Ana s'étira en se massant les reins, bailla sans aucune grâce. Le soleil brillait ardemment dans le ciel dépourvu de nuages, le jour s'était levé et, avec lui, Hjalmar s'éveillait.
Devant le couvent, les marchands ambulants s'installaient sur la grande place, hurlaient à tout venant afin d'attirer les clients. Les coches faisaient claquer leurs roues sur les pavés, les chevaux de la milice hennissaient pendant la patrouille, les femmes chantaient au lavoir.
Comme il lui était étrange de revenir à une telle cacophonie, quand elle n'avait connu ces dernières heures que le silence recueilli.
Elle considéra un instant ce spectacle mouvant puis l'objet qu'elle gardait dans sa main. Une simple amulette en tissu rouge, remplie de feuilles d'une plante qu’Ana ne connaissait pas -de la consoude- et qui dégageait une odeur de concombre censée éloigner les esprits malins.
Une croix en nacre avait été glissée sur la corde qui scellait le signe distinctif des postulantes. Avec cela au cou, lui avait-on dit en la lui remettant, elle serait protégée par l’Église, pourrait accéder aux foyers réservés aux clercs et serait exemptée des fouilles de la milice aux portes des grandes villes.
Elle noua l'amulette à son cou, se dirigea vers la porte sud de Hjalmar. Elle devait à présent traverser la contrée centrale de Lathium puis toute celle d'Öbsteergöt. Lunthveit se trouvait au sud-est, excentrée par rapport aux autres capitales administratives.
Le chemin allait être long, pour sûr. Ana le réalisait à présent, après avoir eu l'occasion de consulter des cartes au couvent. Trois cent quatre-vingt mille lieues la séparaient de Lunthveit. Il lui faudrait un mois dans les meilleurs délais pour l'atteindre, cela sans compter des nuits correctes et à une cadence qui ne souffrirait d'aucune pause. Elle espérait que sa bourse lui suffirait à la faire vivre le temps du voyage.
Elle s’apprêtait à franchir la porte sud lorsqu'une voix forte l'apostropha à travers la foule. Déclina avec une colère évidente son identité, en articulant chaque syllabe. Parmi les couleurs criardes des étoffes, la blancheur immaculée d'une aube. Dans l'air, un parfum familier. Ana s'était retournée. La couleur flamboyante de sa chevelure ne permettait aucune confusion.
Elle avait tant espéré l'avoir à ses côtés que la voir devant elle la laissait abasourdie.
— Très-Haut tout puissant...Mère Linnea ?!
Linnea arriva à sa hauteur, tremblante de colère. Ana n'eut pas le temps de réaliser ce qui était arrivé. Le souffle coupé, elle porta la main à son visage. Sa joue lui faisait mal. Sa lèvre saignait.
— Dum mörka ! vociféra Linnea en empoignant Ana par le col.
— Mère Linnea...Comment...Que faites-vous ici ?
— Peu importe ! Mais toi... Toi, Ana ! Tu n'as pas honte ?! Partir ainsi de ton foyer en pleine nuit ? Aller courir les chemins sans rien connaître d'autre de la région que ce que tu as lu dans les livres ? Crois-tu que cette façon de faire est honnête ?
— Je m'en suis bien sortie ! Et je n'avais pas le choix ! Je vous jure que je n'ai choisi la fuite que par défaut !
— Ah, ne te parjure pas ! explosa Linnea en braquant des yeux furieux sur Ana. Tu avais le choix, Ana ! Tu pouvais partir dignement si tu t'étais montrée patiente !
— Je n'avais pas la force de l'être ! Ça aussi, on va me le reprocher sans fin ?! « Ne pars pas, sois patiente, tais-toi et soumets-toi » ?! Attendre, attendre, attendre ?! Je ne veux pas sans cesse attendre après les humeurs d'autrui !
— Alors tu as préféré fuir comme une paria ?! Car voilà ce que tu es, à Sollnästeå . Une paria !
—Ah, quel plaisir de savoir cela ! Merci d'avoir eu la délicatesse de m'en avoir informée !
— Au moins, les choses sont dites !
— Pourquoi êtes-vous là, dans ce cas ?! Puisque tout mon village me renie, pourquoi êtes-vous là, devant moi ?! Est-ce votre affection pour moi qui vous motive, ou votre mauvaise conscience qui vous murmure de rattraper une situation que vous avez provoquée ?!
