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tome 1, Chapitre 50 tome 1, Chapitre 50

Silencieux, ils se dévisageaient. Ses doigts s’étaient refermés sur son ouvrage ; en fait une collection de feuilles percées, tenues ensemble par des attaches de métal. Il se souvenait de ses heures passées à les couvrir de cette fine écriture, que d’aucuns nommaient pattes de mouche, couchant à l’aide d’un stylographe, ou d’un crayon à mine de plomb, ses impressions, ses sensations, ses visions que lui avaient inspiré leur conversation. Il se rappelait également comment, le temps fuyant, l’atmosphère s’appesantissant, il avait été gagné par la tristesse et la résignation, comment la rage qui l’animait autrefois, l’avait cédée à la torpeur ; sa vie était devenue comme ce long corridor qui les coupait des vivants.

Au fond se dressait une porte, un vantail dont les battants ne pouvaient être que tirés, ouvert le soir et le matin, fermé le reste de la journée. Des années durant, il l’avait franchie, invisible parmi les autres. Perdu dans les brumes suffocantes, il arpentait les quelques mètres de trottoir qui le séparait de la bouche puante du métropolitain, puis disparaissait ; avalé par la machine souterraine, recraché au bord d’un tunnel. De temps en temps, il s’arrêtait en chemin et observait les froides façades des maisons de maître ou des hôtels particuliers. De longues minutes, il demeurait immobile, contemplant les fenêtres anonymes, ou les jardins soignés. Par moments, il apercevait des ombres qui se faufilaient sans hâte ou alors avec célérité, craintives ou bien révérencieuses, mais toujours silencieuses. Parfois, leurs regards se croisaient. Avidement, chacun y cherchait cette lueur qui trahirait sa propre existence, mais aucune étincelle ne venait éclairer leurs prunelles et ils se séparaient. Maintenant, tout cela appartenait à son passé. Des éons lui semblait-il ! alors même qu’il ne s’était écoulé qu’à peine deux années.

De nouveau, il tourna son visage vers la fresque, tous ces maux écrits, non avec des mots, mais avec des sons ; le bruit de la peinture qui s’échappe de la bombe, le papier qui se déchire quand on l’arrache du mur ; avec des songes : les images d’une Marianne ou d’une Liberté, d’une Justice ou bien d’une Sœur, d’un Fils ou bien d’une Fille. Rageur, il ferma les yeux et des larmes amères coulèrent d’entre ses paupières. Le poing levé, il voulut frapper la muraille, sentir la chair se déchirer sous l’impact, les os souffrir lorsqu’ils heurteraient la surface de pierre, le sang s’échapper de ses plaies ouvertes, mais tout cela n’était que fiction, illusion, chimère.

— Pourquoi retourner, en vain contre vous-même, toute la violence exercée à votre encontre ?

Surpris, il avait alors levé les yeux et l’avait découvert. Enveloppé dans un large caban en laine, une écharpe épaisse lui couvrait presque entièrement le visage et sa tête était coiffée d’un borsalino couleur nuit. Silencieux, il avait tourné la tête fixant le noir horizon des eaux fangeuses du fleuve qui coulait en contrebas, puis il avait parlé, de nouveau, longuement, sans s’arrêter. Surpris, il ne l’avait pas quitté du regard, oubliant la pulsion de mort qui l’avait animé jusqu’alors. Ses lèvres n’étaient qu’un trait de crayon sur son visage, comme s’il avait décidé de ne plus jamais les ouvrir. Avait-il rêvé sa voix ? Sa personne n’était-elle qu’un songe d’ivrogne, alors même qu’il était sobre ? Mais la chaleur de sa main tendue l’avait dissuadé et avait chassé tous les tourments qui l’avaient agité ; depuis quand n’en avait-il pas serré une.

De ses paroles, de leurs échanges, un récit était né ; un récit qu’il n’avait jamais achevé parce qu’il n’en connaissait pas l’issue ; un récit dont les pages s’écrivaient à mesure que le temps s’écoulait ; un récit dont il tenait le manuscrit entre ses doigts ; un récit dont il était tout à la fois l’auteur et l’un des protagonistes. Apaisé, il tendit la main vers le mur, les doigts écartés comme pour en saisir la sommité, cependant qu’affleuraient leurs silhouettes.

— Vous êtes Ninaiyume, celui qui fut déchu et chassé, car il préféra la création au créateur. Vous êtes le porteur de rêve ; celui qui souffla aux femmes et aux hommes le rêve et l’espérance.

— En effet, je le suis, soupira-t-il, la main tendue vers l’ombre qu’il détacha des vieilles pierres, avant de la laisser s’échapper dans le cœur de la nuit noire.

Troublé, il la regarda s’envoler puis disparaître.

— Qui attendons-nous ?

Était-ce la peur, l’appréhension qui troublait ainsi le ton de sa voix ? Il n’aurait su dire. Autour d’eux, le temps avait repris sa marche et les bruits familiers de la nuit revenaient le hanter : quelque part entre les haies, quelqu’un écoutait trop fort un vieux poste de radio. Bientôt un autre ouvrirait fenêtre et volets, tandis que les noms d’oiseau voleraient. Et son nom a lui. En avait-il seulement un ? Bien sûr, il y avait celui de l’état civil. Cependant, il en était un autre, plus mystérieux, plus secret qu’une ombre lui avait chuchoté autrefois.

— Tu es Kwatee, le Faiseur.

— Kwatee, avait-il répété.

Mais l’obscur s’était fondu dans les ténèbres et il était demeuré seul. À côté de lui, le visage de son compagnon s’illumina soudain et un sourire se dessina sur ses lèvres invisibles.

— Kwatee, je te présente Shahar, l’arpenteur, celui qui marche dans le temps du rêve.

D’un hochement de tête, l’homme les avait salués. Surgi de nulle part, il se tenait légèrement voûté, comme si la chaleur l’accablait, un chapeau à large bord posé sur le crâne, un oiseau noir perché sur l’épaule. Jeté sur ses épaules, un large poncho le couvrait jusqu’à la taille, cependant que ses jambes étaient habillées d’un pantalon serré et ses pieds chaussés de bottes à bouts pointus ; il ne lui manquait qu’un cigarillo à demi fumé entre les lèvres. Ironique, comme s’il avait lu dans ses pensées, sa dextre plongea dans une poche et en tira un objet oblong. Preste, il le sectionna d’un coup de dent, cependant que jaillissait du bout de ses doigts une immense flamme. Tout sourire, il l’approcha du minuscule cigare et l’enflamma tandis que, la tête penchée en avant, il révélait des prunelles de vif-argent. Derrière lui, la porte s’était entrebâillée.


Texte publié par Diogene, 16 mai 2021 à 17h31
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