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tome 1, Chapitre 7 « Fièvre partie 1 » tome 1, Chapitre 7

Clifford 1978 (17 ans)

La route menant au lycée est déserte. Logique puisque je suis en retard. J’accélère l’allure. Ce n’est pas forcément très réfléchi comme idée, mais c’est la seule que j’ai. Je longe l’église, il ne me reste plus qu’à tourner à droite puis à gauche. Tonio est en classe en centre-ville. Normal, il est intelligent. Je savais bien qu’il pourrait faire de longues études, contrairement à moi.

Après, ce n’est pas ce qui m’intéresse. Mon choix devait se faire dans une petite liste. Au hasard, j’ai pris la mécanique. L’idée que j’avais dans ma tête, c’était de pouvoir réparer moi-même ma voiture. C’est con, parce que je n’en ai pas de véhicule. Ça coûte trop cher. Du coup, je peux m’occuper de celles des autres. En particulier celle de Francis.

L’important, c’est que j’ai une moto. J’y ai passé du temps dessus. On peut dire que c’est ce qui a le plus retenu mon attention ses dernières semaines. Le peu d’argent que j’avais, a servi pour acheter des pièces.

Un virage. Un autre et je déboule devant le bâtiment austère. De quand peut-il dater ? Au moins du siècle dernier. Des petits groupes discutent face à la porte. Je cherche Tonio du regard. Quand je le vois, je suis surpris. Il a bien changé depuis qu’on ne s’est vu. À croire qu’il a poussé d’un coup, sans prévenir. C’est bien, ça évitera sûrement qu’on l’ennuie, maintenant que je ne suis plus là pour le protéger.

Je m’arrête devant et attends. Il ne bouge pas. Je tente de lui faire un signe, sans succès. Je m’attire des regards interrogateurs. Sans savoir pourquoi je n’ose pas l’appeler. C’est comme si j’avais peur de le déranger. Du coup, je me contente de retirer mon casque, afin qu’il me reconnaisse. Des boucles brunes s’en échappent et me tombent sur le visage. Je les repousse négligemment. Il faudrait que je me fasse couper les cheveux à un moment ou un autre. Seulement, ça a un prix, et j’ai passé tout mon argent dans la réparation de ma moto.

À part une crinière plus longue et plus de barbe, je n’ai pas beaucoup changé. Je crois que j’ai atteins ma taille définitive. Enfin, j’ai toujours été grand pour mon âge. Ça doit venir de mon père sinon je ne vois pas comment cela pourrait être possible. J’ai dépassé le mètre quatre-vingts depuis un moment.

Brusquement, il arrive vers moi, le sourire aux lèvres. Sans savoir pourquoi je l’imite. Il m’a manqué. J’ai peine à l’avouer, mais c’est le cas. Tonio, c’est comme mon petit frère. C’est pour ça que j’ai toujours veillé à ce que personne ne l’embête. Il a vécu des choses difficiles. Alors pas besoin d’ajouter encore à sa tristesse. Il mérite d’être heureux.

Sans que je m’y attende, il me prend dans ses bras pour m’enlacer. C’est tout lui, cette façon de réagir. Il ne se détache pas tout de suite, comme s’il voulait être sûr que c’était bien moi et non un rêve.

– Alors surpris de me voir ?

J’ai vraiment que des conneries à raconter.

– Tu m’as beaucoup manqué, avoue-t-il.

Je lui tends le deuxième casque, qu’il enfile. Alors qu’il grimpe derrière moi, ses bras se passent autour de ma taille pour se tenir pendant le voyage.

– Prêt ?

– Oui. J’ai une totale confiance en toi.

Le pire, c’est que c’est vrai. Si je voulais le tuer, je n’aurais aucun mal.

– Tu ne veux pas savoir où on va ?

Il secoue la tête. À mon tour, je passe mon casque puis démarre la moto qui vrombit. Je reprends ma route, Tonio serrer contre moi. Ça me rappelle des souvenirs. La fois où je l’ai pris dans mes bras pour dormir, par exemple. Je le sentais si mal que cela me pinçait le cœur. Sans un mot, je suis venu m’allonger contre lui pour lui tenir compagnie. Il n’a rien dit. Avec appréhension, il a appuyé son front contre mon épaule. J’ai posé la main sur son bras comme pour l’apaiser, et aussi parce que je ne savais pas quoi faire d’autre. Ça a eu l’air de suffire parce qu’il s’est endormi. Je l’ai regardé un moment comme pour m’assurer que rien n’allait lui arriver. Ce n’est que quand mon esprit a été rassuré que j’ai regagné mon lit.

