Où aller ? se torturait Moea tandis qu’elle s’enfonçait à toutes jambes dans les entrailles d’Umeå.
D’ordinaire, elle avait toujours su où se faufiler, où se réfugier lorsque la milice lui cherchait problèmes. C’était par ailleurs une habitude qu’elle avait prise d’explorer le premier jour la cité dans laquelle elle comptait s’établir afin d’en connaître tous les recoins. Ici, dans cette ville de passage, elle n’avait ni repère, ni aucun savoir qui puisse lui permettre de les tirer de cette épineuse situation. Son esprit s’échauffait, se contredisait. Il fallait sortir de ce piège.
Oui mais comment ?!
S’approcher des remparts serait comme autant d’appels à l’arrestation… Mais si elles demeuraient en ces lieux, elle ne donnait point cher de leur peau.
Elles s’étaient recroquevillées dans une alcôve creusée à même la façade d’une taverne qui donnait sur les hauts murs de la ville. Ana, qu’elle avait menée sans aucun ménagement, s’était tapie à terre, toussant dans son tablier. Magdala tremblait comme une feuille, semblait vouloir disparaître sous son voile. Seule Linnea, jetant régulièrement des œillades affutées de chaque côté du boyau, prêtant l’oreille, semblait encore maîtresse de son esprit. Pour la première fois, Moea se réjouissait de pouvoir compter sur le sang-froid et la prudence calculatrice de la prêtresse. Elle était, en cet instant d’effervescence glaçante, un soutien qu’elle avait ignoré jusque-là.
— Faut qu’on s’barre d’ici. Aya, mais où ?!
— Je crois que nous avons semé la milice, avait murmuré Linnea en essuyant la sueur dans sa nuque. Et où aller, bonne question… Nous ne pouvons plus sortir par les grandes portes à présent. Quant à sauter des murailles, autant ne point y penser. Nous nous briserions soit le cou, soit l’on nous criblera de flèches.
— Aya… Providence, à notre aide ! N’y a-t-il aucun moyen de sortir de ce guêpier ?
Linnea avait poussé un lourd soupir, les sourcils froncés. Elle repassait en boucle les rues qu’elles avaient traversées, y cherchant une issue. Une idée lui avait traversé l’esprit. Si cela était possible… Mais il fallait qu’elle en ait le cœur net.
— Ecoutez Moea, je pense pouvoir nous sortir de ce mauvais pas… Mais pour cela, pourriez-vous vous hisser sur le pignon de la taverne ?
— Si fait… Mais qu’esce que j’ferai une fois là-haut ?
— Cherchez une croix ou un couvent.
— Tsé, vous voulez qu’on s’fasse nonnes ?!
— C’est l’idée, lui avait confiée Linnea d’un ton amical.
La danseuse était restée figée, prête à grimper sur l’auvent de l’auberge.
— Sans moi !
Elle avait retenu un rire amusé en saisissant le clin d’œil complice qui lui était adressé, se hissant habilement jusqu’au pignon.
Elle n’avait pas perdu la main, se réjouissait-elle en grimpant sur le faîte du toit en ardoise. Quand elle était servante, elle montait parfois sur le fronton du cabaret de son oncle et rêvait.
Aujourd’hui, point de rêves. Elle devait agir, et vite !
— J’vois bin une croix, mais c’pas celle de l’église.
— Est-elle…
— Oui, si c’est la question, c’est celle d’un couvent.
— Parfait ! Où se trouve-t-il ?
— Au nord. Il est collé aux remparts.
— Impeccable ! Merci Moea !
— Je vous en prie. Rattrapez-moi ! s’était exclamée la danseuse en sautant de l’auvent.
Linnea, prise de court, avait tendu les bras, attrapant maladroitement Moea. Cette dernière avait pouffé en se dégageant, remerciant la prêtresse en tapotant amicalement son épaule.
— Alors, c’quoi l’plan ? On s’cache dans c’couvent jusqu’à ce qu’on nous oublie ?
Linnea avait eu ce sourire mystérieux qu’elle revêtait toujours lorsqu’un projet lui traversait l’esprit.
— Si vous m’aidez à dissimuler mes cheveux, je devrai pouvoir nous défaire de cette situation.
Moea alors s’était approchée d’elle, avait ôté de sa chevelure de jais son voile blanc ourlé de pièces.
— Voyons c’qu’on peut faire.
Linnea avait prudemment traversé la grande place qui séparait le quartier commerçant du couvent. Elle gardait serré sur sa tresse le voile que Moea avait fermement fixé. C’était son seul signe distinctif, la seule chose qui pouvait la trahir.
