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— Mamie, pourquoi on habite à la campagne ?

Surprise, je regarde le visage tout rond de mon petit-fils dans le rétroviseur. Alban est sagement assis sur son siège, son petit cartable sur les genoux. D'un coup d’œil, je surveille la réaction de sa grande sœur, mais celle-ci est occupée à envoyer un message sur son téléphone et son expression reste neutre. Je sais qu'elle écoute pourtant.

— Ton grand-père n'aime pas la ville. Et puis, où est-ce qu'on mettrait tous les animaux ? dis-je finalement en souriant.

— Et le jardin ! Il n'y aurait pas assez de place sur un balcon ! Michel a juste quelques fleurs chez lui !

— Et elles poussent bien ces fleurs ?

Je reste concentrée sur la route alors qu'un chauffard nous dépasse. La voiture toussote un peu, mais très vite, le danger s'éloigne et je me détend un peu. J'aperçois au loin l'entrée de notre domaine. Bientôt, nous serons à l'abri du monde.

— Non, elles sont petites et elles ne sentent rien !

Alban pose sa petite main sur son menton et fronce les sourcils. Je fond littéralement quand il prend cette attitude. Il ressemble tellement à son père...

— Finalement, c'est chouette la campagne ! Je pourrai inviter Michel aux prochaines vacances ?

— Nous verrons avec ton grand-père.

— Papi veut pas qu'on invite nos amis.

Le ton d'Elodie est amer, et je m'efforce de garder un ton enjoué.

— Votre grand-père a ses raisons !

— C'est sûr, faudrait pas qu'il soit surpris en train de fabriquer ses armes.

— Elodie !

Je la fusille du regard dans le rétroviseur ; elle rentre le menton d'un air buté mis n'ajoute rien. Alban du haut de ses six ans est trop jeune pour se rendre compte, mais Elodie est suffisamment âgée pour comprendre. Et elle se souvient des années de résistance et de guerre. Un souvenir flou et douloureux d’enfant.

Elle se précipite au-dehors de la voiture à peine garée et se dirige en courant vers sa cabane secrète. Je n'y ai plus remis les pieds depuis quelques années pour lui laisser son intimité ; je sais qu'elle y conserve de nombreux souvenirs de ses parents disparus, dont une photo qu'elle a volé dans l'un de mes albums. Je soupire, et Alban me prend par la main.

— Pourquoi elle est tout le temps triste Elodie ?

— Ton papa et ta maman lui manquent.

Devant son air embarrassé, je m'accroupis et pose une main sur son épaule. Il lève vers moi un regard coupable et je souris pour l'encourager à parler.

— Moi je me souviens pas d'eux...

— Et bien... Tes parents étaient des personnes très courageuses.

— Elodie dit qu'ils sont morts pour rien.

Une bouffée de colère me saisit et je la réprime tant bien que mal. Elodie traverse une passe difficile mais elle n'a pas à y mêler son petit frère. Je ne couperai pas à une mise au point, aussi délicate soit-elle.

— Tes parents étaient des héros.

Alban sourit finalement, l’air rassuré. Je le prends dans mes bras et l'emmène à la cuisine pour lui préparer un chocolat chaud. Je sens une cruelle pointe de nostalgie et de culpabilité mêlées me transpercer le cœur alors que je le contemple, installé à table devant sa tasse, ses jambes battant le vide. Ses parents ne sont pas morts pour rien, mais ce n'est pas eux qui auraient dû partir.

— Va jouer dehors Alban.

Le petit ne se le fait pas dire deux fois, et il s'engouffre en riant par la porte de derrière. Épuisée, je me laisse choir dans le fauteuil installé près de la cheminée. Quelle maison en possède encore une de nos jours ? Il est même devenu illégal de ramasser du petit bois sur ses propres terres et les combustibles sont hors de prix. Il y a bien longtemps que celle-ci n'a pas accueilli un bon feu réconfortant. Pourtant, cette maison et sa famille en aurait bien eu besoin ces dernières années.

Je penche ma tête en arrière en respirant profondément. Je ne peux pas me permettre de m'écrouler. Je n'ai jamais pu me le permettre. Depuis toujours, j'ai dû porter mes proches. Aujourd'hui encore, Yann, mon mari, a besoin de ma stabilité pour ne pas s'effondrer. Mes articulations craquent douloureusement quand je me relève, et je m'étire avant de me diriger vers la grange où se trouve l'atelier. Il est trop tard maintenant pour les regrets, je ne le sais que trop bien.

Yann est assis à son bureau, sa tête posée sur ses avants-bras. Devant lui, une photo encadrée trône fièrement. Je la prend doucement sans le réveiller. Cette image de bonheur, je la connais par cœur. Elle a été prise pendant les années de guerre, alors qu’Alban venait de naître. Elodie avait cinq ans ; elle souriait de toutes ses dents. La dure réalité ne nous avait pas encore rattrapé.

— Quelle heure il est ?

Le son endormi de sa voix me faire sourire tendrement. Son timbre doux n'a jamais vraiment changé malgré les années et les malheurs.

— Dix-huit heures. Je vais aller préparer le dîner.

J'hésite un instant, puis j'ajoute :

— Elodie t'a vu fabriquer des munitions.

— J'irai lui parler.

— Elle est dans sa cabane.

J'entend ses épaules craquer alors qu'il se lève. Il dépose un rapide baiser sur mon front et je savoure ce contact comme au premier jour.

— Choisis bien tes mots.

— Je sais. Elle est comme toi, je n'ai pas le droit à un mot de travers.

Il me jette un sourire taquin et s'éloigne en boitant. La porte se referme en grinçant ; je contemple son plan de travail. Toujours plus de munitions. Yann n'a jamais cru à la fin de la guerre. Il est convaincu que cela ne s'arrêtera jamais, et il se prépare chaque jour à l'éventualité d'un nouveau conflit ou d'une nouvelle privation de liberté. J'ignore si je dois le laisser faire ; j'ose croire que si le cas se reproduit, les bandes armées ne s'en prendront pas à des enfants. Mais qui peut en être sûr ?

Je caresse du bout du doigt la corde de son arc. La dernière fois, quand les munitions avaient manquées, il avait tenu la place juste avec son vieux compagnon et quelques flèches que nous fabriquions pendant les longues soirées de veille près du poste radio. La victoire était toute proche quand la milice du gouvernement en place avait forcé nos barricades. Nous étions à l'extérieur pour apporter du ravitaillement chez d'autres résistants ; ils avaient emmenés notre fils et sa femme. Nous avions retrouvé Elodie en pleurs dans sa cabane, Alban bien serré dans ses bras. Ses parents avaient juste eu le temps de l'envoyer se mettre à l'abri. Deux jours plus tard, la radio criait partout la victoire de la résistance. Une victoire amère et depuis longtemps volée ; le nouveau gouvernement en place ne vaut pas mieux que l’ancien.

Les parents d'Alban et Elodie étaient des héros, mais des héros malchanceux. Je me demande aujourd'hui encore notre part de responsabilité. Avec Yann, nous avons toujours œuvré du côté de la résistance, mais avions-nous réellement laissé le choix à notre fils et sa femme ? Ne l'avions-nous pas éduqué pour qu'il suive nos traces ? Pour qu'il se batte pour la défense de nos droits et libertés ?

Leurs parents étaient des héros, mais il leur faudra encore quelques années pour le comprendre et l'accepter. Et quelques années supplémentaires pour en être fiers. J'adresse juste aux étoiles un unique souhait : que la vie les laisse grandir et s'épanouir loin des conflits.


Texte publié par Lutine, 6 février 2014 à 11h46
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