Nous continuons notre chemin vers le parc. Je sais qu’une belle surprise s’y trouve. J’espère que Tonio sera content. Dans les virages, ses mains serrent un peu plus ma taille. Je m’y attendais et ne m’en formalise pas. Je connais déjà ses sentiments à mon égard. C’est Savina qui me l’a expliqué pour éviter que je lui fasse de faux espoirs. Ça m’a pas mal tracassé parce que je ne voyais pas bien comment me comporter autrement. Ensuite… La vie nous a séparés. À cause de ce que j’ai fait. Cela dit, c’est un faible prix à payer pour qu’ils soient heureux tous les deux.

Nous arrivons en bordure de la patte d’ours. Le nom m’a toujours paru étrange parce que ces animaux ne sont guère présents dans notre contrée. Enfin peut-être étaient-ils là au Moyen Âge ? Je profite d’un bateau pour monter sur le trottoir puis garer la moto. Je coupe le contact, avant de retirer mon casque. Tonio reste accroché à moi. Il faut que je dise quelque chose pour le faire revenir à la réalité et éviter tout moment gênant.

– Ça va ? Tu n’as pas eu peur ?

Une question banale…

Il me relâche avant de descendre. Quand son visage redevient visible, il me lance un grand sourire.

– Avec toi, je n’ai jamais peur. Je sais que tu me protégeras.

Je baisse les yeux. J’essaie, mais j’avoue que ce n’est pas toujours une réussite. J’en profite pour passer l’anti-vol sur la roue avant.

– Depuis quand tu as une moto ?

– Pas longtemps. Je l’ai réparé moi-même. Je fais des études en mécanique.

– C’est toi qui as choisi ou on te l’a imposé ?

Je me redresse.

– On m’a donné une liste et on m’a demandé de faire un choix. Ça me paraissait être une bonne idée. Des bagnoles, il y en a partout, et elles auront toujours besoin de réparation ou d’entretien.

Je ne lui dis pas qu’on me destine à autre chose. Pour le moment, je vais au lycée, en attendant ma majorité. Après…

Tonio s’approche. Il a grandi, cela dit, je le dépasse d’une bonne tête. Est-ce que moi aussi, j’ai changé ?

– Tu n’arrêteras jamais de pousser, rit-il. À côté de toi, j’ai toujours l’air d’un gamin.

– Tu as le temps.

Il me fixe encore.

– Tu te laisses pousser la barbe ?

Instinctivement, je porte la main à ma joue.

– Oui. J’essaie de faire disparaître cette vacherie.

Aussitôt, je sens la texture granuleuse sous mes doigts. L’envie de l’arracher avec mes ongles me prend, mais je me calme. Ce n’est pas en faisant des plaies supplémentaires que la cicatrice va partir.

– Ça ne se voit pas tant que ça, me souffle Tonio.

– Tu es gentil.

Je sais que c’est faux. Je suis horrible. C’est pour ça qu’elle ne me regarde même pas. Elle me le fait bien comprendre quand elle m’appelle « mon petit frère ».

Il reprend.

– Tu fais du sport ? J’ai l’impression que tu es plus musclé que la dernière fois qu’on s’est vu.

Mon regard se pose sur mon bras comme pour y chercher un changement soudain. Il n’y a rien. C’est toujours moi. Je ne suis pas différent.

– Le mec chez qui je vis, est un accro au sport. Il veut me faire participer.

– C’est un bodybuildeur ?

Je secoue la tête.

– Non. Juste un type qui aime le sport. Il est assez exigeant.

Cette phrase met Tonio en alerte.

– Exigeant comment ?

– Il me fait mon planning de la journée avec ce que je dois faire. Je n’ai pas le droit de manger n’importe quoi… Il veut absolument me faire partager ses entraînements. À côté de ça, j’ai le droit de sortir si je préviens et j’ai eu le droit de m’acheter ma moto. Il est spécial, mais pas méchant.

Mon ami paraît réfléchir. C’est attendrissant de le voir s’inquiéter pour moi. Ça devrait être l’inverse. Moi, j’encaisse, j’en ai l’habitude.

– Et toi ?

– Moi ?

L’espace d’un instant Tonio semble surpris avant de se reprendre. Avant qu’il n’ouvre la bouche pour me répondre, le temps lui manque. Une petite brune nous rejoint en courant. Ses cheveux coupés au carré sont passés derrière ses oreilles, alors que sa frange lui revient dans les yeux. Ils ont une si belle couleur, d’un bleu qui tire vers le vert. À peine les ai-je vu que je les ai trouvés magnifiques.

