Gamzatti planta profondément dans la terre les pieds de son échelle, puis d'un pas léger la gravit. Sa lanterne de fer donnait de légers coups à sa hanche tandis que l'échelle croissait sans cesse, lui offrait autant de barreaux qu'elle le désirait.
La terre s'éloignait, les nuages s'enroulaient autour d'elle, caressaient ses joues piquées d'éphélides. Perchée sur le dernier échelon, Gamzatti s'attarda à contempler le vaste monde qui s'étendait tout en bas, couverture faite d'étoffes émeraude et bleues, avant de lever les yeux vers le voile sombre de la nuit qui tombait sur le couchant rougeoyant. Alors, reprenant son ascension, elle se hâtait davantage, traversait les nuées pour enfin accéder au champ d'étoiles.
Des milliers de petites boules de verre attendaient là, suspendues à des fils s'égarant dans les cieux. La plus imposante somnolait toujours à la même place, sa cloche fragile abritant une mèche brune consumée au quart. Gamzatti la souleva, la maintint ouverte à l'aide d'une cale ; tira de sa poche une longue chandelle et, la plongeant dans le feu grondant sur sa hanche, fit danser les flammes d'une mèche à l'autre. Elle replaça ensuite la sphère, laissant la flamme timide s'enhardir, prendre possession de sa nouvelle demeure, éclipser les autres astres qui au fur et à mesure s'éveillaient. La première étoile, dans le ciel nocturne, venait d'apparaître.
L'une des sphères se brisa sous les doigts de Gamzatti. Les éclats de verre s'éparpillèrent, étincelants à la lueur des astres alentour. Elle les ramassa un à un pour les placer dans son sac et se saisissant du battoir qu'elle y transportait, les réduisit vigoureusement en poudre. C'était là tout ce qu'elle pouvait faire quand une étoile venait à mourir : en faire de la poussière dont les grains, au fond de sa pochette, scintillaient faiblement dans un dernier soupir de vie.
Ajay l'attendait dans leur petite maison ivre. Les lavandes et les giroflées, pendues au cadre de la fenêtre, remplissaient la pièce de leur parfum, concurrençant l'odeur qu'exhalaient l'huile de lin et les pigments.
Gamzatti s'approcha, lui saisit la main pour l'informer de sa présence. Il la serra en retour. Les flammes des chandelles accentuaient l'obscurité de sa peau sur la blancheur de la sienne.
« Une étoile s'est éteinte, aujourd'hui. »
Elle esquissa des signes, leurs signes, dans la paume de sa main. Son sourire s'accentua, ses doigts s'activèrent pour lui poser la même question que d'ordinaire :
« Que vas-tu créer cette fois ? »
Gamzatti posa ses yeux sur l'établi débordant de pinceaux, de palettes, d'outils et de flacons de poussière. Qu'avait-elle à créer de plus dans ce monde ? Elle avait tout ce qu'elle désirait, tout ce dont elle avait besoin. Il n'y avait qu'elle et lui. Elle se tourna vers Ajay.
« J'aimerais créer quelque chose pour toi, avaient confessé ses doigts dans sa paume.
- Alors, fais-moi des yeux », s'étaient empressés de répondre ceux de Ajay dans la sienne.
Il lui manquait quelque chose, finalement.
Elle essuya la sueur qui perlait de son front, rajouta une poignée de poussière d'étoiles au mélange qui se sublimait dans le four. Ceci fait, elle le retira, le versa dans des moules minuscules, le laissa refroidir en préparant ses couleurs. Elle écrasa des racines, y ajouta de l'huile, broya la mixture, y joignit de la poudre d'astres. Elle ne savait quelle couleur utiliser. Les siens étaient couleur de l'aurore, aussi s'était-elle avancée en s'assurant que des yeux semblables au crépuscule verraient tout à fait. Son pilon frappa plus fort tandis qu'elle se rassurait sauvagement.
Les billes de verre avaient la consistance déroutante des yeux : mous et tièdes. Elle y appliqua plusieurs coups de pinceaux, esquissa l'iris, traça la pupille, la rendant aussi vraie que la sienne.
« Je veux que ces yeux puissent voir », ne cessait-elle de répéter.
Elle avait compris durant les derniers siècles qu'elle devait sans cesse garder à l'esprit la nature même de sa création pour la voir prendre vie. Sans quoi, la poussière d'étoiles qui rendait le miracle possible ne faisait pas effet.
Elle tendit les yeux achevés à Ajay afin qu'il les place dans ses orbites vides. Il inséra l'un, puis l'autre ; battit des paupières, scruta les alentours avec ce désir avide d'enfin détailler ce foyer que ses doigts connaissaient par cœur. Ses yeux pétillants d'excitation s'étaient posés sur elle. Il voyait sa peau, ses cheveux, son visage ; autant de choses que ses mains avaient caressées auparavant. Il la voyait.
« Voilà à quoi tu ressembles...
-Oui. »
Gamzatti lui adressa un sourire comblé. Ajay pressa plus fort sa main dans la sienne. Un flacon de poussière d'étoiles avait disparu de son établi.
L'aube nimbait le ciel de sa toilette rose quand Gamzatti reposa pied à terre. Au-dessus d'elle, le Soleil commençait son ascension vers la Lune encore allumée.
« Tu as l'air épuisé. »
Ajay, à présent qu'il pouvait voir, ne manquait jamais de remarquer la fatigue qu'une courte nuit imprimait sur son visage. Elle versa dans une fiole les vestiges scintillants de deux étoiles qui à jamais s'étaient éteintes, lovée dans les bras de son amant. Son souffle chaud sur sa nuque l'invitait au repos que lui réclamait son esprit.
