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Le front contre la fenêtre du train, je contemple le paysage extérieur. Des boulevards de murs grisâtres défilent à toute vitesse et leurs tags sont comme des éclairs colorés à mes yeux. Des voitures s’agglutinent comme de petites souris sur le périph’ parisien, le long des voies, et je devine sans mal la symphonie de klaxons malgré la musique qui se joue dans mes oreilles. Je salue des panneaux que j’ai appris à connaître par cœur au fil des voyages, qu’il s’agisse de leur contenu ou de leur état. Ce sont là des détails qui restent et qui ne changent pas, comme les ancres de la routine que l’on jette sur moi. Un soupir franchit mes lèvres.

Nous ne sommes pas grand-chose dans ce monde. Des pions plus ou moins serviles que l’on met dans des petites boîtes plus ou moins grosses. Des boîtes qui bougent plus ou moins vite, qui arrivent – ou non, d’ailleurs – à destination. La vie est ainsi faite de boîtes que nous rejoignons et quittons selon le bon vouloir des horaires, ce chef d’orchestre assez atypique que personne n’apprécie, mais dont aucun ne remet en cause la légitimité. Et dans ces moments-là, je me demande si mes efforts ont réellement payé. Si ça en valait la peine. Si c’était vraiment ce que je voulais.

Je sens mon cœur me serrer. Je laisse mon esprit divaguer et petit à petit, les murs s’évaporent, les tags se transforment en fleurs et les voitures en champs tout en verdure. Comme ravivé par cet environnement, le ciel terne reprend des couleurs comme l’on retrouve le sourire. Je souris d’ailleurs en m’imaginant retourner là-bas. C’est amusant, j’entendrais presque la terre fraîche se soulever sous les pattes de mon chien et devinerais l’odeur de l’herbe humide et fraîchement coupée que j’aime à penser être celle de la liberté. Un clignement d’yeux plus tard, c’est au volant de ma voiture que je me trouve. Elle ne paie pas de mine, elle grince, elle a vécu, mais nous voyageons comme deux comparses, n’écoutant que le murmure du vent et le chant de la nature. J’entends bientôt le hennissement des chevaux, leur galop sur le sol meuble. Combien de temps depuis ma dernière balade ?

Le jingle de la RATP est suivi par une annonce crachée par des haut-parleurs saturés. Me voilà instantanément ramenée à la réalité. Une femme me dévisage comme si je venais de faire une énorme bêtise. La seule que j’ai faite, me semble-t-il, est de laisser une larme s’échapper et rouler le long de ma joue. J’ai peut-être reniflé, aussi. C’est sûrement cela qui l’a dérangée. On ne sait jamais par les temps qui courent…

Les souvenirs me semblent maintenant bien loin, si loin que je crains un instant les avoir imaginés. J’ai parfois l’impression amère qu’on me les a volés. Qu’un pan de ma vie m’a été pris. Quand j’y pense, je ne conserve pas tant de moments marquants que cela de ce que l’on considère comme l’adolescence. J’en ai gardé le principal, je crois : les grands espaces. Les éclats de rires. La liberté. Pourquoi avoir choisi des boîtes ? Des regards accusateurs ? La crainte constante ? Pourquoi ne suis-je pas restée là-bas ?

Alors que le train s’enfonce sous terre, empruntant un tunnel qui me prive de la vue de l’extérieur, je vois des visages se refléter dans les vitres. Mon imagination me joue une nouvelle fois un tour et elle leur assigne des traits familiers. Certains que j’aurais aimé oublier, d’autres qui me donnent le sourire, la foi, le courage. Pourquoi les voir me serre-t-il autant la gorge ? J’ai une soudaine envie de presser certains de ces visages contre moi. Deux, trois ans parfois nous séparent. Pour certains, c’est le gouffre impitoyable de la fatalité. Le temps passe si vite et on le dédie à si peu de choses. Est-ce cela, la vie ?

Je me lève, je monte les marches, j’attends que le train arrive à quai. Comme d’habitude, l’on se bouscule pour sortir les premiers – et pour rentrer les premiers. Je passe dès qu’une ouverture s’offre à moi. Dans les escalators, je compte machinalement le nombre de gens qui me dépassent par la gauche. Six… Sept… Il n’est pourtant pas si grand. Une autre boîte sur roues m’attend. Elle porte le chiffre cinq. Je me range sur le côté, près des portes. Trois personnes me dépassent allègrement depuis la droite. Les places sont chères dans ce métro, surtout depuis l’épidémie.

Des discussions, des klaxons, des voitures, des vélos, des trottinettes électriques, des gens qui se plaignent, qui discutent, qui font de leur mieux et un peu moins parfois. Je pénètre dans l’enceinte de l’école. Au loin, l’on m’adresse de grands signes amicaux. Mes joues ne gardent aucune trace de mes larmes. Je leur souris. Je suis malheureuse d’être là, mais heureuse de les voir. On m’a dit un jour que j’étais un poisson pris entre deux courants. Est-ce donc cela la signification de cette étrange expression ?

Le chef d’orchestre lève sa baguette et donne le tempo. Il est neuf heures et demie et il est temps de rejoindre la petite boîte pour laquelle je suis là. Je scrute le ciel qui s’éclaircit en rêvant de l’explorer, d’en découvrir la véritable couleur. Je suis une chose insignifiante mais tant que j’aurais des envies, je serai là.

Je jure de retrouver la part de moi que j’ai laissé là-bas et qui me manque tant. Lorsque le moment sera venu.


Texte publié par Ifreann, 9 octobre 2020 à 00h10
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