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tome 1, Chapitre 3 « La Dame de la Nuit » tome 1, Chapitre 3

Ainsi immobile sous le ciel écru, elle brûlait de se retourner, de croiser encore une fois ses yeux ; chacun de ses pas était comme une douleur nouvelle. Mais qu’aurait-elle vu ? Son père, mère de lait, ou bien un homme autrefois femme au regard usé ?

Les larmes se détachaient une à une de ses paupières et s’envolaient dans les ténèbres qui l’avaient vue naître. La dague entre ses mains, elle la porta vers ses lèvres et en baisa la garde, cependant que les perles gelées se brisaient dessus en des milliers d’éclats de miroir, emportant avec eux un minuscule fragment d’âme.

De l’autre côté, adossé au chambranle, un homme aux saisons passées la contemplait avec un regard tout à la fois bienheureux et inquiet.

— Pourquoi m’obéir, ma fille ? Réalise-toi et deviens femme, il n’est qu’ainsi que je pourrai partir libre et heureux, songeait-il.

Esther s’enfonça dans les bois sombres. Autour d’elle, le vent d’hiver soufflait violemment, faisait crier les branches, gémir les arbres. Serrant la dague contre son cœur, Esther frémit, leva les yeux vers la Lune qui, à travers les ténèbres, caressait de sa douce lueur ses cheveux d’or cendré et ses yeux d’eau.

Plusieurs fois, sa toilette s’agrippa aux ronces, aux branches qui parsemaient le chemin. Et, lorsqu’au cœur de la nuit, glacée jusqu’à l’âme, elle réalisa qu’elle s’était égarée, elle sentit à nouveau son cœur saigner d’une tristesse infinie. Ses mains se crispèrent sur le pommeau de sa dague, des sanglots la secouant. Elle avait froid, elle était épuisée ; elle était perdue.

— Père…, gémit-elle en se recroquevillant. Père…

Elle se raccrochait à l’image rassurante de ce père fait mère pour s’éviter de sombrer. Puis dans un dernier spasme de courage, elle dégaina la dague et la planta dans la terre.

L’eut-elle entendu, qu’elle n’aurait pu voir son apparition. Le vent glacé lui mordait les paupières et l’aveuglait, cependant que les gelures de la terre s’infiltraient au travers de sa chair bleuie. La main toujours enserrée autour de la garde, elle la sentait glisser à la manière de cette chaleur que le borée d’hiver défaisait. Ses doigts raidis par le froid lui faisaient endurer le martyre, tandis que de sinistres visions s’imposaient à elles.

— Père…

Mais aucun mot ne sortit de sa gorge, la vie la fuyait aussi sûrement que l’ombre gigantesque qui s’en venait à elle ; un ours. D’une taille démesurée, il approcha son mufle et lui souffle sur le visage une haleine chaude et chargée de musc. Il demeura ainsi plusieurs minutes, apposant sa lourde patte sur son corps, comme pour en apprécier la tendresse. Puis, il se saisit d’elle et la traîna dans la neige épaisse ; sa main enserrait toujours sa dague.

Esther se sentit traînée dans le coton glacé. Sa cape s’arracha de son cou et elle demeura inerte dans la neige blanche. Enfin, dans un dernier effort, elle ouvrit les yeux ; tout autour d’elle était noir.

D’un bond, elle s’arracha aux crocs de l’ours, se laissa choir dans la neige. La dague lui échappa.

L’ours grogna, puis lui saisit la jambe. Esther poussa alors un cri étranglé, grattant le sol de ses ongles pour se défaire de cet étau. Ses doigts se crispèrent, tentèrent de récupérer la dague.

Et alors qu’elle sentait la patte de l’ours se poser sur son dos, la Lune l’étreignit de sa lueur rassurante.

— Alors c’est toi ? lui demanda une voix qu’elle n’aurait su qualifier. L’enfant des étoiles, l’enfant qui devait m’être rendue.

Esther resta muette de stupeur. Autour d’elle, le temps semblait être mort, spectateur de cette étrange apparition.

— Le sang ainsi t’a rendue impure, alors que les astres t’avaient bénie et protégée des souillures de ce monde.

— Il ne m’a rendue que femme. Et grâce à cela, me voici devant vous. Père m’a ordonné de planter dans le sol la lame de cette dague. À présent que cela est fait devant vous, faites de moi ce qu’il vous plaira.

La Lune lui dévoila sa face blême qu’un demi-sourire traversait de part en part. Dans le ciel noir d’encre, elle semblait à Esther terriblement imposante, presque dangereuse. Sur ses gardes d’abord, elle s’abandonna au regard de la Lune,

— Je suis à vous, souffla-t-elle pour elle-même.

Et comme la Lune ne répondait guère, Esther se mua en une boule de rage. À pleins poumons, elle hurla :

— Je suis à toi ! Parle, dame de la nuit ! J’ai abandonné mon père bien aimé pour toi ! Derrière moi, je l’ai laissé !

Elle plantait frénétiquement la dague dans le sol.

— Rends-moi à lui si de moi tu n’es pas satisfaite ! Si je suis tant impure à tes yeux… Rends-moi au père que j’aime tant !

Mais la lune demeurait impassible, ses yeux terribles posés sur sa fille.

— Père… gémissait-elle, griffant le sol avec l’énergie que le désespoir octroie au vivant dans son dernier souffle.

Hélas, personne ne lui répondait, seuls les hurlements des vents résonnaient à ses oreilles, cependant qu’une silhouette ombragée bravait les éléments déchaînés. Enveloppée dans une lourde cape de laine, elle chassa du regard l’ours qui revenait à la charge. À reculons, l’animal s’écarta, puis se recula.

— Va-t’en ! Elle n’est point ta proie, siffla-t-elle, comme il semblait hésiter.

Disparue, elle se pencha sur la jeune femme étendue dans la neige, le visage bleui par le froid et aperçut la dague encore enfoncée dans le sang. Les yeux étrécis, elle voulut s’en emparer. Mais à peine l’avait-elle effleuré qu’un frisson glacé lui parcourut l’échine. Sa main enveloppée dans une étoffe, elle en saisit la garde et la glissa à sa ceinture, avant de s’en tourner les yeux vers le ciel. Là-haut, la lune les observait ; ses yeux semblables à deux puits de ténèbres.

— Ô dame de la lune. Pourquoi as-tu abandonné ton enfant ?

— Le sang a parlé, bruissa une voix. Elle n’est plus mienne, à moins qu’elle ne me rapporte le fragment de moi-même que son père, jadis, cacha au plus profond de la forêt, là où nul homme, nulle bête ne le trouverait.

Agenouillée, la silhouette posa alors le lourd sac suspendu à son épaule et en sortit une épaisse couverture dont elle couvrit la jeune fille. En lisière de la clairière, l’ours semblait attendre.

— Pourquoi n’es-tu pas retourné parmi les tiens ? lui lança-t-elle.

Mais l’animal demeurait immobile et fixait toujours l’ombre étendue sur le sol.

— En ce cas, rends-toi utile et aide-moi à la porter à ma tanière, ou elle mourra de froid avant les aubes.


Texte publié par Yukino Yuri, 8 septembre 2020 à 10h09
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