« Que veux-tu que je te fasse? », traça-t-elle sur son épaule nue.
Les doigts d’Ajay vinrent effleurer ses oreilles. Gamzatti acquiesça, étourdie par ses baisers.
Elle vida un plein flacon de poussière d'étoiles dans l'argile, y enfonça ses doigts pour la diviser en deux petites boules égales. Elle se saisit de sa plus fine gouge pour esquisser la forme d'une oreille, ciselant le lobe, le pavillon, le conduit auditif, le tympan. Les outils allaient et venaient entre ses doigts agiles.
Les oreilles tenaient dans le creux de sa main, encore humides et glacées; scintillaient subtilement à la lueur de la chandelle.
« Je veux que ces oreilles puissent entendre », souhaita-t-elle tout en les glissant dans le foyer sans se soucier des étreintes brûlantes des flammes sur ses bras.
Ajay contemplait avec affection la création de Gamzatti. Le voile de la nuit tombait sur leur monde. Dans le ciel, la première étoile venait d'apparaître. Les oreilles avaient la douceur de la peau, la chaleur de la chair.
Ajay les considéra avec ce vif intérêt qui désormais ne quittait plus ses yeux, les porta à la naissance de sa mâchoire ; puis se saisissant de fil et d'une aiguille, il les y fixa fermement. Les lavandes bruissaient, malmenées par le vent. Les flammes crépitaient joyeusement dans l'âtre.
Au dehors, la lande semblait fredonner sous la brise estivale. Et pour la première fois, Ajay entendit la voix de Gamzatti. Elle était enrouée de n'avoir que peu servi durant les derniers siècles. Un peu désaccordée, au timbre singulier. Il l'entendait. Ses bras vinrent s'enrouler autour de sa taille, l'attiraient dans une étreinte. Le rire de Gamzatti lui parvint, assourdissant, grisant. Sur le bureau encombré, un flacon de poussière d'étoiles était devenu demeure d'un bouquet de pinceaux usés.
Gamzatti observa la flamme vacillante de l'étoile qu'elle venait d'allumer puis d'un coup de battoir brisa la sphère. Le verre explosa dans un cri, suivi de mille autres. Comme une pluie d'étoiles filantes, les morceaux scintillèrent avant de se laisser mourir sur les nuages. Dans la nuit noire, les astres s'éteignaient un à un, volant en éclats.
« Veux-tu me faire un cœur capable d'aimer? »
Son battoir s'acharna sur les fragments, les broyant avec férocité pour tromper son chagrin. Ajay ne pouvait pas aimer. Et elle ignorait comment lui créer un cœur capable de chérir. De la chérir, elle.
Dix cœurs, de tailles et de formes disparates, macéraient dans des bocaux. Aucun d'entre eux ne savait battre ; aussi Gamzatti les considérait-elle d'un œil morne, désabusée par ces échecs. Elle examina son avant-bras esquinté de plaies, défait de lambeaux de chair et porta sa main à son sein : son cœur palpitait, faisant ombrage aux pompes de pacotille qui pourrissaient dans le mélange pailleté.
« Ça ira. »
Les encouragements d’Ajay s'imprimaient douloureusement dans sa chair.
Gamzatti ne s'était jamais approchée de la Lune. Elle n'avait jamais eu à s'en soucier, ni à l'allumer, ni à l'éteindre.
Elle posa sa main sur la surface lisse, goûtant à la chaleur qui s'en dégageait. Dans son dos, les fils qui retenaient les étoiles se balançaient, privés de leurs biens.
Le verre se fissura en gémissant tandis que Gamzatti y plantait son burin, frappant de toutes ses forces pour l'enfoncer toujours plus profond dans l'astre sacré. La Lune sembla pousser un cri, déchirant le silence puis se brisa en son centre. Une pluie de poussière s'abattit sur Gamzatti, couvrant son être tout entier de traces mordorées.
« J'aimerais créer un cœur qui sache aimer », confessa-t-elle à la Lune comme pour justifier sa faute.
La Lune n'en eut cure, souriante dans le ciel nocturne.
Les deux cœurs palpitaient de concert, vibrant sur l'établi.
« Deux ? », questionna Ajay.
Il n'en avait désiré qu'un.
« Si l'un s'arrête, l'autre prendra le relais.
-Mais je n'en veux qu'un. »
Ajay fixa les boules de chair -celle de Gamzatti- que ses mains conservaient.
« Je n'en veux qu'un. », insista-t-il.
Et sans rien ajouter, il enfonça l'un des cœurs dans son poitrail, l'y enracinant profondément. Tout son être s'était réchauffé au rythme des palpitations vigoureuses. Il ressentait pour la première fois. Il se sentait comblé, entier, vivant. Il la voyait. Il l'entendait. Il la chérissait. Ses bras vinrent entourer Gamzatti, la presser contre lui. Et son cœur neuf se fit écho au sien.
Le gauche était celui d’Ajay, le droit celui de Gamzatti. Celle-ci se pressa davantage contre lui, s'enivrant de son odeur, resserra son étreinte pour dissimuler les larmes qui coulaient sur ses joues. Elle comprit pourquoi Ajay n'en avait désiré qu'un. Le ciel nocturne n'était plus qu'un voile de ténèbres.
Sur l'établi, il ne restait plus un seul flacon de poussière.
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