Elle avait contourné le parapet qui cernait le couvent, s’était glissé au plus près des remparts. Puis ayant jeté alentour des regards suspicieux, elle s’était hissée sur la pointe des pieds. Cherchant l’objet de sa convoitise, elle avait balayé du regard la cour du monastère, le cloître, le petit verger qui se déployait à l’ouest. Puis enfin, elle l’avait trouvée.
Poussant un soupir de soulagement, elle avait posé talons à terre, rebroussant vitement chemin. Son cœur battait d’excitation, de satisfaction, de peur aussi.
Si cela marchait, s’encourageait-elle pour se donner de l’espoir, elles allaient s’en sortir et se jouer de la milice. Elle sentait sa raison, par-dessous les palpitations effrénées, se gausser vertement d’elle, désapprouver ses actes et ce penchant nouveau pour l’illicéité.
Mais Linnea, pour une fois, n’en avait cure. Ce jourd’hui, peu lui importait.
Moea, tandis qu’elle quittait des yeux Linnea qui disparaissait au coin du boyau, avait laissé un lourd soupir d’appréhension glisser entre ses lèvres.
Elle faisait confiance à Linnea, qu’importe quelles dissemblances les opposaient, mais redoutait néanmoins cet inconnu dont seule la prêtresse semblait avoir les clés. Elle qui avait été maîtresse de son existence de longues années durant devait s’abandonner aux décisions d’une autre. C’était frustrant. Déroutant.
— Je suis désolée…
La danseuse s’était retournée vers Ana qui, prostrée au fond de l’alcôve, était plus morte que vive. Elle avait un air plus ahuri que d’ordinaire, tant et si bien que ses yeux semblaient prêts à lui dévorer le visage. Contre son sein, elle serrait fermement son arc comme un meurtrier l’arme de son crime.
— Je suis désolée…, répétait-elle d’une voix éteinte.
— C’est rien, on va trouver une solution.
— Je suis désolée…
Ah, bon sang ! Il fallait qu’elle craque maintenant !
— Ana, stop. On va arranger ça.
— Je suis désolée… Si seulement je n’avais point paniqué…
— Ana…
Moea avait jeté à Magdala un regard irrité pour la faire taire. Si elle commençait à plaindre Ana, à se morfondre avec elle... L’on n’allait jamais en voir le bout !
— J’ai rendu tout si compliqué ! J’aurai dû me livrer aux soldats et vous auriez pu fuir sans moi !
— Quelle excellente idée ! avait ironisé Moea. C’est vrai qu’ça aurait grandement arrangé les choses !
— J’ai honte…. J’ai blessé quelqu’un…
— Tu t’es défendue, c’est tout. T’en verras d’autre, crois-moi.
— Ce n’est pas une raison ! J’ai tenté d’ôter la vie à un homme, j’ai attenté à la vie de mon prochain sans hésiter ! Quel monstre suis-je devenue ?! Quel péché me suis-je imputée sans aucun remords ?!
— Ana, bon sang !
Moea, prise par une soudaine montée d’adrénaline, avait saisi Ana par le col et lui avait asséné une gifle cinglante.
— Moea ! s’était écriée Magdala.
Ana était demeurée abasourdie, la main distraitement posée sur sa joue endolorie. Elle semblait à nouveau avoir recouvert ses esprits, prête à raisonner posément ; pourtant Moea n’avait pu s’empêcher de la sermonner avec plus de vigueur qu’elle ne l’aurait souhaité.
— C’est bon, tu as les esprits clairs ?! On va pouvoir avancer ?! Ouais c’qu’t’as fait, c’était absolument stupide, pour pas dire aut’chose ! Sérieusement, tu passes ton temps à donner du « Min Däm » et là, au pire moment et devant les pires personnes, tu l’appelles Magdala ?! Mais quelle idée ! Et toi, ptiote, t’aurais au moins pu faire attention ! Voilà, contente ? T’as eu l’sermon qu’tu voulais ? T’as été idiote, t’as paniqué, certes. T'as sûrement fait la plus grosse erreur de ta vie, et il faudra du temps pour l'accepter et te pardonner! Faudra avancer avec ça tous les jours et ce sera sûrement très dur, mais t'auras pas l'choix. Mais c'est pas l'moment de s'morfondre! Maintenant, faut réfléchir à comment résoudre cette affaire. Vu ?!
— Merci Moea, avait hoqueté Ana, ça va mieux.
La main de Moea avait laissé sur sa joue une marque rouge.
— Parfait, maintenant…
La danseuse avait pris les mains de Magdala afin de la contraindre à lâcher son voile.
— Je vais m’en défaire, avait-elle soupiré en retirant mollement sa coiffe.
