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tome 1, Chapitre 6 tome 1, Chapitre 6

L’air était lourd, moite, presque irrespirable. Couché dans un canapé, dont les coussins avachis laissaient s’échapper des flots de mousse et de plumettes froissées, il fixait le plafond crasseux. Tapissé de chiures et de crevures de mouches, couvert de toiles et de cocons d’araignées, il ressemblait à une toile de Jackson Pollock, en noir et blanc. D’une main, il tâta le vide, puis ses doigts heurtèrent soudain le coin ébréché d’une table basse ; il jura. Las, il poursuivait son exploration, ses doigts parcourant la surface rugueuse jusqu’à ce qu’ils rencontrassent l’objet de son désir. Courbe, généreuse, glacée, ses phalanges se refermèrent dessus, tandis que son bras entamait le mouvement réciproque. Le regard perdu dans sa contemplation, il comptait les taches, comme il n’avait jamais cessé de le faire depuis qu’il avait échoué dans ce trou pourrissant.

La bouteille à portée de sa bouche, il plaça le goulot entre ses lèvres et renversa le flacon, mais seules quelques gouttes de la liqueur s’en échappèrent. La main tendue, il fixa un long moment le fût en verre vide, l’étiquette J&D brillait sous la lueur glauque du soleil que filtraient les hayons du volet roulant. Il eut un instant d’hésitation, de son membre vers le mur opposé, la flasque de whisky volait. Elle volerait et s’écraserait sur le sol sali, ne resteraient que les débris ; ce n’était qu’une possibilité parmi tant d’autres. Ailleurs, elle lui glissait d’entre ses doigts maladroits et il répandait sur son T-shirt les dernières larmes de sa boisson d’oubli.

En fait, toujours elle tombait, toujours elle se fracassait, toujours elle se brisait, jamais il ne la rattrapait, jamais il ne le désirait.

Suspendu dans les airs, il en avait stoppé la chute inexorable et la voici qui tournoyait sur elle-même, grotesque chose de verre sur laquelle des doigts quelconque avaient collé une étiquette. Il y avait quelque chose d’irrésistible dans cette étrange pantomime, d’irrésistible et de grotesque ; il rit, il rit et pleura. Mais il ne riait pas aux larmes, il pleurait et riait, un rire de dépit, un rire quand il n’y a plus rien d’autre faire.

Dans les airs, la farce se poursuivait, comme une fête qui se prolongerait dans le fol espoir de repousser, au plus tard, sa fin, une fin inéluctable et misérable. Aux pieds du canapé, la bouteille gisait, éparpillée en un millier de fragments à l’éclat mat et passé. Toujours allongé, il fixait encore le plafond d’horreurs. Une mouche tournoyait dans un vrombissement effrayant qui s’acheva dans un pathétique sifflement, alors que ses ailes battaient désespérément dans le vide, le corps et les pattes englués dans les rets d’une toile invisible. Une gueule noire, cerclée de larges mandibules, s’avançait ; ses yeux, au nombre de huit, luisaient dans la pénombre, reflétant la peur et l’angoisse de sa proie à mesure qu’elle s’avançait. Ses crochets enfoncés dans son abdomen, elle l’enveloppa dans un épais cocon de soie.

Les bras en l’air, les paumes largement ouvertes, les pouces et les index joints, il s’imaginait, caméra au poing, saisir la scène dans le vif. Mais le prédateur était rentré dans son terrier et ses membres se relâchèrent, retombant mollement sur les coussins. Les mains au-dessus de sa figure, il en contemplait le dos, déformées, décharnées, burinées, calcinées ; des mains d’or devenu de plomb au fil du temps, au travers desquelles il voyait le soleil.

— L’oubli n’est que l’habit des morts.

Rares étaient les moments, où il l’entendait ; plus rares encore étaient les instants où il l’appréciait, où elle le réconfortait, toujours, elle le tançait, l’invectivait. Sur le mur, les ombres portées dessinaient d’étranges arabesques. De l’extrémité de l’index, il en soulignait les traits, faisant crépiter et scintiller l’air autour de lui ; un pâle sourire se dessinait sur ses lèvres ; le pouvoir demeurait.

La mort n’était pas pour les gens de son espèce, seulement l’oubli.

Les paupières closes, il soupira et se renversa sur le côté droit. Sur la vieille moquette, au milieu d’une large trace de vomissure qui n’était jamais parti, malgré ses efforts, gisaient les débris de la dame d’Oblivia, tout à la fois maîtresse et traîtresse. Las, il s’assit et se pencha, les bras ballants le long des jambes. Ses mains, devenues molles, s’emparaient des fragments, puis les déposaient sur le rebord de la table basse. Dans les débris, il devinait les reflets jaunâtres de sa sclérotique injectée de sang. Il n’en mourrait pas, il le savait. Inexorable, la douleur lui deviendrait seulement insupportable ; peut-être, si tel serait son désir. Un profond soupir s’exhala de sa bouche.

Un jour ses pas avaient croisé ceux d’un humain, un écrivain, et il lui avait parlé.

Pourquoi ? Peut-être parce qu’il ne lui avait fait aucune promesse. L’homme l’avait écouté avec patience, avec sincérité des mois durant, puis il s’en était allé, ou plutôt il avait disparu. Il l’avait cherché quelque temps durant, puis avait renoncé.

Avait-il jamais écrit quelque chose de ses confidences. Avait-il jamais été inspiré ?

Il l’ignorait.

Sur la table, le tas de bris brillait d’ocre et de fauve, les couleurs d’un ciel qui lui rappelait trop de choses ; il ferma les yeux. Un jour, il s’en était venu, à moins qu’il ne fût apparu.

Quand était-ce ?

Il ne le savait plus ; il se souvenait seulement du cri qui l’avait tiré de son sommeil, un cri de douleur, le cri d’une foule qui n’a plus que son silence pour arme et son regard empli de larmes sèches.

Le regard fixe, il contemplait le tas de minuscules éclats qui dansait au-dessus de la table tandis qu’ils se réassemblaient. La dame d’Oblivia renaissait d’entre ses mains alors que dans son dos un feu ravageur le consumait et s’élevait. Sur le mur, deux ombres grandissaient, se déployaient ; il se réjouissait.


Texte publié par Diogene, 29 décembre 2020 à 21h40
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