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tome 1, Chapitre 24 tome 1, Chapitre 24

Froid, il avait de plus en plus froid, alors même que la mince paroi de verre et de béton qui le séparait de cet extérieur, monstrueux et hostile, était intacte. Ses dents claquaient. Incoercibles, irrépressibles, les tremblements le saisissaient, l’empoignaient, le secouaient comme s’il n’était rien de plus qu’une vieille poupée de chiffon.

Depuis sa salle de bain, il s’était traîné jusqu’à sa chambre et avait plongé au milieu de son lit en désordre. Désormais emmitouflé dans une couette poisseuse et puante, éventrée en certains endroits, – les points de couture avaient depuis longtemps sauté – il tentait de faire face à la fièvre qui s’en suivait. Tourmentant son corps à l’aide de couches de chaleur toujours plus épaisse, il devait suer pour tuer dans l’œuf l’infection qui couvait sous les braises. En proie au délire, recroquevillé, les bras passés autour de ses jambes, il n’osait plus bouger. Les yeux grands ouverts, il devinait l’ombre qui déployait ses ailes, immenses et orageuses ; façonnées de ténèbres, elles semblaient capables d’absorber toute lumière. De l’être qui les portait, il ne voyait rien, sinon la silhouette, sinueuse, majestueuse, comme si elle s’élevait, comme si elle s’éveillait d’un long sommeil. Les paupières encore closes, elle paraissait semblable au papillon qui s’échapperait de son imago, à la fois si gracile et si fragile.

Soudain, il marqua une hésitation, seule, sa main s’était tendue vers son visage pour en effleurer les contours, mais il avait renoncé de peur de briser l’illusion.

Les yeux toujours fermés, elle s’était alors élancée, ne laissant derrière elle qu’un mince filet de fumée, accompagnée de cette fragrance si caractéristique, odeur de sève et de terre brûlée, comme il en émane des sols lorsque les flammes les dévorent. La bouche entrouverte, il n’avait osé la retenir. Partie, enfuie, elle l’était encore ; sa main se refermait sur le vide. Hagard, épuisé, il contemplait ce poing qui s’agitait devant lui, refermé sur son fantasme le long de ses joues, des larmes glissaient et humidifiaient les draps sales.

Lentement, il étirait ses membres engourdis, raidis par la fièvre et les convulsions, tandis qu’il repoussait, les unes après les autres, les couches entassées et emmêlées qui tombaient sur la moquette avec un bruit mat. Par précaution, il avait tiré le rideau devant sa fenêtre et aucun rayon de soleil meurtrier ne venait déranger la touffeur de son antre.

Encore une fois, elle s’en était venue. Encore une fois elle avait fui, répandant derrière elle cette odeur obsédante d’incendie.

Allongé, la tête enfouie dans un large oreiller, dont des plumettes s’échappaient chaque fois qu’il le heurtait un peu violemment, il contemplait le plafond de sa chambre. Plongé dans la pénombre, indifférent aux cris d’animaux en rut qui jaillissait de l’appartement d’à côté, il tendait le bras et dessinait la cariatide qui hantait ses délires. Sur les murs délavés trônaient les images de ses icônes déchues. Comme lui, elles avaient brillé dans le firmament puis s’étaient éteintes.

Mais lui, avait-il jamais brillé ?

Les images tournoyaient dans sa tête, des femmes, des hommes, dont il ne voyait jamais que les ombres. Silencieuses, elles marchaient, s’en venant de lieu et de temps qui n’appartenaient qu’à elles.

Où allaient-elles ?

Il l’ignorait, il devinait seulement qu’un homme les attendait. Lui aussi marchait, depuis longtemps, et tous les soirs il allumait son feu et patientait, les yeux grands ouverts. Son unique compagnie était un oiseau au noir ramage, dont les cris lugubres obscurcissaient la nuit.

Rompu, il balança ses membres antérieurs en avant et se releva, non sans ressentir encore des élancements sournois dans les cervicales.

Avait-il brillé ?

À cette soudaine pensée, il éclata de rire. Il explosa d’un rire dur et sinistre, le rire d’un homme qui se moque lorsqu’il se contemple. Assis sur le rebord du lit, il fixa un long moment la moquette sale ; des habits en mauvais état traînaient çà et là, des cartons abandonnés gisaient sur le sol, attendant qu’une main charitable s’en vînt les ramasser et les placer à l’endroit adéquat. Plus loin, des boîtes de mouchoirs, à moitié remplie, à moitié vide, s’empilaient dans le plus grand désordre. Enfin, il y avait ses disques, d’antiques vinyles, rangés avec le plus grand soin dans une étagère vitrée. Sans doute là, son véritable trésor.

En face de lui, de derrière l’épaisse tenture, filtraient quelques minuscules rayons d’un astre moribond. D’un pas mécanique et sans volonté, il s’approcha de la fenêtre et tira violemment sur le tissu. De l’autre côté, il n’y avait rien, sinon une cité sans nom dont les bâtiments semblaient s’aligner à l’infini. En contrebas, des silhouettes erraient dans un parc pourvu d’une végétation cachectique. Tout au fond, se découpaient les ombres d’une ville, que l’on nommait lumière, devenue forteresse. Parfois il se prenait à éprouver des regrets, mais ils étaient aussitôt balayés par cette sourde colère qui ne le quittait jamais. Comme tant d’autres dans ce lieu de misère, il n’était qu’une épave échouée sur la grève ; un déchet que la civilisation avait rejeté. Dans l’appartement d’à côté les hurlements avaient cessé.

Devait-il s’en inquiéter, s’en féliciter ?

En fait, il restait indifférent. Comme chacun il avait appris, appris à taire ses peurs, appris à taire sa fureur, se façonner un masque morbide au regard vide, attendant qu’on lui versât cette aumône au goût de mépris.

La première fois, il avait refusé, car ce n’était pas une main tendue, mais l’expression même du dégoût qu’il inspirait alors.

Mais si l’on peut se priver de tout ; la faim demeurait et il avait renoncé, se vautrant alors dans la fange et quémandant à son tour ces quelques sous qu’on daignait lui tendre.


Texte publié par Diogene, 25 mars 2021 à 09h30
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