— S’il te plaît.
— Où est partie Mère Linnea ?
— Aya ! Va savoir ! Elle cherchait un couvent ! J’présume qu’elle a une idée pas trop bête derrière la tête.
— Un couvent ?
— C’est ça.
Ana avait froncé les sourcils.
Un couvent… Qu’allaient-elles faire dans un couvent ? Des bribes d’une vieille leçon lui revenaient. Que lui avait-on dit à ce sujet, déjà ? Après la guerre… Qu’avait-on fait ?
Elle s’était imposée de respirer calmement afin de dominer les tourments qui ébranlaient son esprit, de reprendre pleine possession de ses sens. De toutes ses forces, elle refoulait dans un coin de sa tête le cri, le rouge, la peur pour retourner en des jours plus doux, plus faciles…
Ce jour-là… C’était en été, à cette même période. Les sapins semblaient las de la chaleur, la mer du nord scintillait sous le soleil estival. Cela sentait l’encre, le bois, la craie… Après la leçon, elle devait retrouver Naemi… Elle voyait les lèvres de Linnea bouger tandis que des paroles lointaines résonnaient dans sa mémoire.
C’était important, Ana en était persuadée.
Déjà, elle apercevait la prêtresse qui revenait à elles à toutes jambes. Et comme un flash, tandis que cette dernière s’avançait jusqu’à l’alcôve d’un pas satisfait, elle s’en était souvenue.
— J’ai trouvé ! avait triomphalement annoncé Linnea. On va pouvoir sortir d’ici !
— Trouvé quoi ?
— La porte, n’est-ce pas ? s’était exclamée Ana avec un empressement presque joyeux
— C’est cela !
Professeure et élève s’étaient échangées un regard entendu, brillant de complicité.
— Et donc ? s’était enquise Moea.
— Tu t’en souviens ?
— Pour sûr ! J’avais trouvé cela fort intelligent ! Et nous avions un système similaire dans la forge de mon père, aussi je m’étais étonnée que des établissements aussi fréquentés que les couvents et les maisons curiales n’en aient point !
— Mes leçons ont porté leurs fruits ! pérorait Linnea.
— Aya, une idée d’quoi qu’elles causent ?
— Que nenni, je suis aussi perdue que vous…, confessa piteusement Magdala.
Parfois, elle croyait comprendre. L’instant d’après, elle était perdue.
— Bon, et donc ?
Coupées dans leur élan complice, Ana et Linnea s’étaient retournées d’une seule femme. Leurs yeux brillaient d’un même éclat passionné qui estomaquait Moea tant il lui paraissait inopportun à l’heure actuelle.
— Tsé, vous faites peur. Les faits, sinon ?
— Eh bien, après la dernière guerre, afin d’éviter que les établissements religieux soient assiégés, saccagés et massacrés comme ils l’ont été pendant des dépressions et des conflits…
— L’Eglise a décidé de faire construire des issues d’évacuation. Ce sont soit des souterrains pour les monastères et les couvents situés loin des murailles, soit des portes dérobées qui donnent sur la lande.
— C’est stupide si la ville est assiégée, mais soit…
— Certes, mais cela reste un moyen de s’exiler si les troupes ennemies ont forcé l’entrée de la ville, avait répliqué Ana en bombant le torse.
— Quoiqu’il en soit, le couvent d’Umeå n’échappe pas à la règle ! Au fond de la cour, il y a une trappe à peine dissimulée sous une banquette.
— Comment savoir si c’est pas juste là où on jette les fanes ou les excréments ?
— En général, avait osé dispenser Magdala, les couvents ont d’excellents systèmes d’évacuation pour ce genre de situation. Les latrines sont plutôt bien réalisées et en y versant une cruche d’eau, cela permet de tout faire disparaître. Avec des copeaux de bois parfumés, l’on masque l’odeur. Du moins, c’était ainsi dans ma chapelle…
— Pour de vrai ?! Aya ! Quand j’tais ptiote, on f’sait nos besoins dans des pots !
— Charmant. Bref ! Ce couvent-ci semble avoir un tunnel afin que les religieuses puissent fuir en toute discrétion. Je ne sais où il va, en revanche…
— Mais il y a fort à parier qu’il va au moins jusqu’aux forêts, non ?
— Pour ça, suffira d’demander.
Les trois jeunes femmes s’étaient tournées vers Moea. S’étaient échangées un regard connivent.
Puis chacune s’étant approchée du porche bas de l’alcôve, ayant jeté dans le boyau des œillades alertes, elles s’étaient à pas vifs, Linnea en tête, pressées jusqu’au couvent d’Umeå.
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