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Il est vingt heures passé et ça fait presque douze heures qu’elle est au dispensaire. Comme d’habitude, le docteur Carolo la raccompagne gentiment, mais fermement vers la sortie pour qu’elle prenne du repos. Comme chaque jour, il lui conseille d’oublier durant quelques instants les mines défaites des soldats et les blessures qui composent son quotidien pour se concentrer sur sa propre vie. Élisa secoue la tête avec agacement : comme si c’était envisageable en temps de guerre.

En sentant la fraîcheur de l’air attaquer ses doigts nus, elle les plonge dans ses poches pour les protéger avant de prendre lentement la direction de son appartement. Elle sait que c’est un luxe d’avoir un lieu rien qu’à elle par les temps qui courent, mais elle rechigne chaque soir à rentrer. Bien qu’épuisante, elle préfère l’agitation permanente de l’infirmerie au calme de son studio vide.

Elle n’a fait que quelques pas lorsqu’un son aussi familier qu’atypique s’élève au milieu des ruines, attirant son attention. Après un instant d’hésitation, elle se dirige vers le chant désuet qui résonne dans la nuit. Il est clair que certains ont décidé de fêter Noël même si la situation ne s’y prête pas. Elle a la surprise de tomber sur un petit attroupement de soldats, réunis autour de deux braseros alimentés de bric et de broc. Deux d’entre eux qui ne semblent pas avoir atteint la majorité, entament des chants de Noël avec un entrain remarquable pendant qu’un troisième, au visage marqué par un éclat de balle, joue les chefs d’orchestre devant eux. La jeune femme s’apprête à revenir sur ses pas pour aller se coucher quand quatre nouveaux venus apportent deux immenses tables à grand renfort de cris joyeux. Derrière eux, deux femmes portent des bancs empilés l’un sur l’autre. Elle observe les soldats se préparer à faire la fête avec un sourire. C’est un spectacle devenu trop rare pour ne pas s’en réjouir.

Un homme habillé tout en noir s’approche de cet étrange rassemblement et se place à une distance respectueuse des choristes toujours aussi absorbés par leurs chants. Lorsqu’il joint ses mains avec humilité, elle comprend que c’est un prêtre. Naturellement, deux mercenaires se détachent du groupe pour se placer devant lui, la tête baissée. Élisa réalise qu’ils se sont installés sur les vestiges de la cathédrale Notre-Dame.

Une voix suave se fait entendre derrière elle et elle sursaute :

— Vous seriez mieux plus près des braseros, Mademoiselle.

La jeune femme se tourne pour dévisager le Lieutenant Kami. Elle a maintes fois eu l’occasion de le croiser dans les couloirs du dispensaire lorsqu’il venait prendre des nouvelles de ses militaires blessés. C’est un jeune homme au charme indiscutable qu’il use à outrance pour séduire toutes les femmes qu’ils croisent. Il a néanmoins la délicatesse de n’être regardant ni sur l’âge ni sur la silhouette de la demoiselle qu’il accoste.

— Lieutenant Kami ?

— Mes hommes voulaient se détendre un peu ce soir, voulez-vous vous joindre à nous ?

Elle hésite un instant. Elle n’a jamais passé de temps avec les soldats en dehors de l’infirmerie et elle ne sait pas trop à quoi s’attendre. Avec un sourire encourageant, il tend la main vers la jeune femme et elle finit par sortir la sienne de sa poche pour accepter son offre. Satisfait par sa réponse muette, il la conduit vers les braseros où les deux jeunes soldats ont entamé un battle de rap, bruyamment encouragés par le reste de la troupe.

Le lieutenant Kami lui propose de s’installer à côté d’une magnifique jeune femme aux longs cheveux noirs et elle se glisse sur le banc sans se faire prier. Lui-même s’assoit de l’autre côté alors que trois militaires ramènent des sacs remplis de nourriture qu’ils déposent sans ménagement sur les tables.

L’homme édenté installé en face elle la regarde avec insistance au point de la mettre mal à l’aise.

— Vous êtes ravissante Mademoiselle…

Il n’a pas le temps de finir sa phrase que son voisin, un jeune homme blond, lui donne un coup derrière la tête.

— Laisse Mademoiselle tranquille, Ivan. Veuillez l’excuser, mais on est peu habitué à tant de beauté et…

Il se prend à son tour un coup derrière la tête, mais si puissant que son nez entre violemment en contact avec la table.

Une femme aux cheveux courts qui lui ressemble étrangement lui lance une œillade dédaigneuse :

— Et nous, on est quoi ?

