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tome 1, Chapitre 91 « Dans le noir » tome 1, Chapitre 91

Cette fois, ce n’est pas vers la cabane d’Éva qu’il me conduit ni vers notre prison désormais éventrée. Je me retrouve face à une petite bâtisse de pierres inégale, bien plus ancienne que le reste du village, qui doit dater de la même époque de la chapelle. Le toit à demi effondré a été rafistolé à l’aide de planche, comme la porte dont les ferrures sont rongées de rouille.

Bertrand me jette à l’intérieur sans le moindre ménagement. De nouveau, je demeure dans une obscurité profonde, seulement transpercée par des filets de lumières qui filtrent par des fissures dans les murs et la porte.

Je cherche à tâtons un endroit pour m’asseoir ; la pièce est encombrée de gravats, au point qu’il m’est difficile de trouver une place dégagée. Je finis par me percher maladroitement sur l’un des plus gros blocs. Je n’ai plus le châle pour me protéger de l’atmosphère humide et glacée ; le froid me saisit. J’entoure mon torse de mes bras pour tenter de me réchauffer, sans grand succès.

Encore une fois, le temps s’étire, se fige… Je ferme les yeux, en espérant que le sommeil va m’emporter et me soustraire à ce nouvel enfer. L’absence de Charles est aussi douloureuse que si l’on avait arraché une partie de mon cœur. Je veux de me persuader que je l’ai bien entendu souffler mon nom. Dans ces clairs-obscurs mouvants, le tireur n’a pas pu viser correctement. Charles n’est sans doute que blessé. Il a dû se dissimuler près de la berge pour leur laisser croire qu’ils avaient réussi à l’abattre.

Malgré ces tentatives pour me rassurer, la part plus sombre de moi-même ouvre la porte au défaitisme que j’ai essayé si désespérément de contraindre. Charles a disparu. Célestin ne reverra plus son fils, qui représentait tout ce qui lui restait au monde. Et en un sens, tout ce qui me restait aussi. Je me sens étouffer sous l’immense vague chagrin qui se libère enfin, qui fait déborder mes yeux et étrangle ma respiration.

Malgré tout, cet accablement cède bientôt la place à une profonde lassitude, qui me laisse comme étourdie, les paupières lourdes, le corps et l’esprit engourdi. J’explore la noirceur autour de moi, et je finis par trouver un espace dégagé où je peux m’asseoir, adossée à un linteau en ruine. Je ferme les yeux, en espérant vite sombrer dans l’oubli du sommeil… ou, du moins, que des réponses me viendront à travers mes songes. Ma fatigue efface l’inconfort de ma position.

Le temps s’écoule, mais je ne parviens pas à dormir. J’ai beau appeler le sommeil de tous mes vœux, il me fuit inexorablement.

Au bout de quelques longues heures, ou ce qui y ressemble, je rouvre les paupières sur l’obscurité poisseuse, tout juste percée par la vague clarté qui filtre du toit à moitié effondré. Où sont les rêves lorsqu’on les invoque ? Pourquoi se montrent-ils soudain aussi fantasques ? Quand ils m’intriguaient, voire m’effrayaient, ils troublaient mon repos aux moments les moins opportuns. Cependant, ils n’ont jamais menti. Ils m’ont plus d’une fois offert des avertissements précieux. Pourquoi me désertent-ils quand j’ai si désespérément besoin d’eux ? Enfermée dans cette pièce en ruines, impuissante, le corps et l’esprit douloureux, je ne peux que scruter les ténèbres en attendant qu’Éva décide de mon sort.

La perspective de ma fin prochaine devrait me terroriser, mais j’ai du mal à éprouver autre chose qu’une vague résignation. En a-t-il été de même pour les soldats comme mon père, enfermés dans une position pilonnée par les ennemis ? Ou pour Célestin, dans les tranchées de la Grande Guerre ? Est-ce juste la perte de tout espoir, ou une protection de l’esprit pour éviter de laisser libre cours à la panique ?

Le temps semble s’être arrêté, pour laisser place à des limbes glacés et humides où tout s’est figé pour l’éternité. Le froid s’empare de moi ; bientôt, je deviendrai aussi insensible que les pierres brisées autour de nous.

La porte s’ouvre brutalement. Je sursaute violemment. Mon corps se lève d’instinct, prêt à la fuite, mais mes jambes engourdies se dérobent sous moi. Je me serais effondrée si deux bras puissants ne m’avaient pas retenue. Une fraction de seconde, mon cœur s'allège.

Charles ?

Non, cela ne peut être lui. Celui qui me tient me tire sans le moindre ménagement, comme si je n’étais qu’un sac. Je devrais me débattre, protester, mais je n’en trouve plus le courage. J’entrevois d’autres silhouettes autour de lui : mes geôliers ne veulent pas prendre de risque. Si j’en avais la force, j’apprécierais cette ironie profonde : des hommes en pleines possessions de leurs moyens redoutent qu'une femme épuisée leur échappe ! Certes, nous ne leur avons pas fait la partie facile, mais à ce moment, Charles était encore avec moi. Seule, je suis à court de ressources.

À cet instant, j’entends presque la voix de mon compagnon s’élever pour me reprocher mon défaitisme et m’assurer qu’il n’en est rien, qu’il place sa confiance en moi. Hélas, ces paroles ne sont plus que le faible écho d’un souvenir. Je remarque à peine où l’on m’emmène. D’une certaine manière, je le sais déjà.

Une nouvelle fois, je franchis la porte de la cabane d’Éva. Ou, plutôt, on me jette à l’intérieur. J’atterris à quatre pattes sur le sol de planches brutes. Mes mèches détachées retombent devant mes yeux comme un voile d’algues gluantes. Je frissonne dans ma robe trop légère pour le froid poisseux du gouffre. Une main saisit mes cheveux pour me relever la tête. Mon regard rencontre des prunelles luisantes et opaques comme le silex, dans un visage tout à la fois rude et dur, qui aurait pu être beau sans la malice tourmentée qui l’habite.

— Eh bien, mademoiselle Chaveau, vous pensiez m’échapper ? Vous auriez dû comprendre que c’était impossible. À présent que votre chevalier servant n’est plus là pour vous aider, vous n’aurez plus qu’à vous soumettre !

À ces mots, je m’arrache à son contact et je me redresse, ranimée par une étincelle de colère :

— Je n’ai plus de raison de me soumettre, au contraire. Je n’ai plus personne à sauver…

— Même pas vous-même, ricane Éva.

Cette colère désespérée enfle encore sous le sarcasme. Malgré mon gosier asséché, je trouve assez de salive pour lui cracher au visage. Aussitôt, une gifle violente s’abat sur ma joue. Je vacille sous la force du coup, tandis qu’Éva essuie les quelques gouttes qui ont atteint sa peau. Un goût de sang se répand dans ma bouche.

— Cela ne vous convient pas de jouer les rebelles. Vous en avez perdu le droit. À présent, vous allez vous préparer pour la cérémonie.

Je reste muette, en une ultime – et infime – tentative de révolte.

— Vous pouvez aller vers votre destin la tête haute, poursuit-elle, ou l'on peut vous y traîner comme une loque. Que préférez-vous ?


Texte publié par Beatrix, 19 août 2022 à 22h52
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