Pourquoi vous inscrire ?
«
»
tome 1, Chapitre 56 tome 1, Chapitre 56

Agenouillé, l’homme avait passé sa main sur ses yeux. La gorge serrée, il le regardait opérer ; chacun de ses gestes était empli d’une délicatesse et d’un respect, qui tranchait avec la froideur machinique de son corps. Tombé sur le sol, il avait ramassé son masque d’épouvante, puis l’avait placé sur sa poitrine, tandis qu’il caressait, du bout des doigts, l’arme dont la garde dépassait toujours de son cou. Dans les prunelles argentées se reflétait le visage paisible de cet homme qui avait retrouvé son humanité, son souffle de liberté, dans le creux de la main glacée de la mort.

Dans sa tête, il revoyait la scène défilée à la manière d’un film muet, qu’aurait ralenti une invisible présence. Tout d’abord, il y avait eu son bras, son bras qui s’était soudainement détendu, traçant dans la nuit une ellipse. Au bout luisait l’éclat d’une lame de métal tenu entre ses doigts. Dans son regard, il avait capté la surprise, l’incompréhension. Au même instant, la gueule noire était tombée sur le sol, suivi d’un bruit clair, un bruit net, le son de l’acier qui heurte le bitume. Sereine, elle avait tourné la tête vers lui et c’était le visage de Joshua, qui avait surgi des ombres.

Mais Joshua était mort, depuis longtemps. Alors pourquoi ? Qu’avait-il vu ?

Pourtant, il avait reconnu sa figure. Oh oui ! sa figure et son sourire. Ce sourire paisible qu’il arborait chaque fois qu’il le rassurait. Éloigné, il lui avait semblé ressentir sa chaleur, comme si son être l’avait enlacé au cœur même de ses ténèbres.

Combien de temps ? Il avait été incapable de le déterminer. Il lui semblait seulement que l’instant n’avait jamais cessé.

Puis son visage s’était détourné, de nouveau plongé dans la pénombre – sa gueule d’ange comme d’autres lui en faisait le compliment – lentement, comme si le temps n’avait plus eu prise sur lui, elle. Un aura mordoré l’avait soudain enveloppée et ses mains s’étaient enfoncées dans la poitrine du kerberos. Sans la moindre hésitation, il les en avait retirées ; au creux de ses paumes brûlait une étrange flamme bleutée. Balançant entre deux, il, elle avait étouffé le feu ardent et ses yeux avaient croisé ceux de l’homme ; quelque chose avait changé en lui, au fond de ses prunelles sanglantes.

Malgré ses jambes encore invalides, il s’était précipité vers lui, elle, et avait chuté. Étendu sur le macadam, il l’avait vue tendre les mains vers le non-visage de l’être qui se tenait face. Avec douceur, il le, l’avait repoussée, tandis que son bras droit avait décrit une ellipse en direction de son cou. Un cri avait alors voulu jaillir de sa gorge, comme avait surgi l’éclat meurtrier de la lame. Raide, les bras ballants, le kerberos s’était immobilisé, avant de reculer de quelques pas ; du côté de sa nuque dépassait le manche d’un poignard.

— Pourquoi ? s’était-il, elle écriée, comme il, elle, avait tenté de lui arracher.

Mais il avait secoué la tête. Les mains portées à sa figure, il avait alors ôté son masque d’inhumanité.

Coagulé, le temps s’était arrêté. Dans sa poitrine, son cœur avait manqué de battre, puis avait repris sa marche. Kenrou était mort, comme l’était Joshua. Il le savait, quand bien même il n’aura pas vu choir son corps.

Un sourire illuminait le visage de l’homme, ainsi dénudé.

— Pourquoi encore rêver, si la vie ne nous appartient plus ? avait-il murmuré avant de s’effondrer.

Derrière lui, une autre silhouette avait surgi. Mince, cachectique presque, sur son crâne était posé un chapeau à large bord, qui lui avait rappelé ceux que portaient les personnages de westerns. Mais plus encore que son port, ce qui l’avait le plus impressionné, le plus terrifié, étaient ses yeux, pareils à deux billes d’argent brûlant dans l’obscurité. Pourtant, il n’émanait de sa personne, aucune menace, aucune hostilité, seulement une profonde sérénité. Il avait échangé quelques mots avec cette jeune fille qu’il avait rencontrée quelques heures plus tôt, puis il avait levé la tête et leurs regards s’étaient croisés. Pétrifié, il avait senti ses jambes se dérober sous lui. Ses oreilles s’étaient mises à bourdonner et sa vue s’était troublée. Toutefois quelque chose, ou bien quelqu’un l’avait empêché de s’écrouler et l’avait aidé à marcher. Les paupières entrouvertes, il avait reconnu le visage de l’étrangère. Pendant ce temps, l’homme s’était agenouillé auprès du cadavre du soldat, toujours prisonnier de sa cuirasse. D’un geste, il lui avait fermé les paupières, puis avait levé la tête et ses lèvres s’étaient étirées.

Surpris, il l’avait fixé un long moment, de même que sa compagne, puis son regard avait erré. Dans les airs, suspendu à un vieux mur en briques, un lampadaire jaunâtre dispensait, dans la ruelle étouffée de brouillard, une lumière lugubre, si semblable au soleil les jours les plus favorables. Par instant, il avait cru entendre des rires ou des éclats de voix, mais ce n’était alors que des mirages, souvenances fugaces de temps qu’une poignée avait effacé. La main refermée sur son pendentif, il avait balayé des yeux une nouvelle fois les lieux. La tête baissée, il l’avait soudain relevée. Dans le ciel, une tache roussâtre figurait l’astre de la nuit ; même elle, ils l’avaient enfouie.

Encore en ce moment, assis auprès du feu, alors qu’ils étaient passés de l’autre côté, il s’interrogeait. À sa gauche, la jeune fille avait ramené ses jambes contre elle et posé son menton sur ses genoux.

Shakti, l’avait-il appelé. Shahar, s’était-il présenté.

L’homme, ou plutôt l’arpenteur des Rêves et des Ténèbres, ainsi qu’il s’était dévoilé, lui avait tendu un gobelet empli d’un liquide noir comme de la poix, mais dont l’odeur n’était ni celle du café, ou de ses ersatz.

— C’est du maté, avait-il murmuré à son adresse.

— Du maté ? avait-il répété en levant la tête ; son visage se reflétait dans ses yeux mercuriels.

Il avait acquiescé, son sourire énigmatique toujours accroché aux lèvres. Le goût ne ressemblait à rien de ce qu’il avait connu jusqu’à lors, tandis qu’il sentait sa fatigue le fuir. Shakti, quant à elle, avait décliné son offre généreuse, puis s’était levée, la figure tournée vers la voûte céleste.

Au début, il n’avait pas osé, de peur d’être pris de vertige devant la contemplation de l’infinité des cieux. Puis il s’était enhardi et s’était allongé près du feu, les yeux perdus dans l’infini des lieux. De regrets, il n’en avait plus.


Texte publié par Diogene, 30 mai 2021 à 21h30
© tous droits réservés.
«
»
tome 1, Chapitre 56 tome 1, Chapitre 56
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
2628 histoires publiées
1176 membres inscrits
Notre membre le plus récent est Defghard
LeConteur.fr 2013-2024 © Tous droits réservés