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tome 1, Chapitre 38 tome 1, Chapitre 38

Les rideaux tirés, un peu de la clarté crue de l’extérieur s’infiltrait, baignant son corps nu dans un halo de blancheur. Ainsi illuminée, elle paraissait si paisible, si humaine, en apparence, à la manière de ces madones, telles que les représentaient les peintres de la Renaissance italienne.

Et lui ?

Debout, face à son reflet dans un sous-verre, il se regardait. De l’ombre qu’il était devenu, ne subsistait qu’une flamme minuscule tapie au fond de ses yeux, sombres et lugubres, une flamme qui longtemps avait vacillé, une flamme qui, enfin, s’éveillait loin dans le passé. Soudain, un mince sourire étira un instant ses lèvres puis se figea.

Était-ce la peur qui ainsi l’inspirait ? Ou bien, redoutait-il que rien ne se produise lorsque la balle le traverserait ?

Du bout des doigts, il surlignait les contours de son visage, soulignant les rides qui le marquaient, approfondissant les crevasses qui le lacéraient, dessinant les cicatrices invisibles qui le meurtrissaient. Né de la colère et de l’injustice, sa voix s’était assoupie, affaiblie par le verbe perverti de ceux pour qui la bonne naissance justifie la bonne parole. Derrière sa silhouette, les lumières, artificielles et illusionnées, passions morbides d’une humanité qui a banni les ténèbres de son monde et de son cœur.

Mais un jour, ne l’avait-il pas, lui aussi réalisé, en arrachant son âme à son corps immortel, avant de la dissimuler au sein de celui qu’il considérait comme le plus sage des humains ?

Spectateur, il était né, comme tous les autres du chaos des pensées. Comme les autres, ils avaient appris et les avaient contemplées. Comme les autres, il avait été curieux et il les avait imités. Comme les autres, il avait évolué et il s’était mêlé. Par la suite, certains sont restés, d’autres sont partis. Parmi ceux qui sont demeurés, il y en eut qui désirèrent qu’on leur rendît un culte et qui y prirent goût, quand d’autres n’en avaient que faire. Le temps passait et l’oubli œuvrait. Ainsi en était-il qui disparaissait, ne perdurant qu’à l’état de figurine d’ivoire, de pierre ou de métal ; pâles échos de leur splendeur passée. Presque tous l’acceptaient, car la vie ne peut se perpétuer que dans la mort. Hélas tout comme l’humanité était faite de diversité, eux n’en étaient que le reflet. Et s’il existait de la sagesse chez eux, l’hubris les guettait sans cesse.

Alors, qui, d’eux ou de leurs créateurs, inspirèrent l’autre ?

Eux qui étaient miroirs l’un de l’autre, car il n’existait ni reflet ni illusion, seulement deux êtres indissociables.

Lui aussi avait connu l’ivresse, la démesure, le vertige, puis il y avait eu l’obscurité, l’œil clos qui s’était ouvert et l’avait ensuite fixé du fond de l’abyme. Englouti par les ténèbres, il avait rejoint le monstre qui sommeillait en chaque être, comme d’autres avant lui.

Était-ce ce reflet qu’il contemplait dans ce sous-verre, aussi désuet qu’anachronique ?

Il poussa un long soupir, puis se détourna de la psyché. Allongée, alanguie presque, elle dormait d’un sommeil plein de rêves, ultime cadeau d’un être, lui-même né des songes.

Et demain ? De quoi serait fait demain lorsque, glissant la balle dans le canon, elle l’armerait et presserait la gâchette ? Ce monde s’éteindrait-il à jamais, ou bien ne ferait-il que s’endormir ? Qu’adviendrait-il ?

Les autres, il les avait visités, au cours de ses visions. Mondes de lumière ou de ténèbres, il n’avait découvert que des mondes prisons, où l’avoir l’emportait sur l’être, où la raison avait anéanti l’imagination, où l’humain n’était plus qu’un rouage de la Mégamachine, dont sa compagne de ce soir n’était que le dernier avatar. Les mains jointes, placées à hauteur de son cœur, il contemplait la minuscule flamme dansant au creux de ses paumes.

L’homme avait ouvert les pans de son habit. Sous le tissu ocre, une peau parcheminée et cuivrée s’offrit à son regard. Puis, il s’était emparé de son poignard au manche d’ivoire et l’avait plongé dans son sein. Silencieux, il l’avait alors observé opérer, loger au cœur de son organe les flammes de son essence. Toutefois, alors qu’il s’apprêtait à refermer la béance, il lui avait saisi les poignets. Souriant, ses yeux plantés dans les siens, il l’avait repoussé et posé un doigt sur ses lèvres puis, du plat de la main, il avait effleuré la plaie qui s’était aussitôt effacée. Il avait ensuite étendu ses bras vers le ciel, comme il aurait appelé une divinité tutélaire, et de minuscules flocons de neige s’étaient mis à tomber, recouvrant peu à peu d’un épais manteau blanc la clairière où ils s’étaient installés.

Même cette chose si simple, si belle, avait été oubliée. Les pôles fondaient, les glaciers n’étaient plus. Seuls demeuraient de vagues souvenirs en forme d’images incrustées, ou bien virtualisées.

Assis dans un fauteuil, il se leva et se rapprocha de celle qui lui ferait passer de vie à trépas, qui libérerait, de cette enveloppe de chair, ce minuscule fragment d’âme, prisonnier de sa coquille. Ses longs cheveux s’étalaient en cascade sur la large couverture en alpaga, renvoyant les reflets d’une luminosité trop parfaite, recouvrant à peine la rondeur d’une épaule dénudée. Une expression de sérénité muette illuminait ses traits. Pinçant avec délicatesse le tissu, il le remonta jusqu’à son menton, bien qu’il se doutât que le froid fut une information comme une autre. Pourtant, il savait qu’en cette nuit, cette seule nuit elle l’aurait ressenti.

— Pourquoi ? avait-il adressé au sage.

Mais l’homme ne lui avait pas répondu et avait gardé cette expression de mystère si savamment entretenu derrière son singulier sourire en oblique. Puis, toujours silencieux, il avait apposé sa main gauche sur sa poitrine, à hauteur de son cœur, et une douce chaleur s’était écoulée à l’intérieur. Plus tard, il avait saisi le sens de ce don, les conséquences de ce cadeau et, lorsqu’il s’en était retourné en sa maisonnée, afin de le remercier, il avait disparu ; sur le seul de la chaumière, un loup s’était endormi. Alors, la mort dans l’âme, il s’en était allé, non sans avoir salué l’indomptable animal.


Texte publié par Diogene, 22 avril 2021 à 14h00
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