– Alors on est en retard ? Vous avez mis du temps pour vous préparer ?

Sitôt qu’elle arrive devant nous, elle prend dans ses bras Tonio, pour déposer un baiser sur sa joue rebondie. Je ne peux m’empêcher de la suivre du regard. Sa jupe à motif écossais laisse entrevoir ses jambes fines. Comme à son habitude, elle n’a pas fermé son manteau beige dont les pans claquent sur ses mollets avec le vent.

Brusquement, elle se précipite dans ma direction. Je retiens mon souffle déstabilisé. Les moments où elle est contre moi sont les meilleurs de mon existence. Seulement, elle s’en fiche. Je ne lui parlerai plus… Trop rapidement à mon goût, elle se détache.

– Tu as encore grandi, toi ?

Je secoue la tête sans rien ajouter. En vérité, je n’en ai aucune idée.

– Ça me fait tellement plaisir d’avoir mes deux petits frères avec moi.

Cette phrase me fait mal. J’aurais beau l’avoir dans mes bras à chaque fois qu’elle pleure, jamais elle ne s’intéressera à moi. Toujours, je resterais son petit frère de cœur. Je sens le regard de Tonio sur moi. Lui aussi connaît cela.

Ce monde est vraiment cruel.

Cependant, je la laisse prendre ma main dans la sienne pour nous guider. En ligne tous les trois, nous avançons. Elle, entre nous deux. Si j’étais optimiste, je me dirais que nous pouvons la protéger. Mais je n’y crois plus depuis l’après-midi où elle a pris son temps pour me parler. Sans un mot, j’ai écouté sa douleur et ses détresses alors que je sentais mes poings se crisper d’eux-mêmes. Si seulement, elle m’avait laissé intervenir, au lieu de croire qu’elle le méritait. J’aurais pu l’aider, je le sais…

Mon esprit revient au présent. Après la ballade, nous nous renterons dans un café. Celui qui est près du parc. Dedans, des tas de lycéens comme nous. Enfin, j’ignore si je peux me compter dans le lot. Est-ce que mon apprentissage en mécanique me met au même niveau qu’eux ?

Avisant une table autour de laquelle s’entassent quatre chaises, nous nous installons.

– Vous voulez quoi ? demande Savina.

– Café.

– Comme d’habitude, déclare en souriant Tonio.

Notre amie disparaît en quelques secondes. Je fixe sa silhouette, laissant mon regard se poser sur sa taille fine que j’aimerais pouvoir enlacer autrement qu’en tant qu’ami. Pour elle, je ferai n’importe quoi. Je l’ai déjà fait. Je sais déjà que c’est inutile. Nous ne serons jamais ensemble. Cette idée est morte et enterrée.

– Vous vous voyez souvent ? me demande Tonio.

– On s’est retrouvé par hasard. D’ailleurs, c’est elle qui m’a reconnu.

Cela dessine un sourire sur le visage du garçon qui me fait face.

– Tu étais dans la lune ?

Je secoue la tête. Comment lui dire que j’ai pour habitude de ne pas faire attention aux groupes de filles ? Quand je le fais, j’ai toujours l’impression de les mettre mal à l’aise. Elle me regarde comme si j’étais un mec effrayant qui allait les enlever pour les violer dans une cave, avant de les enterrer dans son jardin. Tout ça alors que je n’ai même pas de cave ou de jardin. Je sais bien que je n’attire personne, sauf Tonio et c’est plus parce que je l’ai défendu au collège qu’autre chose.

Il ne faut pas croire que je suis sourd. J’ai bien entendu ce que les copines de Savina ont dit. Elle a eu beau faire son maximum pour lui expliquer que je suis quelqu’un de bien, elles ont déjà leurs idées. Aucune d’elles n’a envie de faire ma connaissance. Ça tombe bien, c’est aussi mon cas. Je serai seul. C’est tout. Ce n’est pas la mort quand on l’accepte. Je ne veux plus de mensonges, plus de rapprochement sans lendemain. Savina et Tonio sont les deux personnes que j’aime, celles pour qui je ferais tout.

Une tasse apparaît comme par magie sous mes yeux. Il en est de même pour mes amis, et je comprends qu’un serveur vient de passer pendant que je ressassais de vieilles pensées.

– Je ne sais pas comment tu fais pour boire ça, déclara Savina en me volant le sucre sur le rebord de la soucoupe.

