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tome 1, Chapitre 44 tome 1, Chapitre 44

Était-ce là une punition ? Un châtiment ? Certains le pensaient, certains le croyaient. Aveugles voyants, ils avaient regardé les flammes dévorer l’horizon et, maintenant qu’il s’était étréci, ils se retrouvaient démunis, faillis et aucune prière n’y changerait rien.

Le seuil franchi, elle avait contemplé, une dernière fois, ce lieu qui l’avait vu vivre toutes ces années. Elle avait ri puis, d’un geste las, elle avait sorti son briquet ; un vieux zippo à la molette rouillée. Le pouce sur la roulette de métal, elle avait entendu la pierre frotter contre les dents d’acier, comme aucune étincelle ne jaillissait encore. Soudain, une flamme était née et, du bout des doigts, elle l’avait saisi avant de la glisser au creux de sa paume. Dans sa poitrine, son cœur avait vacillé, enflé à l’image de la flamme qui grandissait de même. Un sourire peint sur les lèvres, elle l’avait lancée au milieu du salon.

Tout d’abord, elle avait paru hésité, comme si ce qu’elle lui offrait n’était pas à son goût. Puis elle avait grossi, dévorant la moquette délavée, les meubles standardisés, les bois vernissés, les murs sans aspérités, le plafond immaculé.

L’immeuble était vide. Ordre avait été donné d’évacuer.

Vêtue de seulement quelques frustes, bien qu’elle se fût préférée nue, elle avait quitté les lieux ; ces habits collants à sa peau lui donnaient l’impression d’être revêtu d’un carcan de mort et de douleur. Perché sur le crochet d’un réverbère, l’oiseau noir ne la quittait pas du regard, tandis que de rares silhouettes erraient dans la rue, hagardes, choquées.

Peut-être aurait-elle ri ? Peut-être se serait-elle moquée ?

Elle qui en avait vu tant, immenses, intenses, montés en colonnes, se répandre dans les vallées telles des langues de feu, s’enrouler en tornade et prendre au piège ses camarades, elle se sentait indifférente au désastre à venir.

Par moment, l’oiseau poussait un long cri plaintif et alors elle se cachait : derrière une poubelle, au fond d’une ruelle ou encore derrière une porte, le temps que les patrouilleurs s’éloignassent, puis elle sortait et poursuivait sa route ; les flammes l’appelaient.

Tout à sa marche, elle contemplait la cité faillie. D’épidémies en incendies, une partie de l’humanité assistait impuissante à la déliquescence, à la sénescence de ses croyances, fruit de son arrogance, quand le reste se mourait depuis longtemps. Les yeux tournés vers le ciel embrasé, elle se souvenait.

Au début il y avait eu des fêtes, en guise de réponse on avait fracassé les têtes, asséché les rêves et fait de l’imagination un critère comme un autre. Comme les fumées et les suies asséchaient les poumons humides des hommes, la cupidité avait asséché leurs âmes, faisant des autres des esclaves sans espoir, résignés et condamnés au silence.

Est-ce que la Terre se vengeait, comme certains l’espéraient ?

Non ! La Terre n’était qu’un système. Un système complexe, seulement un système qui obéissait à des lois simples et intangibles, comme la finitude de la vie et des ressources, mais pas les hommes. Elle avait encore en mémoire les vociférations indignées de quelques esprits, grands par l’égo, indigents par la pensée, qui fustigeaient et dénonçaient, à la vindicte bourgeaoise, les décroissants ennemis, les anarchistes calomnieux, les petites gens rétives, les rebelles festifs.

La main tendue vers le firmament, elle referma son poing sur les fumées âcres et les suies collantes, qui avait envahi la cité, puis les appliqua sur son visage, son front, ses paupières, ses joues. Des ombres elle se jouait, ombre elle devenait. Dans les flammes, elle se souvenait, car c’était d’elles qu’elle venait. Né du bruit et de la fureur des incendies, c’était là qu’elle s’en retournait.

Une mince bande de terre vierge séparait encore l’incendie des murailles de pierre ; ce n’était qu’une question d’heures, de minutes peut-être, avant qu’il ne s’en vînt prendre possession, elles qui, jadis, lui appartenaient. Sur les côtes, les villes et les villages, les îles et les rives étaient engloutis ; dans les terres, c’était le désert qui avançait, couvrant de sable et de roche pulvérulente plus de surface que l’homme ne pouvait en combattre.

Ici, c’était les forêts qui s’embrasaient. Son peuple le savait et avait appris à vivre avec, mais l’homme sans couleur s’en était venu et avait tout détruit, allant jusqu’à réveiller le Yurlungur. Partout, où il posait le pied, il asséchait les rivières, blessait la terre, arrachait de ses entrailles les fruits merveilleux, pour les transformer en des fétiches sans valeur, avec lesquelles il pensait retourner au temps du Rêve. Elle-même – elle le regrettait – avait un temps succombé, car vivre, survivre même, lui était interdit, ailleurs que dans les sentiers balisés de la société, au sein de laquelle elle évoluait. Mais, jamais, elle n’avait oublié cette braise qui, tapie au fond de son âme, brûlait sans discontinuer.

Perché sur son épaule, le corvidé contemplait la large porte d’acier qui condamnait la mégalopole. Elle avait érigé quelques années auparavant. Derrière, tout n’était que ruines et désolation ; un premier avertissement dont les échos s’étaient perdus au milieu des fracas des cours des bourses et des annonces mirage d’une technologie salvatrice. Cadenassé, verrouillé, ce mur de béton et de métal était à l’image de toutes ces âmes froides qui l’avait appelé de leurs vœux, une chose qui enterrait la vie. Mais comme les cœurs desséchés s’enflamment au contact du feu, cette barrière colossale était déjà défaite. À Jéricho, les Hébreux avaient soufflé dans des cornes et les murs de la cité étaient tombés. Ici, point de cor, point de souffle, seulement le feu couvant sous la terre, qui chaque jour se rapprochait un peu plus, le vent charriant le sable qui, en retour, en érodait un peu plus l’étoffe, les convulsions du sous-sol sapant ses fondations, tandis que l’eau s’engouffrait alors et emportait tout.

Les paupières closes, elle inspira l’air saturé de poussières, qui humait la braise chaude et le bois calciné. Une femme se tenait au milieu des flammes, serrant entre ses mains un long poignard qu’elle avait soudain plongé dans le sable. Une douleur insoutenable l’avait saisie et elle avait poussé un cri, terrible, incoercible ; le saisissement de l’enfantement. En face d’elle, une jeune fille hurlait à son unisson, mais aucun son ne sortait d’entre ses lèvres. Au-dessus de leur tête flottait la vision d’une silhouette aux ailes immenses et noires, dont le visage reflétait le courroux et l’insoumission. Il leur parlait, mais ses mots ne les atteignaient, seulement leurs échos, cependant que sa souffrance, leur souffrance s’apaisait.

— Père… souffla-t-elle.


Texte publié par Diogene, 4 mai 2021 à 13h01
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