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Vingtième jour d’Aedera de l’an soixante-quatorze de l’ère de Paix

Marika de Lathium

Avec la complicité de Simon, Marika s’était glissée par les escaliers délabrés de l’aile ouest jusqu’aux souterrains.

Dans le lourd silence qui de sa chape de plomb accablait l’atmosphère, elle pouvait ouïr de rares plaintes, quelques conversations dans un dialecte qu’elle ignorait –les gardes parlaient souvent entre eux le patois de leurs régions d’origine- qui provenaient des in pace.

Dans le large déambulatoire enterré dont les murs suintaient l’eau qui retombait en gouttes, trente cachots de pierre moitié dans l’eau, moitié dans la fange.

Dans chacun, l’on entassait une dizaine de prisonniers de toute espèce : voleurs, blasphémateurs, hérétiques, tueurs, coupables de crimes contre l’Eglise… Tous étaient rassemblés par délit, sans distinction de sexe, dans ces geôles glaciales. Les fers qui les entravaient avaient tôt eu fait de réduire leurs corps à de vulgaires masses lasses et usées, les tortures de les briser et de les avilir.

Sur son passage, des yeux imploraient silencieusement. Des mains se tendaient, se levaient entre les barreaux de fer, faisaient crier leurs chaînes dans l’espoir de saisir un fragment d’espérance que son aube blanche transportait. Vite renvoyées au néant par la botte, le pommeau ou le fouet d’un geôlier.

— Comme d’habitude ?

Marika avait offert au capitaine de la garde un visage impassible, acquiescé d’un signe bref de la tête. Ce dernier alors avait obtempéré, l’avait laissée continuer jusqu’au in pace qui achevait le long couloir.

Quelques jeunes filles y étaient prostrées, allongées à même la crasse, hagardes. Certaines semblaient dans un état physique préoccupant, camouflant sous des bandages miteux les traces de la question à laquelle l’on les avait soumises. Leurs plaies s’étaient gangrénées, viciées par la vermine. D’autres, les cheveux arrachés par touffes, les ongles retournés, les membres disloqués et marqués au fer rouge ressemblaient à des poupées brisées.

Ce spectacle, Marika le répugnait.

Les voilà, les Magdala présumées, les victimes d’une traque qui durait depuis trop longtemps.

Des paysannes, des filles de rien. La plus jeune n’avait même pas treize ans, la plus âgée –seize ans- était vieillie de dix ans par les violences et les outrages.

— Mère Marika ?

La voix fluette de la jeune fille adossée à la grille l’avait tirée de sa sordide contemplation.

— Comment vas-tu aujourd’hui, Magda ?

— On fait aller.

— Je t’ai apporté cela.

Extirpant de sa chasuble un chiffon, elle l’avait déplié pour dévoiler quelques barres d’avoines liées avec du miel ainsi qu’un flacon de liniment. Discrètement, elle les avait glissés entre les barreaux dans la paume de Magda.

— Ce sont des spann avec de l’avoine, des fruits secs et du miel. Et cela, c’est une pommade pour désinfecter et apaiser les plaies. Cela devrait t’aider à tenir le coup.

— Jusqu’à quand ?

Marika avait perçu pointer dans sa voix une pointe de dépit à peine dissimulé.

— Jusqu’à ce que je trouve une solution pour vous faire libérer et vous ramenez chez vous...

— À quoi bon ? avait soupiré une autre dont le nez était cassé et que diverses ecchymoses défiguraient. C’pas comme si on allait retrouver notre vie d’avant.

Bien-sûr que non. Marika n’était point naïve. Après pareil scandale, comment reprendre son existence là où elle s’était arrêtée, d’autant plus dans ces petits villages où l’honneur et la respectabilité étaient primordiaux ?

— J’ai plus de chez moi, Mère Marika. Ça sert à rien d’espérer… Quand on est v’nu me prendre, ils ont mis le feu au moulin de mon père… On a plus rien…

— Je trouverai une solution, Magda… Je trouverai un moyen pour t’établir, pour toutes vous établir.

— Et faudra attendre jusqu’à quand ? interrogeait rageusement une troisième. Jusqu’à ce qu’on nous crève dans c’te geôle pourrie ?! On a rien fait, on était toutes des filles honnêtes, vertueuses et travailleuses et vous nous avez tout pris ! Vous nous avez enlevées, déshonorées… Et vous attendez encore qu’on vous croit ?! Allez au diable !

Elle avait lancé sur la grille la cruche vide qui gisait à ses pieds. Elle avait éclaté avec fracas, chu en morceaux au sol.

