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tome 1, Chapitre 40 tome 1, Chapitre 40

Étendue sur le sol, l’œil dans la lunette, le doigt sur la gâchette, elle sentait dans sa poitrine son organe ralentir.

Était-ce conscient, ou bien un simple ajustement de ses circuits internes ?

Elle soupira, résignée, presque agacée, comme une colère sourde qui rejaillirait. Au bout de la lentille, elle l’apercevait. Assis dans un canapé, il avait écarté ses cheveux pour mieux dévoiler la marque qu’il portait sur la nuque ; une tache en forme d’imago. En face, un miroir renvoyait son image, si semblable à celle d’un ange ou d’un saint, peint de la main d’un Léonard ou d’un Michel-Ange. Tranquille, il paraissait serein, aucune appréhension ne déformait les traits harmonieux de son visage. Posés sur la table basse, un ballon à pied court, accompagné d’une bouteille d’un alcool qu’elle devinait précieux. Un cognac vieux de plus de deux siècles lui avait-il confié, en le lui tendant, avant de le déguster par petites gorgées, son palais s’imprégnant de ses arômes puissants.

L’index enroulé autour de la gâchette, les yeux fermés, elle laissait remonter le souvenir de cette nuit dernière, cependant que des frissons hérissaient sa chair de synthèse. Dans ses oreilles résonnaient les échos sinistres de la ville, bruits de sirènes, cris ou hurlements, musique assourdissante, tout se mélangeait en une infinie cacophonie qui ne connaissait jamais de début ni de fin. Dans le ciel, il n’y avait rien, sinon des myriades d’étoiles artificielles qui tournoyaient sans cesse, sous l’œil immobile d’une lune à peine visible. En cet instant, tout semblait si simple, si limpide, si facile. Après tout, ce n’était qu’un travail comme un autre.

Oui, un travail comme un autre.

Pourtant, dans l’ombre, une main glaciale s’était posée sur son cœur et l’avait étreint, tandis qu’une sensation de vertige la saisissait. Sous ses pieds, un gouffre s’était ouvert, béant, noir, immense ; du fond montait des voix implorantes et suppliantes, reflet de ce monde pourrissant d’où elle était issue. Dans son intérieur, le doute l’avait saisi. En disparaissant, c’était un monde, un univers, une réalité qui s’effacerait.

En avait-elle le droit ? Qui était-elle pour en décider, sinon l’expression ultime d’un rêve chimérique dans lequel des êtres l’avaient enfermée ?

Assis en tailleur autour d’un feu nourri, la sourde silhouette ombrageuse d’un homme se découpait dans la pénombre. Le visage vers l’orient, il fixait un minuscule point lumineux qui grandissait à l’horizon, cependant que d’autres se rassemblaient autour de lui. Soudain il tourna la tête et leurs regards se croisèrent. Au fond de ses yeux se lisait une douce sérénité, cependant qu’il tendait la main vers le ciel, indifférent aux ombres qui l’accompagnaient. Ses lèvres s’entrouvraient et des mots s’en échappaient. En son sein, son cœur se consumait ; elle comprenait.

Les mains resserrées autour de son instrument de mort, l’index affermi. Sûre d’elle, elle prit une longue inspiration.

Était-ce cela que l’angoisse ? Ce sentiment qui saisit l’humain lorsque s’en survient l’indicible, l’innommable, l’indécidable ?

Équanime, elle esquissa un sourire, tandis qu’une larme s’écoulait le long de sa joue ; une larme de joie, une larme fatale. La peur l’habitait et elle l’accueillait comme une amie qu’elle aurait trop longtemps repoussée.

Qu’est-ce que l’être ? Qu’est-ce que le réel ?

Dans son esprit les questions se bousculaient, s’affrontaient cependant qu’elle affermissait son emprise sur la gâchette.

Était-elle, comme l’avait affirmé certains, la dernière évolution de l’humain ? Ou plutôt sa dernière aliénation ?

Comme en filigrane, elle apercevait, superposé à l’image de sa cible, le visage de cet homme mystérieux qui l’avait accueilli pendant son rêve.

Devait-elle avoir des regrets ?

Il était trop tard pour cela. Son index avait pressé la détente et la balle filait au travers des lumières.

Facteur d’accélération : 1000G, vitesse d’éjection : 10km.s-2, énergie d’impact : 55000 joules. Aucun bruit n’avait accompagné son geste, la ville semblait saisie d’une étrange torpeur, tandis que le projectile poursuivait sa course, plus de 5000 mètres les séparaient.

Temps restant avant l’impact : 330 millisecondes

Distance : 3300 mètres

Que se produirait-il ? De ses doigts se détacherait-il une fine poussière aux reflets dorés, comme elle l’avait si souvent imaginé ? Ou bien s’endormirait-elle à jamais ?

Son doigt était toujours accroché à la gâchette et ne l’avait pas relâché. Une sensation de brûlure était à la surface et les impulsions nerveuses avaient commencé leur course effrénée.

Temps restant avant l’impact : 100 millisecondes

Distance : 1000 mètres

Dans une nuit qui n’était plus, depuis longtemps, que l’ombre d’elle-même, une balle filait, dans le temps, dans l’espace, et rien ne l’arrêterait ; elle était la dernière parole d’une humanité réduite au néant, plongé dans un jour de perpétuel artifice.

Temps restant avant l’impact : 2 millisecondes

Distance : 20 mètres

Sa joue chauffait. Au niveau de ses synapses, la dépolarisation des membranes cytoplasmiques avait entraîné le relargage dans la fente synaptique des vésicules de substance P et de glutamate, adressant à son cerveau un message excitateur. Autour d’elle, il lui semblait que le paysage s’effaçait et que le ciel s’assombrissait.

Temps restant avant l’impact : 20 microsecondes

Distance : 20 centimètres

Un récepteur lié à une protéine G hydrolyse son groupement GTP et convertit la guanosine triphosphate en un messager. Serein, rien n’avait changé dans l’expression de calme absolu qui émanait de sa personne. Au contraire, sa figure exprimait un profond soulagement.

Temps restant avant l’impact : 20 nanosecondes

Distance : deux millimètres

Le basculement s’opérait et bientôt la protéine G délivrerait son messager, entraînant par la même une réaction en chaîne. Dans le ciel, les atomes s’entrechoquaient, des protons heurtaient des noyaux dans l’atmosphère ; les ombres grandissaient.

Temps avant l’impact : 0 seconde

Distance : impact

Elle avait jeté les dés et aucune main, aussi divine fût-elle, ne se serait là pour les empêcher de tomber. Dans le ciel, des étoiles filaient et se désagrégeaient, le jour partait en lambeaux, les tours s’effaçaient. Entre ses mains, le fusil disparaissait, un sourire mélancolique se dessinait sur ses lèvres, cependant que son corps se désagrégeait.


Texte publié par Diogene, 26 avril 2021 à 09h58
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