Marika de Lathium
Mère Marika de Lathium, ainsi que l’on la nommait encore malgré sa récente ordination en tant que cardinale, avait traversé en toute hâte les larges corridors de la Maison-Mère. Les hautes fenêtres qui trouaient à même distance les murs ornementés laissaient se glisser sur les tapis d’or et de pourpre la lumière timorée d’une aurore d’été. Et déjà, à l’horizon, le bleu habituel, franc, profond diluait le blanc de ce matin qui s’éveillait. Aujourd’hui encore, il allait faire bien chaud. À cette observation, Marika avait relevé les longues manches de son aube, découvrant impudiquement ses avant-bras, pour les coincer dans sa ceinture rouge brodée de raisins.
Pourquoi diable avait-on convoqué le Conseil Judiciaire –et seulement le clergé qui le composait- si tôt ? maugréait-elle tandis qu’elle étouffait un bâillement.
Fallait-il que les émissaires, qui affluaient à toute heure des quatre coins du pays, apportent tous leur lot de mauvaises nouvelles ?
Leur dernière assignation remontait à la veille au soir, et jusqu’au cœur de la nuit, clercs comme nobles, s’étaient escrimés à régler –ou plutôt étouffer- quelques affaires qui semblaient se propager et gangréner tout le pays. Il y avait la famine, les épidémies –le mal des ardents, en particulier, menaçait les contrées de l’est-, le fanatisme, le paganisme qui s’étendait jusqu’aux portes de Lathium, leur glorieuse capitale.
Mais que pouvait-on faire ? se lamentaient les hypocrites, ceux dont l’assiette était toujours pleine, la santé excellente, la foi solide. Le peuple était faible, le peuple avait besoin d’être soumis aux épreuves, aux maux envoyés par le Très-Haut pour les tester. Il avait besoin de cette discipline impitoyable. Se souvenait-on de ce Chef de l’Eglise qui, trop bon, trop généreux, donnait tout, était riche de ces bienfaits accordés au peuple ? Qu’en avait-il résulté ? La guerre avec un pays voisins, les révoltes pour avoir plus, toujours plus ! Le peuple était ingrat, et il fallait le frapper plus vertement, plus cruellement pour le garder sur le droit chemin.
Marika détestait ces malheureuses positions qu’un clergé vieillissant et loin des réalités de l’existence entretenait pour son propre intérêt. Elle exécrait ces laborieuses délibérations dont ne s’extirpaient que de vagues solutions, quelques pansements souillés appliqués sur les plaies purulentes d’un pays en déclin.
La noblesse n’était pas en reste, certes. Mais depuis que Fleur de Pivoine était devenue reine de Sveeriagë, cette caste-ci commençait à quitter cette inertie décisionnelle qui la caractérisait depuis des siècles. Fleur de Pivoine défendait ses intérêts et ceux des seigneurs qui composaient son propre conseil. Mais elle les défendait avec justesse, défendait son peuple et exhortait ses conseillers à assurer cette même position décisionnelle.
« Je ne cherche point à être une reine toute puissante, lui avait-elle un jour avoué avec ce sourire énigmatique qu’elle avait toujours quand elle s’enorgueillissait de ses décisions. Mais une reine juste, à l’écoute de son peuple, oui. Je laisse la cupidité et la bassesse à mes ancêtres, ils maitrisaient bien mieux cet art que moi.»
L’Eglise quant à elle, cette Sainte Eglise de Lathium dont Marika portait l’aube, respectait les dogmes, les exigences, embrassait les causes et à laquelle elle avait juré fidélité, avait oublié sa belle vocation première : celle de protéger ses fidèles, d’être pour eux comme une mère aimante.
Mutilée par de basses pensées, de vils intérêts, elle était devenue autoritaire, cruelle. Et le Chef de l’Eglise, en sa qualité de guide de ce « troupeau égaré » comme il tendait à désigner son peuple, ne permettait à son église de retrouver de sa modestie, de son humanité. Comment aurait-il pu le permettre, quand tout son empire reposait sur la crainte, l’insensibilité, le paraître, l’inflexibilité ?
Il était le père sur terre, représentant du Père au Ciel. Et si l’Eglise redevenait une mère de bonté et de générosité, le clergé, la noblesse, tout ceux qui profitaient de cette mainmise sur les richesses du pays et les gardaient jalousement trouveraient à y redire et, sans doute, s’insurgeraient. Ce serait la fin. Ironique fin.
Tandis qu’elle s’abandonnait à ces considérations qui revenaient sans cesse, ses pas l’avaient, mués par l’habitude, menée jusqu’aux portes de la salle du Conseil Judiciaire. Elle humait déjà l’effluve écœurant mêlant cire, encens, cendres et tabac froid qui y flottait sans discontinuer. Pouvait ouïr le brouhaha qui y résonnait toujours avant que ne commence la séance, que ne tombe le silence de mise. Se représentait les prêtres, les cardinaux, les archevêques dans leurs aubes noires, l’étole de carmin fixée aux épaules, qui en petits groupes conversaient, refaisaient le monde –leur monde. Un monde duquel Marika ne souhaitait, ni ne pouvait faire partie.
Avec cette mesure que le couvent et la discipline avaient inscrite jusqu’à la racine de son âme, elle avait poussé les battants ouvragés, faisant son entrée dans ce monde d’hommes et de cruauté.
