclat jubilatoire brille dans ses yeux :

— Tu t’es servi de nos croyances, de notre héritage, à tes propres fins… Toi, une étrangère ! Tu as profité de nous, tu as usurpé notre confiance, tu nous as tous trompés !

Sa voix enfle, jusqu’à devenir stridente dans ses derniers échos.

En dépit de mon visage douloureux, je trouve le courage de relever la tête, en un ultime acte de défiance :

— Est-ce pour cela que vous m’avez ôté la vie ? Ou parce que le sergent allemand, votre amant, a été sacrifié avec le reste des hommes d’Imbach ?


Texte publié par Beatrix, 25 août 2022 à 23h10
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