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tome 1, Chapitre 14 tome 1, Chapitre 14

D’un claquement sec, elle referma son zippo ; elle s’en était grillé une nouvelle, alors même que la portière du camion portait encore la marque noire de son mégot écrasé. À quelques pas de là, une minuscule flaque enflammée achevait de se consumer. Un instant, elle la fixa, avant de balancer son pied dessus et étouffer le feu moribond. Sous sa semelle, un liquide noir et visqueux s’écoula, cependant que s’en échappait une forte odeur d’hydrocarbures.

— Je croyais que tu avais arrêté.

Perché dans la ramure fantomatique d’un arbre au tronc calciné, le corvidé battait des ailes, en poussant des cris perçants.

— Je le croyais aussi.

Les yeux dans le vague, elle fixait l’horizon dévoré par la brume cendrée. La cigarette entre ses doigts, elle la détacha encore une fois de ses lèvres, tandis qu’elle passait une main dans son dos. Le métal était brûlant, pas autant que l’asphalte ramolli, mais elle sentait sa paume la chauffer. Des silhouettes s’agitaient, d’autres les hélaient, ou vociféraient ; elle était lasse. De nouveau, la vision d’un océan de naphte dans lequel elle se plongerait avec délice rejaillit, mais elle la repoussa ; un sourire désabusé sur les lèvres. Il était parfois plus facile de franchir certains obstacles et poursuivre sa route, plutôt que de rebrousser chemin et les surmonter une nouvelle fois. Le bout incandescent de son cône luisait de mille feux, tandis que le vent en attisait la combustion et lui arrachait des lambeaux d’une poussière grise et encore chaude.

— Je le croyais aussi, répéta-t-elle, la cigarette brandie loin devant elle, tel un étrange trophée.

En équilibre au cœur de sa main les chairs repliées autour, elle la maintenait dans l’équilibre précaire qu’un vent traître menaçait sans cesse. De minuscules flammèches s’en échappaient puis s’envolaient, mêlées à la nuée au sein de laquelle elle dessinait un visage qu’elle pensait avoir oublié. De profil, son nez aquilin semblait vouloir s’étirer plus que de raison, à l’opposé de sa chevelure qui s’étendait à l’infini dans la nuque, dont elle détourait du regard les contours. Ses lèvres fines étaient figées dans ce sourire qui lui avait toujours paru durer une éternité, en plus de rehausser ses pommettes creusant d’adorables fossettes à l’orée de ses yeux chassieux. Soudain, il se retourna. Plantées au fond de ses orbites, ses pupilles étaient des charbons ardents tandis que sa bouche s’ouvrait sur la prairie désolée.

— Suis-moi ! semblait-il lui souffler, tandis qu’il luttait pour maintenir son intégrité face aux vents furieux.

Dispersés, la cendre, les poussières et les débris, les grains minuscules de silice mêlés de suie, s’assemblaient autour de sa figure à la manière d’une aura, ou d’une gloire. Elle demeura ainsi de longues secondes, son visage de face, assemblage grotesque d’air et de matière, puis s’en fut, ne laissant derrière elle qu’une trace fugace et vaine que le vent chasserait. Du regard, elle la suivit ; la chose était inutile, car elle savait où elle se rendait, elle savait où elle la retrouverait. Au creux de sa paume, sans doute par un étrange coup du sort, à moins que ce ne fût un sortilège, sa cigarette avait achevé sa combustion, elle n’était plus qu’un mince cadavre gris que la moindre brise aurait pu briser. Pourtant, elle se dressait toujours là, intacte. Le sourire aux lèvres, les yeux étrécis, elle la fixait. Soudain, elle pressa ses paumes l’une contre l’autre. Lorsqu’elle les rouvrit, sa cigarette était là ; des brins de tabac brun enfermés dans un cylindre de papier.

Détachée, elle revoyait les actions qui avaient mené à sa combustion, à sa destruction, enfin à sa reconstitution. Tout d’abord, il y avait l’enchaînement des temps et des instants, les molécules qui se scindent, les atomes qui se lient, les changements d’état : liquéfaction, vaporisation. Ensuite le fluide compressé de son zippo s’échappe de son réservoir. Pendant ce temps, le pouce sur la molette de métal, les dents frottent contre la pierre, produisant des étincelles ; étincelles qui apportent la chaleur nécessaire à la combustion des vapeurs produite par la décompression subite. Puis la flamme bleutée, minuscule, la plus chaude, surmontée de la jaune, plus fraîche, qui lèche le papier et le corrompt, entourée par une aura orangée. Mais ce n’est pas suffisant, car les brins ne font que chauffer. Il faut remonter la flamme, marier les complémentaires, le bleu avec le carmin.

L’extrémité grésille ! La flammèche jaillit !

Il faut l’étouffer, la souffler, laisser le poison s’évaporer, la tour cendrée s’ériger, l’imprégner pour l’empêcher de s’effondrer, alors seulement la flèche se renverse. La cendre redevient papier et brins désordonnés, la fumée se condense, l’essence retrouve sa substance. Le passé est effacé de la séquence, rembobiné dans le moment présent.

Adossée contre la carrosserie du camion, elle frappa deux coups dans la portière, qui s’entrouvrit aussitôt. Lasse, elle fixa un instant sa cigarette, puis referma son poing dessus. Lorsqu’elle le rouvrit, une bourrasque soudaine souffla et fit s’envoler les débris. Les yeux rougis, elle les regardait voleter au milieu de la nuée, rejoindre ce visage qu’elle aurait tant désiré oublier et cependant chérir à jamais. Hélas, chaque fois qu’il en allait ainsi, il se rappelait à elle, tel un mauvais souvenir, et la narguait, avant de s’éclipser.

En contrebas, les dernières ombres s’agitaient, gesticulaient pour rappeler les troupes, encourageaient ceux qui en étaient encore capables de tenir debout. Toutefois, ce n’était pas ceux-là qu’elle contemplait.

Non !

Son regard se déportait aux alentours de ce lac, ce lac noir où elle avait vu se fondre son visage ; elle se retourna. D’une main toujours gantée, il lui tendait une gourde qu’il avait tirée de la large glacière posée entre ses pieds. La figure couverte de suie, les yeux luisants, les joues rougies et cloquées par endroit, il avait 20 ans à peine ; 20 ans et déjà il était baptisé. D’un hochement de tête, elle le remercia, avant de porter à ses lèvres le goulot. L’eau était fraîche, glaciale même, hélas elle n’était pas à même déteindre l’incendie qui, depuis si longtemps, couvait en elle. Exténuée, elle vida la bouteille d’un trait et l’écrasa entre ses mains.


Texte publié par Diogene, 17 février 2021 à 13h36
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