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tome 1, Chapitre 16 tome 1, Chapitre 16

Posée sur un coin du plan de travail, à côté de son écrin plombé, plongée dans le minuscule éclat de lune qui traversait les rideaux tirés sur sa fenêtre, elle brillait de mille feux. Ainsi éclairée, elle lui rappelait ces curieuses coquilles qu’elle ramassait autrefois sur les plages, des coquillages en forme de nuage, dont l’intérieur lui renvoyait les couleurs des arcs-en-ciel. Mais cela, c’était avant que les marées ne s’en vinssent les dévorer, avant que les fumées n’obscurcissent les cieux.

Assise sur un tabouret, les jambes négligemment croisées, elle décapsula la bouteille ambrée qu’elle avait ramassée dans son réfrigérateur. Une masse blanche et abondante remontait le long du goulot. Quelques secondes encore et elle déborderait, répandant le liquide à l’odeur de houblon et de malt. Mais, déjà, elle se renversait et s’écoulait dans un verre à long col.

Le regard vide, elle écoutait le clapotis de la bière contre les parois transparentes, la mousse blanche qui montait, qui pétillait, qui chavirerait si elle ne le penchait pas assez, les bulles qui éclataient ; un océan en miniature avec ses vagues et son écume qui s’échourraient sur les rochers déchiquetés.

L’écume était toujours là, les vagues aussi, les rochers également, l’océan, du moins leurs souvenirs. La figure tournée vers les tentures, elle contemplait le minuscule croissant lumineux qu’elle voyait poindre au travers, si semblable à un fantôme. Son verre à la main, elle se leva et s’avança en direction de la baie vitrée, emplie du silence qui imprégnait son appartement. Entrebâillé, le tissu lui laissait deviner les silhouettes massives qui encombrait la ville, les ruines futures qui, bientôt, disparaîtraient, pour donner libre cours à une imagination étriquée et mutilée, à moins que le projet ne fût abandonné et que la friche ne gagnât sur le béton et l’acier.

Soudain, sa vision se troubla et une chose humide roula sur sa joue froide. Surprise, elle porta une main à sa figure et, de son index, elle recueillit une larme ; une larme pareille un éclat de cristal. Elle la fixa un long moment, puis la porta à ses lèvres ; elle avait un goût prononcé de sel.

Dans le lointain, le ressac de la marée sur la falaise la rappelait à elle. Un jour elle s’était éteinte et personne n’était venu la rallumer. Elle recula de quelques pas. Soudain, son verre s’échappa. Sous ses pieds nus, le sol, couvert d’une fine moquette, avait étouffé le bruit de la chute, le son de sa chute. Étendue sur le sol, elle contemplait à présent la lune qui dansait au plafond de son appartement.

— Pourquoi as-tu accepté ? semblait-elle lui murmuré.

Mais elle ne l’écoutait pas, bercée qu’elle était par le ressac des vagues. Le bras étendu devant, le doigt tendu vers le firmament obscur, elle dessinait les étoiles perdues. Peu à peu, elle les avait vues s’éteindre, cependant que les voix, qui les portaient encore, étaient tour à tour étouffées, violentées, assassinées.

À côté d’elle, un liquide glacé s’était répandu sur la moquette et baignait ses longs cheveux ébène, les imprégnant de sa couleur ambrée, tandis que montait une odeur de bière et de sueur mêlée. Le geste suspendu, elle contemplait des constellations imaginaires, qui n’avaient plus de réalité que dans sa tête. Sa paume tournée vers elle, elle fixait ses visions, désormais irréelles, qui l’avaient vue naître. Un jour, quelqu’un était venu et avait soufflé dessus et tout était devenu obscur. Elle avait alors refermé son poing dessus et elle avait enfermé l’augure. L’augure endormi, elle s’était reposée, mais lorsqu’elle s’était réveillée, quelqu’un avait embrasé le ciel et les étoiles avaient disparu.

— À quoi penses-tu ?

Assis dans le sable sec, les yeux perdus dans le vague, elle avait relevé la tête. Il était là avec ses drôles de disques cerclés de métal posés sur le nez.

Tachés de sable et de sel, que pouvait-il bien voir ?

Elle se posait la question, mais jamais à voix haute. Il avait étendu son bras et pointé, d’un doigt majeur, la grosse masse noire qui se détachait de l’horizon. Au-dessus volaient des nuées d’oiseaux dont elle ne devinait que les profils, simples traits de plume dans un ciel azur. Souriant, il lui avait alors tendu un objet assez volumineux et lourd.

Pourvu de deux cylindres, dans lesquels étaient arrangées des pièces circulaires et transparentes, semblables à ce qu’il appelait ses « lunettes » , elle le souleva à hauteur de ses yeux, puis en scruta l’intérieur. Les oiseaux, si semblables à de fins traits de plume jetés aux quatre vents, étaient devenus tout à coup immenses, monstrueux presque, avec leur bec gigantesque qui claquait dans le vide, leurs yeux fous qui perçaient la nuée, leurs ailes démesurées lorsqu’ils planaient. Parfois, ils piquaient et s’abîmaient dans les flots pour n’en ressortir que des éons plus tard, une proie d’argent frétillante dépassant encore de leur gosier, quand d’autres s’invectivaient et se menaçaient. Quant à la masse noire et menaçante, elle était devenue rocher déchiqueté, sur lequel se reposaient des colonies entières de ces créatures aériennes. Certaines, de petites tailles, se dandinaient sur les flancs escarpés, les ailes écartées, puis sautaient dans les flots agités, quand leurs semblables remontaient leur bec écarlate plein de prises. D’autres encore, dormaient, la tête enfouie dans leur plumage épais, à moins qu’ils ne fussent réveillés par un congénère, qui les aura piétinées, ou qui aura chu. Fascinée, elle s’était écartée de l’îlot et avait balayé l’horizon, avant de lui rendre l’objet avec un sourire. D’un hochement de tête, il l’avait remerciée puis il avait bouché les yeux de la chose, plaçant devant les lentilles d’étranges capuchons mous. Ensuite, il l’avait rangée dans une boîte tapissée d’un tissu qu’il appelait feutrine. Elle aimait le nom comme la texture qui lui rappelait la tendresse du ciel, quand elle tendait la main vers lui et qu’elle le caressait.

Mais tout cela, comme le reste, avait un jour pris fin, quand une main était venue et avait mouché la chandelle. Les yeux grands ouverts, elle fixait la tache de lumière posée sur le plan de travail, son verre à demi rempli, posé à sa droite.


Texte publié par Diogene, 2 mars 2021 à 21h19
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