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tome 1, Chapitre 1 « 6H54 » tome 1, Chapitre 1

6h54

L’inspecteur marchait en cercles concentriques autour du cadavre sans le quitter des yeux. Exercice difficile qui faillit plus d’une fois le faire aller au tapis, les pieds enchevêtrés dans une racine mal placée. Ses ronds avaient pour effet principal de distraire un des agents de faction de l’autre côté du ruban jaune, ce qui ne feraient certainement pas avancer l’enquête ni permettre la découverte d’indices importants mais pouvait, espérait-il, calmer un peu ses aigreurs d’estomac et tenter de réprimer des flatulences qui ne lui disaient rien de bon. Etait-ce l’odeur de putréfaction, odeur acre, pénétrante, la lourdeur du temps, irrespirable depuis trop de jours, ou cette répétition maniaquo-macabre qui l’écoeura ? DeForest sortit un mouchoir qui ne méritait même plus d’être lavé et se tamponna le nez et la bouche dans un geste compulsif. Il quitta d’un coup ses cercles pour bondir près d’un arbre et se vider bruyamment et longuement, une main appuyée contre le tronc. Il s’essuya et replia consciencieusement le carré de tissu avant de le fourrer dans la poche arrière de son pantalon. Sa gorge le brûlait, il lâcha un flot d’insultes :

« Putain de nègre ! Cet enfoiré m’a encore fourgué sa viande avariée. Vais lui faire bouffer, moi et après, on ferme, hop. Les gars de l’hygiène vont s’en donner à cœur joie. »

L’agent de faction souleva de deux doigts sa casquette et lui lança :

« Qu’e’qu’chose qui tourne pas rond, inspecteur ? Besoin d’un coup de main ? »

DeForest abattit son bras vers le bas en signe de dénégation, sortit un carnet et un crayon de sa poche revolver et commença sérieusement l’inspection de la victime, l’estomac plus léger.

La dix-septième victime ressemblait étrangement aux seize autres. Son corps disloqué gisait au pied d’un vieil arbre, au centre d’un des parcs municipaux de la ville. La première fois, c’était tombé sur DeForest parce qu’on était dimanche et qu’il était de service. Et depuis, tous les dimanches, à l’heure des premiers joggeurs, le téléphone sonnait.

Comme les autres, elle dessinait un huit sur le sol. Si l’on faisait abstraction de son état définitif et des insectes qui introduisaient le moindre de ses orifices, la scène était assez jolie. Ses deux bras formaient un angle droit de chaque coté de son buste, les doigts des mains touchant ses hanches. Les jambes avaient la même position, plaquées au sol, pieds joints par la plante, intérieur des genoux tournés vers le ciel. Le bassin avait été cassé, net, les cuisses ouvertes laissaient exploser un sexe béant, lèvres tirées.

DeForest savait qu’en fouillant à l’intérieur, le médecin légiste trouverait une gélule contenant un message, une énigme à déchiffrer. Comme pour les 16 autres. L’inspecteur eut un haut le cœur, un reste de ce maudit sandwich, doublé d’un mal de crâne fulgurant : il avait passé des dizaines d’heures à essayer de résoudre ces énigmes à la mord moi-le nœud sans parvenir au moindre résultat. Pas le plus petit début d’indice. Et il en avait marre, plus que marre.

La fille gisait nue, ses vêtements à côté d’elle, réplique d’elle-même. Chaussures, jupe, chemisier et même son collier la dessinaient encore. Elle s’était allongée, là, sur ce lit délicat de feuilles mortes, s’était endormie et son corps avait quitté ses habits sans en froisser un seul pour venir se poser juste à côté et former ce huit étrange, tout en angles droits.

Toujours la même mise en scène. DeForest avait beau regarder et encore regarder, il ne comprenait rien. Il s’éloigna de quelques pas, se retourna une dernière fois, juste pour vérifier que comme pour les autres, la tête manquait. Il n’avait pas besoin de chercher, il savait où elle était. Toujours au même endroit. Accrochée par les cheveux à l’une des plus hautes branches de l’arbre, yeux et bouche cousus. Manquerait la langue. Le regard de l’inspecteur remonta le long du tronc. Personne n’avait encore compris comment le meurtrier arrivait à accrocher une tête aussi haut. Aucune trace sur l’écorce, aucune branche, même pas une brindille cassée. La tête se balançait doucement. On voyait très bien les vaisseaux et l’œsophage pendouiller. Du travail de cochon, la coupe n’était pas franche, l’assassin s’y était repris à deux ou trois fois. Avec quel instrument ? Mystère. DeForest se gratta les couilles, une vieille superstition. Il pensait mieux réfléchir après.

