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tome 1, Chapitre 2 « Cendres et sang » tome 1, Chapitre 2

Les terres du Peuple des Rennes étaient pour l’essentiel composées de vastes plaines où les galbes des collines nichent d’épaisses pinèdes. Au-delà des derniers reliefs, le village s’était installé à l’abri du vent polaire, exposé à la lumière douce du soleil. Autour de ce dernier, les aurochs domestiques étaient gardés en permanence dans leurs enclos de bois et les chiens de chasse mais, le plus important aux yeux du clan était la harde des rennes sacrés. Les bêtes paissaient paisiblement dans les plaines réservées, un peu plus à l’est. Vénérés et protégés des prédateurs, ils fournissaient en échange aux hommes lait et, en de rares occasions, viande et peau. Au nord, pour le moment recouverte d’une banquise épaisse, la Mer Boréale prolongeai le territoire des nomades durant la saison blanche.

En avançant sans mot dire, Heqa observait son frère adoptif avec la fierté caractérisant les hommes du Peuple des Rennes. Certes, les différences physiques étaient visibles. Alors qu’il était d’un blond tirant sur le roux, les cheveux attachés en une multitude de tresses, Duneyl était brun. Sa chevelure était raide, sa peau constamment hâlée. Cependant, en mettant les détails purement anatomiques, Duneyl n’avait jamais été autant un homme-renne qu’en ce jour. Ses pas étaient silencieux sur la croûte de neige, il évitait les saillies rocheuses, se baissait dans le sens du vent, l’oreille tendue. Il faisait partie du clan le plus au nord de tous les clans de Janah, et Heqa en était fier.

Immensément fier.

Ils devaient encore franchir un quart de lieue comme ultime obstacle, avec la Rivière Lente, un court d’eau si peu profond et chauffée par le souffle de la Terre-Mère qu’il était possible de compter les galets qui en tapissent le fond. Beaucoup d’animaux sauvages s’y réunissaient au retour du printemps pour s’abreuver ; un endroit propice à la chasse en groupe avant la transhumance vers la maison-des-longues-journées, la grande bâtisse de pierre accueillant l’intégralité des villages nomades pour l’été.

Au moment d’atteindre le ruban d’eau grise et vaporeuse, Heqa fit une brusque halte. Duneyl ouvrit la bouche pour s’enquérir de cet arrêt soudain quand il remarqua la posture de son aîné, les épaules tendues, le nez plissé, tout indiquant un grand malheur.

L’adolescent remarqua la colonne de fumée noire qui s’élevait, droit en raison de l’absence de vent, juste en face d’eau.

Le village.

Le village était attaqué.

*

* *

Ce n’était ni une meute de loups, ni un ours enragé atteint d’une folie meurtrière.

Voici l’œuvre de l’homme, Duneyl pouvait en mettre sa main à couper. L’horreur était de partout, la mise en scène calculée. Les corps étaient disloqués, quelques survivants erraient sans but parmi les cadavres et les ruines de leur village. Les huttes avaient été saccagées, certaines brûlaient encore en dégageant des volutes noires de suie. Les deux chasseurs, hors d’haleine, le visage recouvert d’une fine pellicule de sueur où les cendres s’accrochaient, ils arrivèrent au milieu du massacre. La chaleur de son propre corps brûlait Duneyl qui, pantelant, traversa les enclos calcinés, les bêtes abattues. Il n’en croyait pas ses yeux, ne parvenait pas à trouver une logique dans ce sinistre spectacle. Son cœur battait si fort que ses tympans semblaient disposés à exploser.

Anakö arriva précipitamment sur eux, convulsant d’hystérie. Les yeux du vieux pêcheur roulaient dans ses orbites creusées par la douleur, la bouche écumante de salive et les mains tremblantes. Son souffle créait des panaches de vapeur dans l’air tandis que ses inepties jaillissaient d’entre ses lèvres.

« Ils étaient là ! Juste là… » Affolé, il reprit sa respiration devenue sèche et rauque. « Ici, avec nous, sur nous… Ils avaient des gourdins, du feu, des bêtes… Ils ont tué sans pitié ! Tout ! Tous ! »

Anakö perdit peu à peu le contrôle de lui-même, d’abord dans un rire tonitruant en rejetant la tête en arrière, puis les épaules tressautèrent une fois, puis deux, avant que son corps ne se relâchât. Les pommettes s’affaissèrent, les paupières tombèrent sur des yeux rougis et brillants, ses joues se couvrirent de larmes ; les rires devinrent des sanglots étranglés. Il pleura, hurla, frappa ses flancs de ses poings.