Ana avait la gorge nouée, les joues en feu. Les mots de Linnea lui faisaient un mal terrible. Toute la douleur que le temps avait amoindrie lui revint vivement, amenant des larmes à ses yeux.
— J'ai été lâche, je le reconnais. À la dignité, j'ai préféré la lâcheté. Mais je ne me parjure pas en disant qu'à cet instant, seule la fuite me paraissait une solution.
— Tu aurais dû venir me trouver.
Linnea avait libéré Ana. Son humeur semblait être envolée, ses traits retrouvaient leur régularité, quoique froissés par le remord.
— J'aurai pris la responsabilité de ton départ, si tu m'en avais avertie. Cela aurait empêché que l'on traîne ton nom dans la boue et qu'il soit utilisé pour railler le clergé féminin. Je t'aurai aidée, Ana. Si tu n'avais pas écouté ce fichu orgueil que tu te plais à entretenir, tu m'aurais permis de t'apporter le soutien qu'un professeur doit à son élève.
— M'en voulez-vous ?
Linnea ne répondit pas, mais son silence était lourd des reproches qu'elle n'osait formuler à haute voix.
— Je vois, murmura Ana en courbant pudiquement l'échine. J'ai dû vous causer bien des soucis.
— C'est peu de le dire.
— Pardonnez-moi. Cela ne se reproduira pas.
Elle s'inclina plus bas encore pour témoigner de sa contrition. Linnea la considéra. Deux choix s'offraient à elle désormais : ramener Ana à son foyer afin qu'elle se rachète et rétablisse son honneur -la solution la plus respectable- ou l'aider.
— Quelle folie..., admit-elle en tournant les talons.
Ana osa relever la tête. Linnea s'était engouffrée en toute hâte dans le centre postal qui se tenait près de la porte sud, sans une parole pour elle.
Une crainte nouvelle la saisit : allait-elle être ramenée de force ? Linnea voulait-elle lui faire payer son erreur au prix fort ? Son esprit s'embruma, elle fut submergée par une terreur incontrôlée. Elle voulut fuir, mais ne parvint à s'y résoudre. Les yeux tournés vers le ciel, les paumes offertes au céleste, une supplication naquit sur ses lèvres. Elle l'envoya au-delà des nuages, avec mille autres prières.
— Bien ! Linnea se tenait au-devant d'elle, l'air sûr et le sourire satisfait. Y allons-nous ?
— Où donc ?
— Réfléchis.
— Vous ne comptez pas...
Ana avait pâli à vue d’œil, se sentait flancher.
— S'il vous plaît, ne me faites pas ça ! Je ferai ce qu'il vous plaira pour vous faire oublier mon offense...Ne me la faites pas payer ainsi, s'il vous plaît !
— Ma présence à tes côtés t'est-elle tant insupportable ?
— P...Pardon ? Votre... présence ?
— Me permets-tu de t'accompagner ?
— Mais...votre ministère... ?
— J'ai prié le clerc qui occupe mon poste de me remplacer encore quelques temps. La missive devrait lui être remise après-demain.
— Vous pouvez vous absenter ainsi ?
— J'ai l'autorisation de l’évêché de Hjalmar. Alors Ana, puis-je t'accompagner ? Je ne te faciliterai pas le rite de passage, crois-moi. Mais je serai auprès de toi, aussi longtemps que tu voudras de moi.
Ana fixait Linnea sans mot dire, soulagée de se savoir libre de continuer son voyage, comblée à la simple idée de partager cela avec son aînée. Son cœur se gonflait d'une joie rassurante. Elle serra dans la sienne la main de Linnea, la porta à ses lèvres.
— J'en serai honorée.
La prêtresse lui adressa un sourire empli d'une complicité qu'elles seules partageaient et qui dépassait la simple cordialité que se vouent un maître et son élève, la saisit avec assurance par l'épaule, l'entraîna sur la route allant vers le sud.
— Jusqu'à Lunthveit, alors !
C'était sans nul doute le choix le plus stupide de toute son existence. Pourtant, Linnea ne parvenait à ressentir une once de regret tandis qu'elle quittait Hjalmar. Sans doute s'en repentirait-elle plus tard.
— Jusqu'à Lunthveit...
Pour l'instant, peu lui importait l'avenir.
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