Le mec de l’identité mitraillait à tout va et torturait son appareil par des contorsions improbables. Il pensait sans doute révéler les indices en multipliant les angles de prise de vues. DeForest lança un crachat dans sa direction en s’épongeant fébrilement le front. Il était pris soudain de suées et redoutait plus que tout un dernier renvoi plein de bile et d’amertume.

La meute des chacals, attirée par la lumière, choisit ce moment là pour faire son entrée sur la scène du crime. Une demi- douzaine de flics tentait assez mollement de les contenir. Les flashes crépitaient, les coudes se frottaient aux épaules, et les têtes se choquaient en faisant bing, bong. Quelques grommèlements, le souffle court, des sons gutturaux, un juron étouffé. Chacun était concentré, très concentré. Cette poignée de secondes accordée à la presse était comme un rite secret, un pacte passé il y a très longtemps dont tout le monde connaissait le principe et le revendiquait sans pouvoir citer un seul terme du contrat. L’inspecteur DeForest toussa deux fois, distinctement et s’avança en levant les deux bras en l’air:

« Messieurs, s’il vous plait, fin de la séance, chacun doit pouvoir faire son travail. Merci de reculer, s’il vous plait. »

Il y eut encore un ou deux flashes mais la troupe tourna les talons sans opposer de résistance ni émettre de protestation.

DeForest entendit un léger craquement sur sa droite. Il ne sursauta pas, et vida lentement l’air qu’il avait dans les poumons en fermant presque les paupières.

« Monsieur l’agent ? »

DeForest ne réagit pas. Une seule personne s’obstinait à l’appeler Mr l’Agent alors qu’il était inspecteur depuis dix ans déjà et qu’il aurait dû passer inspecteur principal depuis cinq s’il avait bien voulu lécher le cul de son chef à l’instar de ses autres collègues. Mais DeForest ne léchait le cul de personne ce qui le classait dans la catégorie « mauvais caractère ». Il saisit sa fidèle fiole de tord-boyaux, un scotch que lui seul tolérait, en avala une longue rasade, censée lui éclaircir le gosier, masquer son haleine de vautour et lui donner du courage. Il se retourna, massif et emprunté.

« Monsieur l’agent, je peux vous poser une ou deux questions ? »

Cà commençait toujours comme çà. Au début, DeForest avait essayé d’esquisser, d’ignorer, de renvoyer à plus tard, de s’enfermer dans un mutisme froid mais elle l’observait tranquillement et il finissait par céder:

« Miss Perske, vous êtes toujours exactement là où l’on vous attend sans pour autant vous désirer. C’est désolant.»

Elle ne prit même pas la peine de lui répondre, d’un léger mouvement de sa tête vers le haut, son visage capta le peu de lumière et ses yeux le foudroyèrent. Il baissa le regard en se mortifiant d’avoir utilisé ce mot « désirer ».

Bien sûr qu’elle était désirable, bien sûr qu’il la désirait. Elle était comme d’habitude vêtue d’une tenue qui valorisait au mieux ses courbes généreuses, ce matin une jupe de cuir noir, assez courte, un blouson de la même matière, des bas résilles sur des bottines. Brune, coupe à la garçonne, lèvres d’un rouge carmin, une voix chaude que la cigarette rendait parfois rauque, elle tapotait distraitement sur son calepin et regardait DeForest d’un œil coquin et amusé.

DeForest n’était qu’un homme à la libido enfouie sous le gras de son ventre. Il lui arrivait presque chaque matin de se réveiller avec des souvenirs de chair pétrie, de râles et d’abandon. Il allait pisser et passait à autre chose. Une fois par mois, quand il n’avait pas bu toute sa paie, il se payait une pute, parfois il n’arrivait pas à bander et s’endormait sur celles qui avaient encore un peu de pitié pour l’âme humaine.

