Pourquoi vous inscrire ?
«
»
tome 1, Chapitre 46 tome 1, Chapitre 46

Devant elle, il y avait la porte, grande ouverte ; une silhouette était assise auprès d’un feu. De l’autre côté, il y avait la fête et ses mystères, la fête et ses ténèbres. Toujours debout, le bras en l’air, la DJ, une main sur les platines, la regardait, la pénétrait de cet air entendu, cependant que, de ses lèvres entrouvertes, s’échappaient des mots d’amour et de tristesse qui narraient les anciens jours. Comme elle, danseuses et danseurs s’étaient arrêtés et la contemplaient. Sur leurs visages se lisaient la joie et la mélancolie puis, chacun à leur tour, ils l’enlacèrent avant de déposer un baiser passionné sur ses lèvres et lui insufflé une peu de cette chaleur, qui manquait tant à son cœur.

Seule dans la nuit, elle regardait mourir les flammes tandis que, pencher sur elle, sa fille l’enlaçait avec tendresse. Debout derrière elle, un homme attendait ; il n’était qu’une ombre, une chimère, une silhouette découpée dans l’obscurité. Posé sur sa tête, un large chapeau obombrait sa figure et seul l’éclat argenté de ses lorgnons trahissait sa présence. Ses lèvres minces n’étaient qu’un trait de pinceau jeté sur la toile de son visage et ses joues creusées paraissaient hérissées d’une barbe mal taillée. Habillé d’une ample tunique de laine épaisse, il portait des braies et des chausses d’un temps qu’elle devinait autre. Perché sur son épaule, un oiseau poussait des cris rauques.

Une dernière fois, elle regarda sa fille se confondre avec les fumées du feu agonisant, puis se retourna.

Silencieux, il avait déposé dans le sable sa besace et avait sorti une gourde qu’il lui avait tendue. Elle avait hésité un instant. Par moment, elle croyait apercevoir de larges ailes noires surgir de son dos, mais ce n’était qu’illusion. Serré contre sa poitrine, l’ouvrage sembla devenir tout à coup plus lourd, comme s’il eut été de plomb. Elle se souvenait : à l’homme du Rêve elle avait confié le livre de contes, cependant qu’on lui arrachait pour la seconde fois la chair de sa chair.

— He put a spell on you, avait-il alors susurré et ses lèvres s’étaient étirés en un énigmatique sourire.

Derrière ses verres de vif-argent roulaient maintenant des yeux fous et, soudain, ce n’était plus un homme, mais un lycan, un lycan qui portait un costume d’homme.

— You put a spell me ! ricana-t-il.

Derrière lui, il y avait la nuit, une nuit noire et sans étoile, au milieu de laquelle brûlait, dans le ciel, son âme.

— You put a spell on him !

vC’était une petite aux yeux pâles, habillée d’un large châle ; assis à côté d’elle un loup au regard trop calme. Grave elle arborait un sourire plein de peine, cependant qu’une brume soudaine l’avalait, un doigt pointé sur elle.

— Because you’re his ! Because he’s yours ! murmuraient en canon deux jeunes filles.

L’une était vêtue d’une capeline rouge, l’autre était une ombre, dont le cœur écarlate brûlait dans l’obscur.

— You put a spell on me ! Like I put a spell on you ! lui susurrait une voix dans le noir tandis que des bras, immenses et larges, l’enlaçaient, l’enfermant dans un cocon de soir.

— Because I’m yours, rétorqua-t-elle en écho.

— Because

Les mots s’entrechoquaient dans sa bouche. Un jour, elle était entrée dans le temps du rêve et depuis lors elle n’avait jamais cessé d’y danser, pénétrée de la musique pour toujours oublier, jusqu’à ce que sa fille se fût éveillée et ce jour était arrivé.

Dans le noir, il y avait ces hommes : ces hommes noirs, habillés de noir, dont les traits noirs surlignaient l’obscurité et qui, de leurs mots doux et d’amour, l’encourageaient. La fête s’achevait et le rêve commençait, ainsi qu’il en avait été décidé.

De l’autre côté, la silhouette n’avait pas bougé, elle avait seulement lancé quelques brindilles dans le feu étouffé. Une brise légère s’était engouffrée dans la pièce et un parfum lourd et chaud avait peu à peu envahi les lieux ; odeur de sable et de fleurs de créosotier.

Pourquoi n’osait-elle pas s’engager ? Avait-elle fait tout ce chemin pour demeurer parmi eux ?

— He loves you ! You love him ! bruissaient, de concert, les ombres noires des hommes en noir.

Autour d’elles les silhouettes s’écartaient, se retiraient dans les ténèbres à mesure qu’elle s’avançait, révélant par la même leur nature première, comme autant d’images d’elle-même et de lui-même, lui qui errait quelque part dans les mondes avenants. Une main sur le cœur, elle les remercia puis franchit le seuil. Un instant, elle éprouva le désir de se retourner, de conserver un dernier souvenir de leurs visages, de leurs âmes, mais elle savait la chose inutile. Les portes de son cocon d’éternité s’étaient déjà refermées.

A jamais ?

Elle ne pouvait que le souhaiter.

Assis auprès du feu, elle le reconnaissait, malgré les années, il était l’homme du Temps, jumeau de lumière de l’Homme du Rêve. Cependant quelque chose avait changé dans son regard, comme une inversion de couleur. Qui était-il désormais ? Puisqu’il n’était plus l’ombre numineuse de l’homme du Rêve. Cet être qui jadis l’avait accompagné dans les Ténèbres jusqu’au seuil de ce songe immuable, dans lequel elle s’était enfermée. Le visage obscurci par ce large sombrero qui couvrait sa tête, ses lorgnons reflétaient à leur surface l’orangé des flammes, cependant qu’un étrange sourire se dessinait sur ses lèvres.

573,15°K, 572°F, 300 °C le bois s’enflamme.

Négligent, d’une main, il jeta un vieux morceau de papier dans le foyer et des débris s’envolèrent dans les ténèbres.

505,93°K, 451°F, 232,78 °C, la cellulose prend feu.

Lentement, il releva la tête. Ses joues étaient creusées et sa pomme d’Adam proéminente disait la maigreur de son corps. Ses lèvres s’étaient encore étirées et il s’était levé, ôtant son sombrero pour mieux la saluer.

523,15°K, 482°F, 250 °C, la graisse humaine brûle.

Lui revenait en mémoire l’odeur pestilentielle de la chair calcinée, cependant qu’elle écoutait avec un respect tout feint le sermon de l’inquisiteur, une main posée sur le malleus maleficarum.

1923,15°K, 3002°F, 1650 °C, les os sont calcinés.

Le vent emportait les restes, cependant qu’elle accompagnait la foule qui se dispersait. Noyée dans l’assemblée, elle l’avait aperçue. Mais, se dévoiler, c’eut été tous les condamnés.

°K, °F, °C.

L’âme humaine ? Quelle était sa température de combustion ?

Mirée dans ses verres, elle découvrait pour la première fois son image.


Texte publié par Diogene, 8 mai 2021 à 11h50
© tous droits réservés.
«
»
tome 1, Chapitre 46 tome 1, Chapitre 46
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
2621 histoires publiées
1170 membres inscrits
Notre membre le plus récent est Eli
LeConteur.fr 2013-2024 © Tous droits réservés