Le roc avait heurté de plein fouet le front de Marika.
Elle avait fléchi, chancelé, porté une main tremblante à son front.
Levé vers Abel, Erling, les cardinaux des yeux ahuris. Des traits convulsés de répulsion qui faisaient frémir, car jamais personne n’avait pu les voir ainsi.
— Si vous tenez à votre vie, vous saurez vous effacer de vous-même, l’avait raillée le grand inquisiteur en se penchant de nouveau.
La cardinale s’était raidie, tendait les bras comme pour protéger sa consœur des nouveaux jets qui lui étaient destinés.
— Ah…Vous avez changé d’avis…, avait-elle ouï difficilement, car la voix qui prononçait ses mots était plus éteinte que jamais.
Et cette constatation l’avait faite sourire d’aise.
Erling avait fait signe à ses serviteurs de reprendre leur devoir là où il avait été laissé. Il y avait eu un instant de battement. Un court instant d’humanité, de réalisation avant que l’obéissance effrayée et obstinée ne reprenne le dessus. Et alors avaient volé les pierres.
Idiote.
Chaque projectile qui l’atteignait lui coupait le souffle.
Idiote.
Comme si chaque pierre, jusqu'à la plus petite, pesait aussi lourd que le monde.
Idiote.
Elle s’était davantage approchée de Linnea, la couvrant de son corps.
« Le Très-Haut est mon berger, à ses côtés rien ne saurait me manquer. »
Elle se raccrochait à ce psaume comme le Sauveur à son père céleste au moment de monter à lui.
— Avec Toi, je ne crains rien…
Dans son dos, elle percevait la faible psalmodie de la prêtresse prête à mourir. Son cœur battant s’était crispé de peur tandis que le spectre de la Mort se glissait vers elles.
« Allez, retire-toi. »
Nouvelle pierre.
« Tu ne la connais pas. Que te sert-il de te sacrifier de la sorte ? »
Elle avait chancelé, porté sa main à son épaule endolorie. Senti ses lèvres se crisper en un sourire douloureux.
Goguenard. Relevé le front, non pas vers Erling mais plus haut encore, vers ce spectre sombre qui la guettait et la poussait à refuser son étreinte.
Et dans le silence de son âme, une seule réponse :
« Mieux vaut mourir en juste. »
Soudain, elle s’était sentie basculer en arrière, s’effondrer lourdement sur son séant. De son front, elle ne sentait plus rien, sinon les douloureuses pulsations de son sang ruisselant de cette plaie que le nouveau projectile, de la taille d’un poing, avait ouverte profondément.
Il y avait eu ces gloussements lointains, ces murmures désolés, cette fureur qui grossissait en elle, les cloches qui sonnaient au loin, la croix de la flèche qui se découpait dans le ciel. Son serment, celui d’aider Magdala, qui retentissait en elle comme pour la maintenir sous cette pluie terrible tandis que son instinct s’échauffait pour l’en extraire.
Puis une autre pierre, plus grosse encore, avait enfoncé son thorax, la faisant suffoquer.
— Vous pouvez toujours partir ! s’amusait Abel tandis qu’il laissait distraitement ses doigts palper la pierre qu’il tenait.
Marika lui avait seulement répondu par un rire cynique, faisant peser sur lui un œil accusateur. Puis ayant jeté sa tête en arrière, elle avait seulement contemplé la croix, dont les contours se découpaient nettement, comme un amant le visage de son aimée.
Qu’était-elle en train de faire ? maugréait-elle en se surprenant à réciter les dernières prières.
Ses bras avaient faibli et elle s’était seulement assise, dos à dos avec cette inconnue. Sa chair palpitait contre la sienne. Elle l’avait sentie poser sa tête contre son épaule. Murmurer quelque chose à son intention.
Qu’était-elle en train de faire ? Pourquoi sa soif de justice se réveillait-elle maintenant pour lui faire faire acte aussi irréfléchi ?
Et subitement, sa vie devant ses yeux.
Pas comme elle s’y était attendue, seulement des souvenirs inutiles.
L’encrier qu’elle avait renversé sur son étude, le sourire rassurant de Simon, les glycines du couvent, l’odeur des draps après que Fleur de Pivoine s’y soit couchée. Rien que de simples faits quotidiens. Rien sur son devoir de cardinale.
Seulement cela.
Car c’était certainement ce qu’elle refusait de perdre.
— Merci…
Et à l’instant même où lui parvenait ce soupir, elle s’était sentie tirée sur le côté par une poigne puissante.
La dernière chose qu’avait vue Linnea avant de mourir était une échelle de Jacob qui rependait sa lueur douce.
La dernière chose qui lui avait traversé l’esprit avait été ce simple « Tiens, le Ciel répand ses grâces. ».
Elle s’était sentie bien, comme étreinte par un amour divin.
Puis le choc.
Et plus rien.
Comme si elle avait ressenti la douleur, Ana s’était égosillée, poussait un cri terrible. Inhumain. S’accrochait à Moea comme si sa vie en dépendait.
Ses larmes l’étouffaient.
Elle suffoquait.
Puis l’esprit l’avait quittée.
Et plus rien.
Le craquement avait été terrible.
Marika pressentait même qu’il resterait gravé en elle jusqu’à l’heure de sa mort, tout comme l’horrifique image que lui présentait la réalité. Dans les bras de Simon –car il était celui qui l’avait retirée de ceux de la Mort-, elle s’était raidie sans parvenir à détacher son regard de Linnea : à genoux, les bras pendants, sa tête reposait en arrière en un angle anormal, le fond de son crâne touchant ses omoplates. Ses yeux exorbités, injectés de sang, fixaient follement le ciel. Des spasmes l’avaient saisie, de sa gorge avait giclé une gerbe de sang. Puis son corps, dans une ultime convulsion, s’était effondré lourdement.
Elle avait hurlé. Plus pour vomir sa colère que parce que cette vision l’avait terrifiée. Tous ses muscles s’étaient bandés d’une seule fureur, tentaient de l’arracher à l’étreinte solide de Simon tandis que les miliciens descendaient dans la fosse, vérifiaient le pouls puis saisissaient le cadavre pour le traîner vers les bûchers, raclant à terre la peau à peine trépassée.
— Témoins, avait tonné Erling d’une voix majestueuse qui semblait céleste aux oreilles les plus soumises, prenez acte.
Et comme chacun se signait et s'en retournait à ses devoirs, comme Erling se retirait suivi de sa cour de cardinaux et d’archevêques, comme l’on attisait le brasier dans lequel l’on jetterait le corps, Simon l’avait relâchée.
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