L’homme se frotte douloureusement le visage en répondant d’une voix nasillarde :

— La beauté incarnée, Prudence !

La voisine d’Élisa se met à pouffer avant de s’adresser à elle ;

— Personne ne porte plus mal son nom que Prudence. Bienvenue parmi nous ! Moi, c’est Alexia.

Avant qu’elle n’ait le temps de répondre, le Lieutenant le fait à sa place.

— C’est mademoiselle Élisa. Elle est infirmière au dispensaire.

Elle est surprise qu’il sache son prénom et elle lui jette un regard méfiant. Ce dernier se contente de sourire en lui donnant un plat de viande tout juste cuite à la chaleur du feu de bois. Le jeune homme blond semble s’être remis du coup donné par Prudence et hèle le prêtre qui passe près d’eux.

— Monsieur l’Abbé, vous viendrez bien manger avec nous. Les conversations ne voleront pas haut, mais c’est toujours mieux que de rester seul.

L’homme d’Église hésite un instant avant de se glisser entre deux soldats qui se décalent un peu pour lui faire de la place. Il entame un bénédicité et Élisa est surprise de voir que les solides gaillards respectent l’instant solennel et se taisent. Il a à peine fini que l’agitation reprend immédiatement le dessus. Elle se laisse happer par la bonne ambiance, remarquant non sans sourire que son voisin prend soin de lui laisser quelques centimètres d’espace vital malgré le manque évident de place.

De son côté, Alexia est d’excellente compagnie, lui faisant la conversation et lui présentant ses amis et collègues avec bonne humeur. Ayant mangé au dispensaire, Élisa grignote plus qu’autre chose, mais elle apprécie ce moment en communauté.

***

Prudence hèle la tablée avec un sourire enjoué aux lèvres :

— Regardez qui vient là.

Les yeux se portent sur trois enfants insuffisamment couverts pour supporter les températures basses de cette nuit de Noël. Élisa suppose que ce sont des orphelins SDF, chose malheureusement trop courante à son goût.

Le lieutenant les accueille avec bienveillance :

— Allez, approchez ! On va faire un peu de place.

Un homme noir de près de deux mètres se lève en faisant signe aux enfants de s’assoir à sa place. Après un instant d’hésitation, ils grimpent sur le banc en jetant des regards envieux à la nourriture qui s’y trouve. Le garçon le plus âgé attrape un morceau de pain qu’il coupe en deux pour les donner à une petite fille et un garçonnet qui paraissent jumeaux. Le grand noir attrape les morceaux de pain avant qu’ils ne les portent à leurs lèvres. Il y enfourne des saucisses grillées et les leur rend en souriant. Ces derniers ne se posent pas de questions et engloutissent la nourriture sans un mot. Un homme devant atteindre la soixantaine d’années se lève et s’armant d’une guitare, il se met à jouer des musiques tziganes entraînantes qui collent bien à l’humeur générale.

Alexia s’adresse à un des deux jeunes chanteurs qui, à présent, profite de son repas :

— Et Bireli, tu accompagnes ton père ?

Le jeune homme en question incline légèrement la tête pour acquiescer avant de rejoindre son père. Il mêle sa voix au son de l’instrument en frappant dans ses mains. Sans vraiment y prendre garde, Élisa se met à battre des pieds en rythme.

Le soldat blond se lève et tend une main en direction de Prudence :

— M’accorderais-tu cette danse, très chère sœur ?

— Bien sûr, frangin !

Il l’entraîne un peu à l’écart et ils commencent à bouger au son de la musique, mêlant flamenco et danse africaine. L’homme édenté contourne la table pour glisser quelques mots à l’oreille de son lieutenant. Ce dernier hoche la tête et enjambe le banc pour le suivre et disparaître dans la pénombre.

Alexia se fait inviter par un de ses collègues qui la mène sur la piste de danse improvisée par Prudence et son frère. Élisa se sent brusquement un peu seule et elle envisage sérieusement de rentrer pour profiter de quelques heures de sommeil. Elle remarque que les enfants, assis dos à la table pour regarder les adultes danser, semblent rassasiés et au chaud, blottis dans des vestes militaires. Elle se lève, prête à partir, quand Ivan revient affublé d’un manteau rouge, d’une barbe qui a dû être blanche et d’un sac en plastique passé d’âge d’où s’échappe la patte d’une peluche. Elle ne peut retenir un rire, rapidement imitée par le reste de la troupe.