– C’est un café ! Un vrai café, pas ta mixture noyée de lait et de sucre.

Elle me tire gentiment la langue.

– Ne vous battez pas. Le meilleur, c’est le chocolat, affirme Tonio.

À ses mots, nous rions. C’est plus son expression qui nous amuse que ce qu’il vient de dire. Il a l’air tellement convaincu. L’espace d’un instant, j’ai l’impression de revenir deux ans en arrière. Quand je ne connaissais pas encore certaines vérités blessantes. Je crois qu’en un sens, j’aimerais m’y retrouver.

Brusquement, la porte du café claque. Un type châtain, mèches sur le côté fait son entrée. Mon cœur loupe un battement, alors qu’il s’avance vers nous. S’il y a bien quelqu’un que je ne veux pas voir là, c’est lui. J’hésite sur la marche à suivre, mais lui se précipite vers nous. Il tire la chaise vide à mon côté, avant de s’installer. Savina le dévisage, les sourcils froncés.

– Alors Cliff, on se planque ?

– Je suis avec des amis. On se verra plus tard !

Il se tourne vers la brune qui lui fait face.

– C’est elle que tu as envie de te taper ?

Je manque de m’étouffer avec la gorgée de café que je viens de prendre.

– Je comprends, moi aussi, je me la ferais bien.

Cette remarque insultante me fait bondir. Je l’empoigne par son manteau pour le forcer à se lever. De quel droit se permet-il de lui parler ainsi ? Sans un mot, je le traîne dehors. Je me sens mal à l’aise. Je n’ai jamais été violent devant mes amis. Ce n’est pas réellement dans ma nature. Je peux le devenir à loisir, mais je n’aime pas faire du mal ou blesser. Le contraire de Xavier qui dit en permanence qu’il peut tuer n’importe qui. Il joue les forts, mais n’est-ce pas pour cacher ses faiblesses ? Pendant tout le temps que je le trimballe, il ne fait que se marrer.

Une fois sûr que je suis assez éloigné du café, je le plaque contre un mur. Avec ma taille, je le domine sans peine. Il continue pourtant à sourire. Sans doute parce qu’il me connaît.

– Je t’interdis de l’insulter !

Aucune idée de pourquoi cette phrase est la première qui est sortie de ma bouche. Pour toute réponse, j’obtiens un ricanement. Je dois me retenir pour ne pas lui claquer la tête sur le crépi.

– Arrête de rêver, cette fille, tu l’auras jamais !

– Toi, non plus.

– Sûrement, mais moi je sais pourquoi…

Cette phrase stupide jette le trouble dans mon esprit. C’est assez pour me distraire. Un bruit de lame, suivi d’une douleur. En baissant les yeux, je fixe le couteau qui s’enfonce dans mon flanc. J’ai mal. Je me concentre, je dois faire abstraction de la souffrance.

– Tu commences à comprendre ?

Il ne faut pas que je touche à l’arme. Si je la retire, ça risque de causer une hémorragie. Je vais la garder et attendre. C’est la seule solution. D’une main tremblante, j’essuie la sueur sur mon front. J’ai trop chaud… De la fièvre peut-être…

Mon attention se reporte sur Xavier, qui me fixe sans bouger. Je dois… Je sens mon corps glisser vers le sol. Ma tête est lourde et mon regard se trouble. Je termine à quatre pattes sur le trottoir. Dans un effort vain pour me redresser, je tombe sur les fesses, dos au mur.

Un cri me vrille les oreilles.

– Cliff ! Clifford ! Au secours ! À l’aide !

Savina se jeta à genoux devant moi. Elle a l’air paniquée. Je tente de sourire pour la rassurer. L’effrayer est la dernière des choses que je souhaite. Sa main se pose sur ma joue. Ses yeux dans les miens.

– Accroche-toi, Cliff ! Ça va aller ! Tonio est parti téléphoner. Ils vont envoyer une ambulance et tu vas vite te remettre.

– Je n’en suis pas sûr…

Son pouce se place sur mes lèvres.

– Ne dis pas ça. Tu es quelqu’un de bien, Cliff ! Tu es fort et tu vas vivre.

Je sais bien que c’est faux, mais je manque d’énergie pour discuter. L’odeur du sang me prend aux narines, elle se glisse entre nous. Serpent insidieux qui cherche à nous séparer.

– Cliff ! Je t’en prie. C’est toi qui m’as fait prendre conscience que je méritais mieux que tous ces connards qui ne voulaient que profiter de moi.