DeForest serra les poings. Un jour il ne se retiendra pas et il la baisera là comme une chienne juste à côté de…

« Monsieur l’Agent, est-ce que vous avez noté ce léger détail ? »

Jill Perske pointait du doigt les mains de la victime. L’inspecteur ne voyait rien d’extraordinaire. Jill poursuivit :

« Jusqu’à présent toutes, je dis bien toutes les victimes avaient les paumes tournées vers la terre. Celle-ci les a retournées vers le ciel. »

DeForest se gratta les couilles, le plus discrètement possible.

« Et alors ? »

Sa voix était un cri étranglé.

« Dans cette mise en scène minutieuse, tout est signe. L’assassin nous invite, vous invite à réfléchir et à décrypter un message, à découvrir un indice. Il joue avec vous. Est-ce que vous êtes prêt à jouer, Monsieur l’Agent ? »

L’inspecteur en avait sa claque pour aujourd’hui. Lundi, il devrait se lever tôt pour aller écouter le compte-rendu interminable du médecin légiste et supporter la puanteur de son cigare mêlée aux odeurs fétides de sang et d’urine. Il décida de clore le bec de la jeune journaliste et de mettre un terme à sa leçon d’humiliation :

« Vous savez quoi, Miss Perske, je serais de vous, j’irais vite écrire mon papier. J’ai hâte de me marrer un bon coup en le lisant demain matin. »

La nuit avait été courte et mauvaise pour DeForest. Trop de scotch avant de s’effondrer, une langue chargée et pâteuse, un café gris et nauséeux et ce foutu canard là sur sa table avant même la première cigarette.

Le titre était une gifle :

« Suppliciées du 8 : le meurtrier se joue de la police »

Gustave DeForest lut avec beaucoup d’intérêt l’article qui suivait sur 4 colonnes et une demi-page agrémenté d’un cliché on ne peut plus explicite où on le voyait tourner autour du cadavre en se grattant la tête. Jill Perske, cette pétasse insolente, expliquait qu’au fil de ses 17 meurtres, l’assassin semait une foule d’indices qui, d’après elle, devait permettre à la police d’avancer rapidement dans l’enquête. Mieux, elle assurait que l’assassin distillait ses indices volontairement et qu’il se gondolait de voir tout le monde patauger. Tout le monde sauf cette petite mijaurée plumitive ! Elle avait noté, avec pertinence, dut reconnaître Gus, que cette fois-ci les paumes de la victime étaient tournées vers le ciel. C’est ce petit détail qui lui avait permis de remonter à un culte Maya. Perske expliquait que les Mayas, adeptes féroces de sacrifices en tous genres, avaient l’habitude de se représenter de face, sans perspective, les bras et les jambes formant des angles droits avec le corps, comme un huit fait de deux losanges superposés. Pour leurs cérémonies macabres, ils cassaient les membres des jeunes vierges offertes à leurs dieux pour les faire ressembler à leur propre image dessinée sur les parois des temples. Au fond du sexe des victimes, le prêtre sacrificateur déposait un message soigneusement roulé. Ce message était destiné aux dieux et devait permettre à la jeune suppliciée de ressusciter et de vivre éternellement dans le Grand Royaume en digne ambassadrice des Mayas restés sur terre.

Bon, se dit Gus, il tue ses victimes selon un rite Maya. Et alors ? Il ne voyait pas très bien où cet esprit féminin et fumeux de Miss Perske voulait exactement en venir, si ce n’est, évidemment, le ridiculiser et à travers lui l’ensemble des flics de la ville.

DeForest continua sa lecture. La journaliste expliquait ensuite qu’il était primordial de décrypter les messages, que là était la clé et que seule la résolution de cette énigme permettrait l’arrestation de l’assassin. Perske mettait beaucoup de conviction dans cette partie, son style frôlait le lyrique, elle en appelait à la « responsabilité publique des dirigeants», «à l’absolue recherche de la vérité » et terminait par un :

« Demain, d’autres révélations »

L’inspecteur Gustave DeForest, 25 ans de maison, divorcé, sans enfant eût un instant de profonde déprime qu’il étouffa dans un énorme juron. Il roula le journal en boule et le jeta dans un coin de la cuisine pour aussitôt aller le rechercher, le défroisser, le temps de se calmer et de reprendre sa lecture. Deux choses avaient attiré son œil, mécaniquement, sans qu’il sache exactement pourquoi. La première était un encadré sur un fond gris. Perske expliquait que la tête manquante des 17 jeunes femmes, perchée en haut de l’arbre sous lequel on les avait retrouvées répondait à un autre rite, Jivaro celui-ci. Le fait qu’yeux et lèvres soient cousus lui faisait penser que le meurtrier utilisait la même technique que les réducteurs de têtes et qu’il y avait fort à parier que si on allait voir les têtes des premiers cadavres, elles auraient rétrécies. A vérifier, se dit Gus, vaguement dubitatif.

