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tome 1, Chapitre 35 tome 1, Chapitre 35

Le temps s’était suspendu ; les flammes s’étaient figées, pétrifiées dans leur élan. Il distinguait avec une netteté presque impossible les fumées, les brandons éjectés par la sublimation de l’eau contenue dans la bûche, les cendres qui s’envolaient, prises dans le courant ascendant. Posé sur un lit de braises, dont les chatoiements concrétés lui évoquaient les toiles d’un peintre oublié, sa cafetière semblait échapper à la fixité de l’instant. En face de lui, son double, sans doute son écho, ne l’avait pas quitté des yeux. Un étrange sourire était dessiné sur les lèvres, ni tout à fait un rire ni tout à faire un soupir, plutôt l’expression d’un désir enfoui qu’il s’interdirait d’évoquer. Les mains jointes, les paumes en creux, il paraissait recueillir la lumière des cieux, avant de la disperser au milieu des ténèbres qui, alors, s’illuminaient soudain, révélant la nature solitaire de leurs êtres. Les ombres avaient disparu, de même que celle qui lui était apparue, surgie du rêve et de la matière, après qu’elle lui eut glissé au creux de l’oreille, avant de se retirer, ces quelques mots, qui l’avaient ébranlé jusqu’au plus profond de son être.

— Tu es Shahar, l’arpenteur, celui marche dans le temps du Rêve.

— Shahar… avait-il répété, les mots mourants au bord de ses lèvres.

Lorsqu’il avait relevé les yeux, elle avait disparu, ne laissant derrière que pour seule trace tangible de sa présence, de son existence, une odeur âcre et tenace de fumée. Désormais savant, présent souvenant, il devinait qu’il ne s’éveillerait que, lorsque les ayant rassemblés, viendrait le moment où ils marcheraient ensemble sur la cité.

En face de lui, son jumeau avait levé les yeux vers le firmament, les paumes ouvertes vers le ciel. De ses mains s’échappaient de minuscules grains d’or et d’argent qu’emportait le vent. Soudain, les courants s’écartaient en deux rivières l’une allant de l’avant, l’autre à contre-courant. D’entre ses doigts, les particules s’échappèrent et s’assemblèrent, figurant une rose de vents évanescente. Il se saisit alors de sa cafetière et en versa le contenu imaginaire, inondant d’une blanche lumière la pierre ainsi faite. Un sourire sur les lèvres, il la déposa en suite au milieu des braises qui sifflèrent, cependant que jaillissaient du sol d’épaisses fumerolles.

— Je marcherai dans le temps présent pendant que tu marcheras dans le temps du rêve.

À ces mots, il plongea sa dextre au milieu des braises et la ressorti aussitôt. Dans le creux de sa chair, il tenait un cadran de pierre.

— Tu marcheras dans les ténèbres pendant que je marcherai dans la lumière, souffla-t-il comme il le lui tendait.

Son regard soutint un instant le sien, puis il s’empara de l’objet. Lisse, à peine tiède, il semblait qu’on l’avait sculpté dans un morceau de cire. Aussi léger qu’une plume, il l’eut lâché qu’il eut été sûr qu’elle flotterait dans les airs.

— Merci, murmura-t-il, les yeux tournés vers le ciel.

Silencieux, il contempla un long moment les cieux, puis baissa la tête.

— C’est ici que se séparent nos chemins.

Un sourire entendu, son double acquiesça.

— En effet. Maintenant, pose ta question ! Celle qui te brûle les lèvres !

Leurs regards se croisèrent. Dans le calme de la nuit, le silence était total.

— Qui es-tu ?

Les yeux élevés, la face illuminé, des mots étaient sorties de sa bouche entrouverte :

— Je suis Shalim, celui qui marche du crépuscule à l’aube, quand toi tu marches de l’aube au crépuscule.

Mutique, il avait alors regardé son écho disparaître, avalé par les ténèbres. À sa place, un oiseau au noir ramage picorait les reliefs de son repas. Couchée sur le flanc, une vieille cafetière de fer achevait de déverser son contenu dans le sable, que ce dernier avalait goulûment. Au centre du cercle de pierre, des braises se consumaient doucement. De nouveau, il leva les yeux vers le firmament, les étoiles scintillaient et la lune se paraît de nuages.

Était-ce cela le temps du rêve ? Une nuit éternelle ?

Le voile brumeux enveloppait désormais l’astre en son entièreté, la faisant paraître plus pâle encore qu’elle n’était. Il ne ressentait en sa chair aucune fatigue, aucune lassitude, non plus le sommeil qui s’en serait venu le quérir. Penché en avant, il ramassa l’ancêtre cabossé qu’il épousseta, semant, au gré des vents, une poussière veinée d’or et d’argent, puis la glissa dans sa besace. Indifférent à sa présence, le corbeau s’occupait à briser sur un rocher un morceau de gâteau sec, bien trop gros pour lui, happant les miettes dès qu’elle s’écrasait sur le sol. Même lorsque sa main le frôla, il n’eut aucun mouvement de recul et poursuivit, inlassable, sa tâche.

— Est-ce que tu vas me suivre ? Hein, le piaf ? lui balança-t-il, tandis qu’il se relevait et ramassait son sac, son large sombrero posé sur le crâne.

Mais le corbeau ne lui répondait pas et heurtait toujours son bout de gâteau rassis sur la pierre sèche. Debout, son baluchon jeté sur l’épaule, il hésitait, le regard fixé sur l’animal, dont le bec frappait avec frénésie le sol. Soudain, il s’agenouilla et se saisit des débris rebelles. Surpris, l’oiseau se recula, mais ne tenta pas de lui arracher sa proie. Attentif, l’homme ne quittait pas des yeux son précieux ouvrage, cependant que, spectateur intrigué, le corvidé secouait la tête, faisant voleter par instant un peu de duvet. Entre ses doigts, les restes du biscuit s’émiettaient et tombaient en une fine pluie sur le sol poudreux. Bientôt, il n’y en eut plus et la main se retira.

Étonné, le corbeau demeura immobile un long moment puis recommença son manège. Son bec frappait le sol et de la poussière se soulevait tandis qu’il picorait avec gourmandise les précieux reliefs. L’homme n’avait pas bougé, l’un de ses genoux était à terre, ses membres antérieurs étaient suspendus dans le vide. Un instant, il avait surpris l’hésitation dans son regard, mais elle s’était éteinte et il avait poursuivi son repas, comme si de rien n’était.

L’homme s’était relevé, laissant l’animal vaquer à ses occupations. Circonspect, il demeurait immobile, le regard fixe. Il aurait pu l’abandonner, partir à la recherche de ses futurs compagnons, poursuivre sa quête. Pourtant, il se sentait redevable envers ce singulier féal, dont l’étrange présence n’avait eu de cesse de l’intriguer. Son repas achevé, il avait tourné sa tête vers lui, ses yeux noirs, brillant dans la nuit, puis s’était envolé pour se poser sur son épaule ; il sourit. Cependant qu’il approchait une main pour le flatter, il remarqua, tout à coup, comme un poids mort dans la poche droite de sa chemise. Surpris, il plongea une main à l’intérieur et en sortit un étui.

Curieux, il l’ouvrit. Au fond gisait une paire de lorgnons qu’il chaussa aussitôt ; Shahar, l’homme du Rêve s’éveillait.


Texte publié par Diogene, 16 avril 2021 à 09h17
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