— Le diable vous emporte ! s’égosillait-elle avec hystérie. Le diable emporte votre maudite église, le diable emporte ce forban d’Erling ! Maudit soit ce Très-Haut qui nous abandonne et vous donne le droit de nous détruire ! J'aurai préféré mourir plutôt que de devenir une putain pareille!

Elle s’était mise à sangloter bruyamment, jurait toujours plus fort.

— Un jour, on vous crèvera ! On se soulèvera contre la noblesse qui nous affame, le clergé qui nous avili ! Le peuple se lève déjà dans les rues de Sveeriagë, déclara-t-elle soudain avec un sourire mauvais, vous ne récolterez que les malheurs que vous avez semé !

Est-ce la douleur de ses plaies qui s’était rappelée à elle ou la peur que ses divagations rageuses n’attirent la milice et la mène à une nouvelle séance de torture ? Elle s’était soudain tue, rassise dans un coin, s’allongeant dans les excréments et l’eau crasseuse. Alors, après le silence, des gémissements étouffés. Quelques applaudissements faibles, des encouragements provenant des cachots voisins avaient accueillis la fougueuse déclaration puis s’étaient évanouis dans le silence.

— Fermez-la, bande de racailles ! avait beuglé l’un des soldats en frappant contre les barreaux du premier cachot.

Marika s’en doutait depuis longtemps. Elle se doutait qu’un jour viendrait où le peuple, les sans-culottes, la plèbe, appelez cela comme vous le souhaitez ! se lèverait contre les deux autres états de ce pays. Elle était au fait des malheurs qu’il traversait, de la pauvreté dans laquelle il évoluait, de la pression financière, psychologique, religieuse… Contrairement aux clercs qui demeuraient enfermés entre les quatre murs de la Maison-Mère, elle voyait. Elle voyait toutes les failles dans lesquelles les colères, les rancœurs, les douleurs de ceux qui faisaient battre le cœur de Sveeriagë se glissaient et qui gangrenaient le pays.

Alors cette révolution, Marika l’appelait de ses vœux, quand bien-même elle y perdrait la vie. Si c’était là le remède aux maux de cette nation, alors elle ne pouvait qu’espérer que le pouvoir soit renversé. Elle n’avait peur que pour Fleur de Pivoine. Mais elle était maligne et aimée de son peuple. Elle saurait trouver un arrangement avec eux et, sans doute, devenir leur alliée.

Magda avait posé sur elle des yeux las, des yeux que la prêtresse s’horrifiait de découvrir sur un visage aussi juvénile. Elle avait serré si puissamment sa ceinture rouge de cardinale qu’elle avait senti ses ongles se planter dans sa chair. Son impuissance soudain s’imposait à elle.

Cette fille-là, qui geignait misérablement dans un coin avait raison : il n’y avait aucun moyen pour elle de sortir ces malheureuses de l’enfer dans lequel les décisions des grands les avaient plongées. Ce qu’elle faisait, cette bonté salvatrice dont elle usait pour apaiser ces victimes innocentes n’était qu’un moyen de soulager sa conscience.

— Mère Marika.

Magda avait tendu la main, saisi la longue manche de son aube pour l’inciter à se baisser à sa hauteur. Marika s’était exécutée. Penchée vers la captive. À son oreille, elle lui avait présenté une requête. Une requête qui en appelait à son humanité.

— Si vous voulez nous aider, il n’y a rien d’autre que vous puissiez faire.

— Tu ne peux pas me demander cela…

— Je vous en prie…

— Il doit y avoir une autre solution !

— Vous savez bien que non.

Marika avait pudiquement baissé la tête, pincé fermement ses lèvres. La poigne de Magda sur son poignet s’était affermie pour l’encourager à prendre la bonne décision. Elle avait acquiescé, et la prisonnière lui avait alors murmuré d’une voix douloureuse de reconnaissance :

— Merci.

Marika avait quitté les souterrains de la Maison-Mère hagarde.

Lorsque Simon s’était enquis de cet entretien pour lequel elle lui mandait chaque deux jours les clés de l’aile ouest, elle n’avait grommelé que quelques banalités puis s’était dérobée en s’excusant. Les mots de Magda, de cette enfant à laquelle elle s’était attachée, résonnaient en elle comme autant de rappel à sa promesse.

Elle s’était dirigée lentement jusqu’aux quartiers de l’Inquisition, y avait pénétré de cette démarche mesurée qu’elle adoptait en public. Les quelques inquisiteurs qui y étudiaient consciencieusement s’étaient levés de concert, la saluant de ces politesses respectueuses qui la mettaient fort mal à l’aise. Non point qu’elles soient teintées de bas sentiments ou de sous-entendus tout à fait inconvenants pour une jeune femme ; mais les voir si mielleux devant elle quant au fin fond des geôles et à travers tout le pays, ils s’adonnaient à des actes barbares la glaçait.