La deuxième chose était une petite annonce sur la page opposée à l’article de Miss Perske. L’inspecteur lut : « Je fête mon 18ième anniversaire à 23 heures 30 ». Pas de lieu, pas de date. DeForest réfléchit. Il y avait 52 parcs dans la ville dont certains couvraient plusieurs hectares. Impossible de mobiliser suffisamment d’hommes pour tous les surveiller. En plus il ne savait même pas quand cela devait arriver et encore, si cela devait arriver. Il avait juste une intuition, pas assez solide pour foncer.

Quand DeForest poussa la porte vitrée, son patron lisait le journal, les deux pieds sur le bureau, appliqué, concentré, d’apparence très calme. L’inspecteur se racla la gorge :

« Z’avez demandé à me voir, Chef ? »

Jo E. Singleton replia le canard avec soin, le posa sur son bureau dont il retira ses pieds et regarda Gustave DeForest avec un grand sourire en l’invitant à s’asseoir.

« Gustave (c’était la première fois qu’il l’appelait Gustave. Dans les moments de grande intimité, pour les pots de Noël ou de départ d’un collègue, il lui était arrivé de l’appeler Gus après quelques verres mais la plupart du temps c’était DeForest ou Inspecteur). Gustave, on se connait bien n’est-ce pas ? Je sais que je peux vous faire confiance, n’est-ce pas ? Je vais pas vous faire le baratin, Gustave. J’ai eu le maire et toutes les huiles qui sont en dessous. Cà grogne. Je dirais même, çà gueule. Vous voyez ce que je veux dire, n’est-ce pas ? Donc, vous vous démerdez comme vous voulez, je veux que cette enquête avance à grands pas, à pas de géant même. Je vous donne huit jours. Et s’il vous plait, Inspecteur, débarrassez-vous de cette garce qui pollue notre atmosphère et marche sans cesse sur vos plates-bandes. Vous êtes un grand garçon, hein, vous savez faire ! »

Cette journée s’annonçait aussi boueuse, glaçante et interminable qu’un jour de pluie fine en novembre. DeForest, le petit Gustave DeForest venait de recevoir une leçon de morale de son chef et il n’était que 10 heures. Il devait maintenant passer à la morgue et subir pendant au moins deux bonnes heures la logorrhée déjantée de ce fou d’Ed Carter, médecin légiste depuis plus de trente ans, as du bistouri mais hélas complètement atteint par les centaines de cadavres dépouillés par lui et dont il avait fini par prendre le teint verdâtre. Ed Barn était un fou conscient de sa folie. Qui peut résister, garder un semblant d’apparence humaine et de sociabilité en passant tout son temps à couper des chairs mortes, extirper des balles, mesurer des plaies, reproduire le geste du meurtrier pour comprendre de quelle place et avec quelle arme il avait tué ? Le hobby d’Ed, pendant ses quelques loisirs, était de tester toutes sortes d’ustensiles contondants sur un mannequin dont il avait réussi à reproduire l’aspect et surtout l’élasticité de la peau. Carter possédait une collection de couteaux, haches, machettes, coupes-coupes et autres lances, piques, glaives et sabres venus du monde entier. Le médecin était comme un boucher : il ne pouvait rester un seul jour sans trancher de la chair, de préférence humaine. Il aurait pu mal tourner, il le savait, d’où sa schizophrénie qu’il tentait de calmer par des calembours et des jeux de mots tous plus stupides les uns que les autres et qui lui permettait, il l’avouait lui-même, de « distancier ».