Le vieux pêcheur, écrasé par la vision du village détruit, tomba à genoux dans la boue imbibée de sang. Ses doigts s’agrippèrent à la fourrure de lynx de Heqa avant de glisser au sol le dos voûté. La gorge de Duneyl se serra. Le vieil homme était abattu, vaincu, devait-il convenir, la poitrine secouée de pleurs et de pénibles lamentations.

Si les frères ne surent quoi faire et par où commencer, Anhiq elle, le savait. La doyenne du village, que tous craignaient par sa sévérité et ses manières brusques, avait abandonné ses peaux à tanner et ses plats de rennes pour se précipiter auprès des blessés. Elle demeurait stoïque face aux morts, les contournant ou en les enjambant. Son visage ne trahissait aucune émotion, son corps dévolu à la seule tâche qui importait : apporter les premiers soins, organisés les vivants, donner des ordres.

Seules ses pupilles dilatées et effrayées prouvaient qu’Anhiq subissait comme tous une tempête intérieure. Lorsque son regard rencontra celui de Heqa, puis de Duneyl, sa mâchoire se crispa. La vieille femme détourna son attention pour poursuivre son œuvre ; elle s’agenouillait devant un petit garçon d’environ dix printemps, la jambe sans doute brisée par un gourdin. Enfin, lorsqu’elle lui assura qu’il vivrait, elle leur lança une série d’ordre secs. Duneyl lui en fut immensément reconnaissant ; au moins savait-il quoi faire de ses doigts.

« Faîtes fondre de la neige, récupérez des tissus utilisables, n’importe quoi ! Apportez-moi les blessés qui peuvent encore se déplacer. Heqa ? »

Le chasseur leva la tête.

« Oui ?

— Ajürna… »

Elle ne termina pas sa phrase, la laissant en suspens le temps d’un battement de cils avant de l’annoncer, la voix devenue sombre et glaciale :

« Ajürna s’est battue avec bravoure. Mais elle n’est plus. »

Stupéfaction d’abord, peine ensuite, chagrin pour finir. Heqa ne demanda pas où son corps se trouvait et se pivota brusquement sur ses talons pour aller récupérer de la neige sous les ordres de la doyenne. Duneyl en resta le souffle coupé. Ajürna, la femme de son frère. Ajürna, la douce Ajürna…qui voudrait la tuer ? Mais, plus encore : qui a voulu massacrer son village ? Il peina à comprendre, tout en sachant que ce n’était pas le temps des questions, uniquement des actions. Certaines urgences devaient être accomplies avant de se poser et de réfléchir.

Quand, malgré lui, une question se forma dans son esprit.

Où est le chef ? Où est Œil d’Aigle ? »

En priant les dieux de l’avoir épargné, Duneyl se précipita à la suite de son frère aîné. Ensemble, ils récupérèrent des récipients en terre cuite dans leur hutte, proche du centre du village, puis allèrent ramasser autant de neige que possible tout en la faisant fondre. Les lèvres scellées, les larmes ruisselants sur son visage encore juvénile, Duneyl agissait sans se rendre compte, son corps bougeant indépendamment de ses pensées encombrées par les horreurs qui défilaient sous ses yeux.

« Il a survécu ! Encore une fois ! grogna une voix dans son dos alors qu’il apportait l’eau fumante à Anhiq. Il nous apporte la mort ! »

Duneyl jeta un regard par-dessus son épaule, cherchant la source de la voix, puis Anakö se précipita sur lui, fou de rage et de chagrin. Ses mains étaient levées vers lui, ses ongles noircis par le sang comme des serres pour le saisir, ses yeux fichés dans ceux du jeune homme. Heqa tenta de le défendre en repoussant le vieux pêcheur mais, rapidement, Ourm à la jambe de bois, Kurnaq le grand guerrier, et Urjöna rajoutèrent en même temps :

« Ils se sont volatilisés dans la taïga, ils ne cherchaient personne ! Duneyl n’est pas la source de ton malheur, Anakö ! »

Le grand Kurnaq, éduqué comme le fils du chef, carra les épaules et se posta devant l’adolescent d’un air menaçant, la main posée sur le manche de son couteau de silex d’un air tranquille. Heqa l’en remercia d’un regard.

« C’est sa faute ! Il nous apporte les Anikulapo ! Si son clan a été détruit, c’est que les dieux ne le désiraient ainsi ! Ils savaient, ils savaient qu’il avait survécu et Janah le puni ! Elle nous punit à cause de lui !

