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Troisième jour de Siptembera de l’an soixante-quatorze de l’ère de Paix

Fleur de Pivoine de Lathium

— Votre Majesté !

Comme, en général, pareil appel était souvent synonyme de mauvaise nouvelle, Fleur de Pivoine s’était raidie.

L’air sombre du sieur Oscar, se tenant comme d’ordinaire droit à ses côtés, semblait comme autant de mauvais présages, et elle s’était détournée de lui, plongeant son regard fébrile dans les jardins du palais dont la beauté, déjà, se flétrissait à mesure que l’été se retirait.

— Le peuple a pris d’assaut l’arsenal, Majesté.

Les mots du capitaine de la garde bourdonnaient à ses oreilles sans qu’elle n’y comprenne goutte. Elle avait resserré son châle sur ses épaules, comme frigorifiée malgré la chaleur estivale. Clos ses paupières, refusant ses responsabilités, refusant de constater, d’ouïr la réalité.

Magnus avait mis en place son titanesque projet.

Elle se doutait bien qu’il en serait ainsi, depuis le jour où il lui avait donné à lire la réforme rédigée de ces mains pleines d’aspirations pour l’avenir, signée par les chefs de guildes de chaque corps de métiers, par les étudiants qui l’avaient imaginée.

Ce jour-là, il avait invoqué son aide, car seule elle pouvait avoir assez de poids face à l’Église. Mais elle, seulement inquiété de se mettre à dos le clergé, avait refusé. Malgré la qualité des documents, le bien-fondé des requêtes, la pertinence de ce mouvement.

« Je pourrais t’apporter les moyens pour mener à bien ta requête, si cela n’engageait que ma personne. », avait-elle seulement pu articuler en lui rendant ses écrits si modestement reliés.

Mais cela ne dépendait point que d’elle.

Elle avait un devoir envers son peuple mais également envers les siens. Ceux qu’elle représentait. Dont elle faisait partie.

« Promets-moi que tu mèneras cela pacifiquement, alors tu auras mon amical soutien pour t’accompagner. »

Car malgré son statut, elle ne pouvait préférer son état à son peuple.

« L’on n’obtient rien en étant pacifique », riait Magnus en récupérant sa précieuse réforme.

Et dans ses yeux, elle avait distingué la terrible violence qui menaçait de jaillir et engloutir Lathium.

« Mais je comprends. Tu n’es qu’une jolie décoration, Fleur. Qu’ai-je bien pu attendre d’toi ? », avait-il seulement constaté sans rancune aucune, lui souriant de cet air qui semblait seulement dire : « On ne peut aller contre le destin.».

Le lendemain, Magnus appelait la cité aux armes tout en brûlant le drapeau de l’Église.

— Majesté ?

— Pardon ? avait-elle sursauté, dardant sur le capitaine un regard ahuri.

— Que devons-nous faire ?

— Si je puis me permettre, n’est-il point temps de nous séparer de l’Église ?

Fleur de Pivoine s’était tournée gravement vers Oscar. Celui-ci, l’air sévère, la fixait avec la solennité qu’exigeait pareille proposition. Elle avait retenu son souffle, si peu habituée à ce silence froid, cette tension plus écrasante que tout autre.

— Maintenant ? avait-elle articulé, la gorge sèche.

— Cela me parait fort opportun, en effet. Qu’avons-nous à faire de l’Église ? Du temps de votre père, notre alliance avec le clergé nous a été des plus bénéfiques pour nos affaires après les guerres et les conflits qui avaient appauvri nos coffres et fragilisé notre état. Mais à présent ? Las, elle ne se contente point de nous lier les poings, elle se gausse également de nous. Fait peser cette domination que notre servitude volontaire a nourrie et appesantie sur notre pouvoir. Et sans cela, est-il judicieux de nous montrer fidèles à notre engagement alors que le peuple se soulève contre le clergé ?

— Insinuez-vous que notre peuple puisse se montrer facétieux à notre endroit si nous demeurons fidèles à notre engagement envers le clergé ?

— Exact.

— Je ne puis le croire. Nous avons fait au mieux pour nos citoyens depuis des mois !

— Pensez-vous sincèrement qu’ils feront preuve de miséricorde, s’ils parviennent à défaire l’Église ? Majesté…J’aimerai croire cela. Cependant, sans assurance de cette mansuétude populaire, nous nous devons de prendre nos propres mesures pour protéger nos semblables. Nos familles comptent sur votre protection.

Fleur de Pivoine s’était assise avec une assurance feinte, joignant ses mains tremblantes sous son menton.

Elle se sentait assaillie de craintes nouvelles, de craintes inconnues qui ne ressemblaient guère aux préoccupations ordinaire de souveraine, celles qui lui ôtaient le sommeil et réclamaient toute son attention. Ces craintes-là la dépassaient. La plongeaient dans un inconnu qui la dépassait.

Elle avait poussé un cri intérieur afin de faire taire les mille voix qui s’angoissaient en elle. Le calme revenu, elle s’était empressée d’envisager chaque éventualité, explorant avec une rapidité qui la transcendait la moindre issue à cette problématique situation.