« Alors, petiot, t’es venu voir ta fiancée ? Dis donc, qu’est-ce tu lui as mis ! T’es monté comme un nègre ou vous étiez deux ? »

DeForest ne laissa pas Barn partir dans son délire et arrêta le rire gras qui démarrait entre deux quintes de toux :

« Chu’pas docteur, docteur ! »

Ed Carter s’arrêta net de rire et de tousser. Il mâchonna son cigare mexicain pour le faire passer du coin gauche au coin droit de ses lèvres noircies par le tabac, regarda l’inspecteur d’un air amusé :

« Salut, fils, j’vois qu’t’as pas perdu la main ! Ah, ah « chu’pas docteur ! » Super, fils, super. Bon, si t’es pas le docteur Petiot, qu’est ce tu viens foutre là ? Pasque tu vois, fils, c’est pas pour les nymphettes le théâtre que je vais te montrer. »

Gus DeForest fit un signe de la main au médecin pour qu’il commence. Ed Carter lâcha un pet long, gras, flageolant sur la fin, un de ces pets dont l’odeur infeste l’air et vous prend les narines alors même qu’il résonne encore dans la pièce.

« Juste pour détendre l’atmosphère, précisa Carter. Irrespirable, ici. Donc, j’ai examiné la jeune fille que tu m’as fait livrer. Age, sans doute dix-huit, dix-neuf ans. Belle, de ce que j’ai pu voir, salement amochée la gosse, bien proportionnée, bref baisable, enfin je veux dire avant, pasque là, même moi… Comme tu le sais la tête a été tranchée. Je vais pas rentrer dans les détails mais je crois bien que tout ce qu’elle a subi, c’était avec sa tête sur les épaules. Je dirais même que le meurtrier –ou la meurtrière, sait-on jamais, hein, y’a des salopes qui prennent leur pied bizarrement- lui a coupé la langue, cousu les yeux et les lèvres avant de la torturer. Et sans anesthésie, mon pote. I’ devait pas avoir d’ordonnance ou la pharmacie était fermée. Regarde sa tête (Carter prit la tête coupée par les cheveux et l’agita à quelques centimètres du visage de Gus). Pas la tête de quelqu’un de serein à qui on a lu un joli conte de fées pour l’endormir. Cà respire la souffrance et même la grosse souffrance. Donc pas de cris. Après l’avoir réduite au silence, il lui a cassé les deux bras au niveau des clavicules, pour le gauche il s’y est repris à deux fois. Cet homme (allez, fils, j’te l’dis) a une force rare. Il s’est peut être servi de son genou ou d’un objet genre petit cube. Il tenait le torse au niveau de l’épaule avec le bras droit et d’un coup sec, il a appuyé sur l’humérus au-dessus du coude. Crac ! Dit comme çà c’est simple. J’ai fait le test avec un chevreuil fraichement tué. J’ai dû m’y reprendre à 5 fois. Même chose pour le bras gauche, plus compliqué pour les jambes : le bassin est beaucoup plus costaud que les clavicules et les fractures sont nettes ! Quand les cuisses ont été parfaitement ouvertes et plaquées au sol, l’homme a voulu fourrer son truc dans le vagin de cette pauvre fille. Pas sûr qu’il y soit arrivé, je le soupçonne d’être embarrassé de ce côté-là même si on a retrouvé du sperme tout autour de la petite gélule qui contient le message secret. Çà peut te faire une piste. Ce n’est qu’après, combien de temps après, peut-être une heure, peut-être deux que ce salopard a tranché la tête de sa victime. Après l’avoir bien regardé souffrir. Il s’y est repris à trois ou quatre fois et c’était parfaitement prémédité, je ne sais pas ce qu’il a utilisé comme ustensile, je vais trouver, mais c’est un truc bizarre, regarde, qui fait une sorte de dentelle. La chair n’est pas tranchée nettement. Je vais trouver. »

Ed Carter avait fini son rapport. La fille était là, horriblement mutilée. Carter avait accompagné toutes ses explications avec force gestes montrant les points précis des fractures, soulevant le buste pour mieux voir les chairs en lambeaux au niveau du cou, touchant les cuisses, les mains de la victime et invitant l’inspecteur à se pencher avec lui par des « viens, fils, là, tu vois ? ».

DeForest était incapable d’articuler un mot. Il tendit une main ouverte vers Carter qui lui remit la gélule au message :

« Vas-y, fils, trouve nous cette crevure ! »

Avant de quitter la morgue, Gus fit une petite visite aux « archives vivantes », c’est comme çà qu’on appelait le service qui conservait les pièces périssables d’une enquête jusqu’à classement de l’affaire. Le lieu était tenu par un grand escogriffe à l’aspect falot qui ne vous regardait jamais dans les yeux, avait une voix de crécelle et les mains moites. Gus ne l’aimait pas, mieux : il s’en méfiait.