— Notre très sainte vestale, trésor de notre Eglise, Däm Magdala a disparu.
D’abord, il y avait eu ce silence lourd que l’ahurissement tendait plus que d’ordinaire. Marika, les yeux ronds, fixait Simon de Lathium qui siégeait à sa droite. Ce dernier, tout aussi éberlué qu’elle ne l’était, semblait s’être transformé en statue de chair.
Magdala, disparue ?! Däm Magdala ? Cela ne se pouvait !
De concert, les prêtres avaient laissé éclater leur horreur.
Un brouhaha puissant avait brisé le silence, mélange de protestations, d’accusations, de lamentations. Le Chef de l’Eglise Erling demeurait coi, savourant sans nul doute l’effet que pareille nouvelle provoquait, son maintient parfait, portant avec orgueil la coiffe pontificale dont il se montrait digne depuis trois dizaines d’années.
— Où est-elle partie ?
— Comment cela a-t-il pu arriver ?!
— Est-elle en danger ? Le saint voile de Mariam de Magdala est-il perdu ?
— Retrouvons le prêtre qui en avait la charge ! Questionnons-le, faisons lui payer son incompétence !
— Il aurait fallu enchaîner cette enfant !
— Silence.
Tous s’étaient tus d’un seul homme, obéissant docilement. Erling s’était levé avec prestance –cette même prestance qui faisait frémir Marika depuis qu’elle était enfant-, balayant lentement l’assistance des yeux.
— Gardons notre calme, mes frères.
Comme d’ordinaire, il avait volontairement omis les trois prêtresses –cardinale, évêque et rédactrice de débats- qui formaient de modestes points blancs dans la masse sombre que composaient leurs confrères.
— Il nous faut dès à présent réagir. Nous ne pouvons laisser cette relique disparaître de la sorte. Nous devons retrouver Däm Magdala. Sans quoi, que dira-t-on de notre Sainte Eglise ?
— Savons-nous seulement à quoi elle ressemble ?
— Le Père Erik de Lunthveit devrait le savoir. C’est avec lui qu’elle devait s’accoupler.
— N’était-ce point voici un mois que nous avons décidé de la date de son dépucelage ?
— Aurait-elle fui ?
— Impossible. Comment aurait-elle osé ?
— Le rite de préparation au sacrement sacerdotal pour les demoiselles devra être suspendu, avait gravement annoncé Erling. La milice, l’Inquisition, tous devront être missionnés pour la retrouver. Une fois cela fait…
Le Chef de l’Eglise s’était tu, laissant à ses subordonnés un temps pour méditer ses paroles. Mais chacun avait compris. Une fois Magdala retrouvée et ramenée à Lathium, l’on la ferait s’accoupler avec l’un des hauts-placés du Conseil. Et puis…
Marika avait exhalé. La fumée bleutée à l’odeur brute –mélange d’herbes et de racines- s’était envolée en volutes légères. Dans un même temps, elle avait glissé le bec de sa pipe entre ses lèvres afin d’étouffer le soupir rageur qui grondait dans sa gorge.
Ils la tueraient. Une fois qu’ils auraient abusé d’elle, l’auraient mise enceinte une fois, deux fois, dix fois si besoin –Très-Haut, quelle horreur commettait-on en Ton Nom !-, que de son ventre serait sortie une héritière, l’on l’exécuterait. Comme la Maison-Mère –et quelle mère !- le faisait pour réduire au silence les traîtres, les impurs, les mauvais...
Et ces postulantes, laissées de côté ? Ces demoiselles qui désiraient s’offrir au Ciel, devenir prêtresses, donner leur vie pour leur prochain ? Qu’en ferait-on ? Ah, le couvent sans doute ? Le couvent, la solution miracle ! L’on mettait des voiles sur la tête des jeunes filles, leur imposait le silence, les barricadait dans des établissements pauvres où elles croupiraient jusqu’à leur mort. Avec la disparition de Magdala, n’était-ce pas la fin prématurée de l’ordination féminine? N’allait-on pas utiliser cette faille du rite de passage contre ses partisans et le supprimer définitivement ?
Très-Haut, tant d’années d’avancement réduites en cendres…À cette pensée, Marika sentait son poing se refermer contre son missel.
« Le jour où vous la rencontrerez, voudriez-vous me faire la grâce de lui porter secours ? »
Pourrait-elle encore honorer sa parole, maintenant que Magdala s’en était allée ? Marika, à cet instant, n’était point en mesure de se l’assurer.
« M’en faites-vous le solennel serment ? »
Cette Magdala-ci, la mère de l’actuelle porteuse du voile, aurait-elle commis pareille folie ? Elle dont le visage délicat effaçait aux yeux du monde ses peines, son fardeau…
La séance battait son plein. L’on parlait récompense, recherches, hypothétiques itinéraires. L’on exigeait que le Père Erik, leur malheureux confère, soit soumis à la question, rendu fou, excommunié pour le crime qu'il avait commis. Mais Marika, déjà, n’écoutait plus. Son esprit était occupé. Observait sans aucune lassitude le kaléidoscope de ses souvenirs. Espérait un miracle de ce Ciel auquel elle se dédiait, à chaque seconde de son existence.
Car quoi d’autre qu’un miracle pourrait sauver Magdala ?
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