— Ils n’en ont point encore après nous, songez à cela.

Dans sa tête, le calcul était rapide.

Son amitié pour Marika était une chose, maintenir un engagement politique qui jouait en sa défaveur en était une autre. Une pure folie. Car si le tiers-état n’avait guère de pouvoir, il possédait un atout non négligeable : celui du nombre.

Fleur de Pivoine s’était crispée, passait frénétiquement ses doigts sur l’ourlet brodé de son châle. Dans un souffle tremblant, elle avait murmuré :

— Fort bien…

Puis s’étant reprise, d’une auguste voix déclarait :

— Faites savoir à Sa Sainteté de ma décision de rompre notre engagement envers lui.

Et comme elle sentait percer sur sa nuque les regards lourds de ses subalternes, s’étant redressée, Fleur de Pivoine avait revêtu le masque de la fière souveraine qu’elle se devait être.

— Nous apporterons notre soutien au peuple.

Dans son cœur, son amitié pour Marika s’était flétrie sous les assauts du devoir.

Troisième jour de Siptembera de l’an soixante-quatorze de l’ère de Paix

Assemblée cardinalice de la Sainte Église de Lathium

— Cette sale petite catin !

Erling avait, dans un éclat de rage démesuré, froissé dans son poing la missive officielle qu’un messager royal lui avait remis.

Comme ses iris flamboyaient de cet éclat terrible qu’ils connaissaient, les cardinaux s’étaient reculés, étudiant du regard leur supérieur. N’avaient pu retenir un sursaut, un frisson d’horreur quand il avait annoncé dans un rugissement violent que la reine –peste soit la reine !- révoquait l’édit qui les liait et, de fait, ne leur apporterait guère plus assistance, ni soutien.

Ils avaient pâli, les fiers cardinaux, à cette annonce.

La noblesse s’était retirée du conflit qui enflait à leurs portes. Livrés à eux-mêmes, leur pouvoir soudain semblait par trop misérable face à la colère affamée du peuple. De ce peuple dont l’Église n’avait eu cure et qui se rappelait à elle.

Lequel d’entre eux, à cette pensée, n’avait point frémi ? Lequel, inspiré par les récits de guerres religieuses, n’avait point redouté le pire, craint pour sa vie ?

Sans la noblesse, quelle solution face à la révolte populaire ?

La porte au-derrière d’eux s’était ouverte, laissant entrer dans les appartements pontificaux les rumeurs lointaines des horreurs à venir, en même temps que Simon et Marika.

Il y avait eu un silence étrange. Une tension terrible précédant un coup de tonnerre violent. Le monde semblait figé, tandis que les ecclésiastiques, dardant sur Erling des regards angoissés, attendaient après sa réaction quant à cette entrée inattendue.

— Quel culot, avait marmonné le plus ancien malgré lui.

Était-cela qui avait transpercé le nuage menaçant qui pesait sur l’intime assemblée ? Avait-ce été une indirecte invitation à la fureur qui grondait sans oser éclater ? Nul ne le sut, cependant qu’Erling se ruait vers Marika pour lui asséner une gifle cinglante. Elle avait vacillé, le souffle coupé. Puis les foudres s’étaient déchaînées sur sa malheureuse chair, les coups redoublés. La haine crachée.

Les cardinaux s’étaient éloignés de peur, abandonnant Marika à cette correction brutale qu’elle endurait sans bruit, recevant chaque coup comme autant de preuves que sa déloyauté était justifiée.

— Votre Sainteté ! Je vous en prie, reprenez vos esprits !

Simon l’avait ceinturé fermement sans faire cas de l’affront, l’éloignant vitement de sa malheureuse victime qui, recroquevillée à terre, reprenait souffle. Il lui avait jeté à la dérobée un regard inquiet : les coups lui avaient fendu la lèvre, rouvert la plaie de son front. Elle s’empressait désormais d’éponger le sang qui ruisselait déjà, sans paraître en faire grand cas.

Cependant, tandis qu’Erling vociférait à son endroit, lui crachant au visage sa rancœur, elle s’était raidie. À la mention de la révocation du traité, elle avait pâli. Sensiblement chancelé.

— Vous la prétendiez notre alliée ? Eh bien ! Voyez donc, la belle alliée ! Cette bagasse est une lâche !

Comme hagarde, elle s’était relevée mollement, avancée jusqu’à l’étude pontificale.

— Notre Église a été naïve de se fier à la couronne !

Elle avait saisi en tremblant, sans qu’aucun son ne lui parvienne, la missive froissée là. Elle y avait reconnu le seau royal, imprimé dans la cire écarlate qui trahissait de l’officialité du document ; la signature élégante qu’une plume avisée avait apposée et qu’elle ne connaissait que trop bien. Comme écrits avec un encre différent, certains mots lui sautaient aux yeux, lui coupaient le souffle comme autant de coups de poings enfoncés dans sa poitrine. Pour ne point choir, elle s’était brutalement agrippée à l’étude, le poing crispé sur le papier d’excellente facture.