« Salut, Bart ! J’aimerais voir les têtes des victimes. Possible ? »

Bart se frotta les mains dans sa blouse pour les essuyer –un réflexe permanent chez lui- avant de grommeler :

« Carter est au courant ? L’est OK ? »

« Pour sûr, répliqua DeForest, je le quitte à l’instant. »

Bart ouvrit une porte sur une pièce noire, il alluma une rampe de néon, Gus cligna des yeux. Des rangées de bocaux alignés sur les étagères laissaient entrevoir des formes gélatineuses de tailles diverses. Bart dit : « C’est par là » fit un geste vague et s’éclipsa en refermant la porte. Gus se sentit un peu seul et commença à examiner les bocaux, rangée par rangée. Rien de ce qui l’intéressait ne se trouvait là et n’en fut pas étonné. Il sentait qu’Ed Carter n’avait pas laissé les têtes ainsi vulgairement exposées. Elles étaient forcément ailleurs. Gus DeForest continua son inspection quand il buta littéralement sur Bart.

« Qu’est-ce que tu fous là ? J’te croyais dans ton bureau ? »

« C’est que…je suis passé par l’arrière porte. »

« Montre ou je te… »

Bart était trouillard et Gus très menaçant. Il indiqua l’arrière porte à Gus qui s’engouffra dans un couloir menant à d’autres pièces. A force d’ouvrir des portes et d’inspecter des locaux plus ou moins grands, DeForest finit par mettre la main sur ce qu’il cherchait. Dans un petit local, caché dans un recoin, il découvrit les 17 têtes pendues à l’air libre par des fils au plafond dans l’ordre de leur découverte. La première était beaucoup plus petite que la 17e. Comme ratatinée.

DeForest passa encore au labo pour déposer la gélule. Il se fit faire une photocopie du message qu’elle contenait et fila jusque chez lui.

La pièce qui servait de bureau à l’inspecteur était entièrement consacrée à l’enquête. C’était un capharnaüm sans nom, mélange de coupures de presse, d’épais dossiers disposés sur une table, des chaises, au sol, et surtout d’un panneau complet au mur sur lequel étaient affichées toutes les photocopies des messages trouvés dans la vulve des filles assassinées. DeForest avait fait faire des agrandissements de taille variée et tenté quelques rapprochements de formes ou de signes qui pourraient correspondre. C’était comme les pièces d’un puzzle dont il ne connaissait pas l’image finale. Il avait compris que chaque message était la partie d’un tout mais il n’y avait visiblement pas de logique simple du type 1er message=indice n°1. Non. Cela se présentait sous la forme de petits bouts de papier déchirés à la main. A l’encre noire, une trace, bout de lettre ou éléments d’un dessin. DeForest avait essayé des centaines de combinaisons sans trouver pour l’instant la moindre cohérence.

Il était là depuis une heure à s’étourdir la tête devant son tableau indéchiffrable en sirotant scotch sur scotch. A force de rassembler mentalement les bouts de papier sous ses yeux, son crâne menaçait d’exploser. Il en avait assez, assez de ces rébus incompréhensibles, assez de ces meurtres stupides, assez qu’on lui demande à lui, Gustave DeForest de résoudre une énigme dont il se fichait absolument. Le monde tournerait encore après que le meurtrier eût cessé de tuer ou soit arrêté par l’inspecteur DeForest ou un autre. Et personne, une fois la promotion d’inspecteur principal accordée, l’éventuelle médaille accrochée à son torse, ne se souviendrait de Gus DeForest, flic il resterait flic parmi les anonymes.

DeForest cherchait à former des lettres, un mot, une phrase. Il eut d’un seul coup un éclair de génie.

Furieusement, il déplaça les petits bouts de papier cherchant à faire coïncider un trait avec un autre. Il était maintenant en nage, un commencement de signe apparaissait sous ses yeux, comme un huit ! C’était des chiffres qui se cachaient derrière les messages.

Après de sérieux efforts et une bouteille de scotch, l’inspecteur DeForest aligna ce qui pouvait ressembler à 4 chiffres liés les uns aux autres : 8888. Un code. Mais un code de quoi ?

Il n’y avait pas cinquante mille endroits où faire un code et il pencha aussitôt pour la gare centrale et ses centaines de casiers.

Il prit un pied de biche dans son garage et fonça vers la gare.


Texte publié par patgab, 30 novembre 2020 à 13h58
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