En outre, elle n’avait point l’habitude d’être saluée avec tant de courtoisie par ses pairs.

Fort heureusement, les inquisiteurs se tenaient éloignés des cancans de la Maison-Mère, et s’ils avaient entendu sa scandaleuse histoire, aucun d’entre eux ne lui en avait fait réflexion, ni ne le lui faisait ressentir. S’ils n’avaient point occupé cet emploi, sans doute aurait-elle apprécié passer du temps à leurs côtés.

Parfois, elle regrettait d’être aussi lucide.

— Votre honorable supérieur est-il occupé en ce moment ?

— Point, souhaitez-vous que je vous annonce ? avait affablement proposé un scribe qui rédigeait sur le bureau le plus proche du cabinet de son supérieur.

— Si fait, je vous en remercie.

Le jeune homme s’était levé, faisant flotter sur son passage sa longue aube sombre. Elle n’avait eu à attendre qu’une poignée de secondes avant que l’on ne l’invite à entrer. Dans sa tête, les mots étaient bien organisés, prêts à sortir. Elle s’était engouffrée avec mesure dans le cabinet de celui qui allait lui permettre d’exaucer un dernier souhait, une dernière volonté.

— Cardinale Marika ! Quel plaisir de vous accueillir en mon humble quartier.

Le grand inquisiteur Abel de Vaastiriäs, lui ayant adressé un sourire courtois, s’était levé de son siège pour la saluer révérencieusement.

— Inquisiteur Abel, j’ai pour vous des consignes au sujet des prétendues Däm Magdala qui croupissent en nos geôles.

— Si fait, si fait, il n’y a hélas rien à en tirer…

Abel s’était tourné vers le large vitrail qui donnait sur la cour, l’observait sans mot dire. Il avait enfoui son menton dans la paume de sa main, semblait réfléchir. Regrettait-il de ne rien avoir su obtenir de ces filles, ou au contraire prévoyait il d’autres tortures, d’autres horreurs pour leur extorquer des informations qu’elles n’avaient point ? Marika ne s’était point laissée découragée et avait déclaré d’une voix ferme :

— Elles ne savent rien sur Däm Magdala, comme nous tous… Elles n’ont que de simples traits physiques en commun, parfois un nom… La véritable Magdala, s’appelle-t-elle seulement Magdala, d’ailleurs ? Il me semblait que ce n'était qu'un titre. Que voulez-vous tirer de jeunes paysannes ignares arrachées à leur campagne, quand nous-mêmes sommes si peu informés ?

— Oh, si vous saviez le nombre de sorcières qui se cachent parmi les bonnes gens de nos campagnes ! Et pourtant, l’on peut les croire ignares tout comme ces filles-là !

— Ce ne sont point des sorcières, juste des prétendues vestales qui n’en sont pas.

— Qu’elles veulent bien nous faire croire. En tant qu’inquisiteur, je ne peux point croire les seules choses que mes yeux voient. Comment aurai-je pu grimper les échelons si je ne m’étais cantonné qu’à mes yeux et non à mon intuitions ?

Il lui avait adressé un sourire confiant, presque paternel. Marika n’en avait rien fait. Contrairement à ses subordonnés, Abel semblait parfois la prendre de haut lorsqu’entraient en discussion quelques sujets propres à la façon de traiter les criminels. Désireux, sans doute, de lui enseigner l’art et la manière d’interroger un suspect afin de le faire devenir coupable, quand bien-même aurait-il été innocent en un premier temps.

Marika était femme de foi, Abel homme de terrain.

Aussi, elle en était persuadée, leurs deux visions ne sauraient jamais s’accorder.

En outre, elle n’aimait pas cet air paternaliste qu’il prenait avec elle. Elle avait déjà Simon qui se substituait merveilleusement à son père de sang. Elle n’avait point besoin d’un second mentor pour la guider et la chaperonner.

— Quoiqu’il en soit, à propos de ces filles, veillez à respecter et à exécuter les consignes que je m’en vais vous dicter. Il faut que cela soit fait dès ce soir.

Marika avait dégluti. Serré sa croix.

— Quelles sont-elles ?

Très-Haut, pardonnez-moi pour le crime que je m’apprête à commettre, implorait-elle tandis que la terrible instruction crevait le silence :

— Exécutez-les.


Texte publié par Yukino Yuri, 25 mars 2021 à 12h06
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