L’aîné des enfants le regarde s’approcher avec suspicion alors que les deux plus jeunes semblent sous le charme. Le Père Noël de fortune fait son office et les sourires des enfants sont une vraie récompense.

— Les magasins de jouets n’ont pas été pillés. Si on ne leur fait pas plaisir aujourd’hui, quand est-ce que ça arrivera ?

Ces paroles auraient pu être neutres si le lieutenant Kami ne tenait pas à les prononcer à quelques centimètres de son oreille, son souffle chaud s’infiltrant dans le tissu de son écharpe. Elle réprime un frisson qui n’est pas dû au froid. Le jeune homme poursuit sur le même ton :

— Vous alliez rentrer ?

Elle se tourne pour lui faire face :

— Oui.

— M’accorderiez-vous une danse avant ? demande-t-il.

Elle aimerait lui dire non, mais honnêtement, elle n’est pas pressée de retrouver la solitude de son studio, et la compagnie du jeune homme est loin d’être désagréable.

De nouveau, elle pose sa main sur celle du Lieutenant Kami et il referme avec délicatesse ses doigts sur les siens, l’entraînant sur la piste de danse. La musique est joyeuse et elle laisse son cavalier la guider. Quand il la soulève brusquement pour la faire tourner, elle ne peut retenir un pouffement de rire qu’il semble apprécier. Rapidement, la chanson change et Élisa reconnait un slow. Sans lui laisser la possibilité de s’échapper, Le Lieutenant la plaque contre lui en souriant. Elle ne dit rien, mais se raidit légèrement. Les mains de l’homme dans son dos glissent lentement vers des zones moins anodines et elle hésite à le rabrouer. Son trouble doit se lire sur son visage, car après un rapide coup d’œil à la jeune femme, il remonte ses mains, bien qu’il ne lui laisse toujours pas la possibilité de mettre quelques centimètres entre eux.

Une fois le retour d’une musique plus rythmée, ils se séparent sans autre tentative de la part du dragueur invétéré. Élisa constate avec frustration que ça lui déplairait presque.

Il affiche un sourire charmeur à l’infirmière qui devient immédiatement méfiante :

— Je vous raccompagne ?

— Je n’habite pas loin et…

Il la coupe avant qu’elle n’ait le temps de refuser. « Je me suis mal exprimé. Je ne vous laisserai pas retourner seule chez vous, quoi que vous en pensiez. Donc la vraie question est : est-ce que vous souhaitez rentrer ? »

— Oui, je dois assurer mon service demain.

Il lui indique le chemin à suivre avec élégance et elle s’y engage sans chercher à lui faire changer d’avis. Elle entend Alexia lui souhaiter une bonne nuit et le reste du groupe se joint à elle. Élisa leur fait un petit signe en réponse.

Sans un mot, ils s’enfoncent dans la noirceur froide de la nuit. Le Lieutenant Kami se tient près d’elle, à la fois proche et distant. Il lui suffirait de tendre légèrement la main pour qu’ils entrent en contact, mais elle remarque qu’il prend bien garde à ce que ça ne se produise pas malgré le sol inégal qui les fait légèrement tanguer. Lorsque la sonnerie retentit, ils sursautent simultanément. Elle sent son compagnon hésiter un instant avant de secouer la tête avec agacement. Leurs yeux se croisent et elle voit sa propre anxiété se refléter dans ses prunelles.

Quand il ose enfin rompre le silence, ce n’est qu’un murmure :

— Le devoir m’appelle Mademoiselle.

Elle ne sait pas si elle l’aurait invité chez elle, mais elle n’a pas envie de le voir s’éloigner. Pas à cause de ça.

— N’êtes-vous pas de repos ?

— Plus quand la cloche retentit.

Il s’éloigne rapidement et elle le regarde faire avec des sentiments partagés.

— Prenez soin de vous ! hurle-t-elle. Je ne tiens pas à revoir l’un d’entre vous sur un lit du dispensaire.

Il lève simplement la main pour lui indiquer qu’il l’a entendu, mais il ne se retourne pas et accélère le pas en direction des braseros. Après un instant d’hésitation, elle prend le chemin de son studio en sachant que les premiers blessés n’arriveront certainement que dans quelques heures. Elle pensait que juste pour une nuit, ils auraient pu souffler un peu… Mais la guerre est sans pitié et prend un malin plaisir à les ramener à la réalité dès qu’ils commencent à l’oublier.


Texte publié par Sizel, 15 janvier 2014 à 04h35
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