« Fleur… », et à chaque fois que ce nom résonnait en elle, son cœur se comprimait plus encore.

Elle avait porté ses doigts à ses tempes battantes, incitant ainsi son esprit à raisonner comme à l’ordinaire malgré les douleurs terribles qui lui transperçaient le crâne.

— Cela ne se peut…

— « Cela ne se peut », dites-vous ? Êtes-vous stupide ?! Aveugle ?! Arriérée ?! Ne savez-vous point lire ? Et comme elle avait senti Erling se ruer vers elle, elle s’était raidie, redoutant un nouveau coup : « Ainsi, Votre Sainteté, et je vous prie bien de croire que je suis mortifiée de commettre pareille déloyauté à l’égard de nos obligations respectives, moi, Fleur de Pivoine de Lathium, reine de Sveeriagë, en accord avec le conseil royal de Lathium, vous fait part de ma décision de révoquer l’édit de Lathium de l’an premier de l’ère de Paix. », il me semble que ceci est fort limpide, n’est-il pas ?!

— Si fait, Votre Sainteté.

Il avait frappé sur son bureau. L’encrier s’était renversé, inondant de sa couleur obsidienne le brun du bois. Marika avait réprimé une grimace de dégoût : il avait une haleine horriblement avinée.

— Nous voici seuls face à la vermine, Mère Marika, déclarait-il d’une voix aux accents hystériques. Vous qui êtes l’amie de nos ouailles, enseignez-nous donc ! Que devons-nous faire ?

— Que…faire ?

Comme il n’était point coutumier que l’on la sollicite de la sorte, la cardinale ne savait que dire.

— Essayer de les comprendre serait sans nul doute un bon moyen de calmer tout cela…

— Vous n’y pensez pas ! Ce sont des révoltés ! Il n’y a rien à comprendre, sinon qu’ils ont le diable au corps !

— Vous êtes…, avait craché Marika en essuyant le sang de son nez, si borné. Si aveugle. Très-Haut….Si seulement Vous pouviez ouvrir les paupières de vos enfants…

La main prête à la corriger s’était immobilisée tandis qu’elle lui adressait un regard las, empli de pitié.

— Je vous en prie, Votre Sainteté. Acceptez d’entendre leurs doléances. C’est ce que nous pouvons faire de mieux.

« De plus juste », avait-elle voulu ajouter sans y parvenir, car il lui semblait que le mot « juste » n’appartenait qu’à Linnea et qu’elle ne pouvait guère le prononcer sans offenser sa mémoire.

— Si je puis parler, Votre Sainteté ?

— Faîtes, cardinal Baltsar.

— Loin de moi l’idée de me faire l’allié de celle qui vous a désobéi ; mais m’est avis que parlementer avec le peuple nous éviterait bien des tracas.

— Je suis fort de cet avis.

— L’inverse m’aurait étonné, cardinal Simon.

— Vous vous méprenez sur mes motivations. Voyez où la force nous a menés : à une révolte, ni plus, ni moins. Il est donc temps de prêter l’oreille à nos conseils, Votre Sainteté. À moins que vous ne préféreriez céder votre tête au peuple plutôt que de vous abaisser à écouter.

— Me menacez-vous ?

— Point, Votre Sainteté.

— Aucune tête ne sera cédée si nous étouffons cette misérable rébellion.

— Vous n’y êtes pas, Votre Sainteté, si vous considérez cette levée comme simple révolte d’enfants. Vous ne les ferez pas taire par la violence. Allez-y ! Tuez-les ! Envoyez notre milice sur ceux qui sont en ce moment même en nos quartiers. Demain, il en reviendra de plus loin, de plus nombreux. De plus affamés, enragés, ivres de venger ceux que nous aurons tués. Non, Votre Sainteté, il faut à présent nous incliner. Descendre de notre piédestal pour faire ce que le Sauveur fit lui-même : prêter l’oreille aux plus humbles, aux plus petits, à ceux que nous devions protéger et aimer.

Simon s’était tu, déglutissant calmement pour humidifier sa gorge sèche. Il observait, d’une sérénité sans vague, son supérieur qui à présent était prostré sur son étude et le fixait gravement, les mains jointes, le menton reposant sur celles-ci.

Les cardinaux faisaient bloc derrière Simon, soutenant son avis. Marika s’était approchée de lui, glissé sa main dans la sienne en un geste d’amour filial qui l’avait rasséréné.

— Est-ce là votre dernier avis, cardinaux ? avait mandé Erling d’une voix sourde.

Et comme dans un même mouvement, ils acquiesçaient sans faire montre d’une once d’hésitation, il s’était rangé à leur décision.

— Gardes! Et comme entraient les deux miliciens en faction devant la porte, il ordonnait : Escortez le cardinal Simon jusqu’à la cour extérieure et faîtes mander celui qui se voudra être le porte-parole de cette horde. Je le recevrai volontiers afin d’arranger toute cette malheureuse histoire.


Texte publié par Yukino Yuri, 3 octobre 2021 à 21h41
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