Tant mieux alors, j’aurais au moins fait quelque chose de bien dans ma vie. Je perçois la caresse de sa main sur mon visage. C’est agréable. Rien que pour ça, je ne regrette rien. J’aurais eu le bonheur de pouvoir la sentir proche de moi. Si elle m’embrassait, je pourrais mourir en paix. Mais je n’en demande pas trop.

– Il faut que tu restes en vie…

J’ai dû mal à comprendre pourquoi. L’après moi, sera semblable à l’avant moi.

– Je veux être avec toi. Je suis sûre qu’ensemble, on pourra faire quelque chose de beau. Alors s’il te plaît, ne me quitte pas. Je veux que tu me prennes dans tes bras. Je veux que tu me protèges comme tu sais si bien le faire. Je veux que tu m’embrasses… Je veux tout de toi !

Malgré ses mots, je sais qu’elle veut juste que je reste en vie. Elle tente de me convaincre, mais nous ne serons jamais ensemble. Je souris parce que ça me fait plaisir. Au moins, elle tient à moi, en tant que sœur. De la surprise se dessine sur mon visage lorsqu’elle se penche vers mes lèvres pour m’embrasser. Dans un dernier effort, je l’enlace, resserrant mes bras contre sa taille. Mes paupières se ferment dans l’attente de cet ultime baiser.

Il ne vient jamais. Quand j’ouvre les yeux, seul le vide me fait face. Les larmes dégoulinent sur mon visage. Cruelles, brûlantes, elles me collent à la peau.

Je veux hurler au souvenir de ses iris voilés de blancs. L’expression de peur qui ne la quittera plus jamais me retourne l’estomac. Et je n’étais pas présent. Je n’étais pas là pour elle. Qu’importe tout ce que je pourrais faire ensuite, ça ne la ramènera pas.

Xavier est assis à côté de moi. Il me fixe en secouant la tête.

– Ça y est ? Tu comprends ?

Je me tourne vers lui, du plus rapidement que je peux. Mes mains visent son cou. C’est lui ou moi…

– Réveille-toi, grand con ! Si tu ne te bouges pas, tu vas mourir ! me lance-t-il alors que je vais le toucher.

Mes bras retombent. C’est lui ou moi… Je lui ai pourtant laissé tout le temps pour que ce soit lui. Seulement, c’était clair qu’il ne le désirait pas. Le tremblement caractéristique de ses doigts me renseignait sur son état d’esprit. Il ne l’aurait pas fait. Il n’aurait pas su gérer la souffrance d’avoir tué son ami. Parce qu’il me considérait comme tel.

Il a bien fallu que je prenne les choses en main. Moi, j’arriverais à supporter. J’enferme tout loin et je continue. Personne n’a jamais imaginé ce que j’avais fait. Xavier vient s’ajouter aux autres morts. Eux, je les ai voulus, lui non.

Malgré tout, je ne parviens pas à maîtriser les larmes qui perlent au coin de mes yeux. Nous ne nous reverrons pas. Je le sais à présent. Adieu Savina, adieu Xavier. L’un perdu par la folie d’un homme, l’autre par la sienne.

Mes paupières s’ouvrent. Je suis de retour dans le sous-sol. C’est là que nous nous sommes affrontés avec Xavier. Son corps gît un peu plus loin, visage contre le béton. Je lui ai laissé sa chance, mais il a hésité. Pas moi.

– Tu vas mourir, répète plus faiblement la voix de mon colocataire.

Non, en vérité, c’est moi qui dis ça.

– Si je meurs, ce n’est pas grave. C’est juste qu’était venue mon heure.

– Poète de merde, ricane Xavier.

Je ferme les yeux les souvenirs affluent. Les cris, les coups… Les armes, les corps… Le recul de l’arme à feu, le craquement des vertèbres, la lame du couteau dans ma chair…

Et Francis qui me hurle dans les oreilles. Tiens, qu’est-ce qu’il fout là ? Il est venu me sauver ? Évidemment, il ne pouvait pas me foutre la paix. Si l’investissement claque, ça fera mauvais effet. Il tient à ce que je prenne sa relève. Quand ses yeux se posent sur moi, il est fier. Fier que j’arrive à tuer sans me poser de questions. Qu’il donne les ordres et que j’obéisse en respectant les règles. Parce qu’au fond, c’est tout ce que je sais faire. Tueur un jour, tueur toujours. C’est la seule chose que je puisse espérer de la vie.


Texte publié par Nascana, 6 février 2021 à 20h49
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