« ASSEZ ! beugla Heqa. Assez d’horreurs proférées contre mon frère ! Il est sur le point de devenir un homme, cela ne te suffit donc pas, Anakö ? Un homme-renne ! Un homme du clan le plus au nord de tous les clans, de ceux qui voit le ciel s’illuminer lors des longues-nuits ! Et tu l’accuses d’un tort qu’il n’a pas commis ? La seule chose dont Duneyl soit coupable, c’est de partir des soleils durant à chasser dans la toundra, et tu l’accuses ? Tu accuses mon frère d’âme et de clan ? »

Le cœur de l’adolescent se gonfla, chaud, rassurant. Il n’osa pas lever les yeux sur le dos de Kurnaq qu’il savait devant lui, ni sur Heqa qui soufflait comme un aurochs enragé, le visage rouge et les veines sortant sur ses temps. C’était son tour de parler, et il parla.

« Pourquoi aurais-je fui un clan massacré pour faire brûler celui qui m’a accueilli et adopté ? La mort, je ne la porte pas dans ma besace. J’aime la vie, j’aimais Ajürna… Je… Au grand jamais, et cela je le jure sur tous les dieux de tous les clans, je ne suis complice de cette attaque. »

Ourm siffla d’admiration.

« Tu parles bien, garçon.

— Et il est aussi innocent, rajouta Anhiq qui frottait ses bandages, le dos tourné à la scène qui se jouait entre les hommes.

— Ce garçon, claqua une voix de stentor par-dessus les huttes, n’est pas votre ennemi. Notre adversaire se trouve être les Anikulapo. Focalisons-nous là-dessus. »

Un silence, puis la source de cette voix se vit plus précise, juchée sur un renne de combat son épée de cuivre dans la main, dégoulinante de sang. Œil d’Aigle, le chef des Rennes, arriva le visage rougi.

« Ourm ? Kurnaq ?

— Oui chef ?

— Prenez des rennes, établissez un périmètre de sécurité. Nous partons tous dès l’aube pour la maison-des-longues-journées. Kounäl ? »

Un autre guerrier des Rennes, occupés à aligner les corps avec respect, poussa un Jah ! puissant pour marquer sa présence et son attention.

« Envoie un corbeau dans le sud avertir nos frères de clans les plus procges. Les Aikulapo veulent la guerre ? Ils l’auront. » Son ton était froid, cassant et ne souffrant d’aucunes rhétoriques possibles. Les hommes se mirent en mouvements, appelant leurs frères et leurs sœurs d’armes. « Veillons nos morts, soignons nos blessés. Ne nous querellons pas. Anakö, tu n’es pas en état de nous aider. Va pleurer tes pertes dans la taïga et prie les dieux. »

*

* *

Le soir tomba en même temps que les derniers pleurs. Les corps furent inhumés. Le sol était toujours dur dans le nord et ils ne pouvaient se résoudre à les laisser à la merci des charognards. Le repas du soir fut morne, et Heqa, soudainement, changea pour s’enfermer dans un mutisme douloureux, entrant dans sa hutte pour allumer un feu. Il se cloîtra dans son deuil après que les premières flammes eurent léchées le corps d’Ajürna. Duneyl se retrouva incapable de trouver les mots adéquats, ils restèrent bloqués dans sa gorge. Ils voulaient sortir, apaiser son frère, mais il était immobile sur sa couche de fourrures, les yeux fixés sur les flammes, s’occupant les mains à lustrer la corde de son arc avec de la graisse de phoque. Le pauvre adolescent, abasourdi par la perte d’Ajürna, sentait son cœur lourd peser sur ses poumons, amoindrissant ses capacités respiratoires.

Que dire, que faire… ?

Au fond de lui, une colère noire se répandait, plantant ses racines tortueuses dans son esprit, ses chairs et ses entrailles, diffusant peu à peu l’envie guerrière et féroce de tuer un homme, de se venger. Heqa devait certainement penser la même chose, assit sur son séant, les bras posés sur ses genoux en tailleurs et les yeux vissés sur la couche vide de sa femme décédée. Il ne bougeait pas. Les flammes dessinaient des ombres mouvantes sur son visage, lui octroyant un air sombre, belliqueux, sourcils froncés, regard dans le vague.

Duneyl ouvrit la bouche.

Se ravisa.

Les deux frères ne dormirent pas de la nuit.

Le lendemain matin, alors que l’aube nimbait le paysage d’une rougeur sanglante, Heqa était debout devant leur hutte à tailler de grosses pierres de silex bleu sans rien dire. Il ne se tourna pas quand Duneyl le rejoignît, feintant de ne pas l’avoir entendu arriver. Il poursuivit son ouvrage.

L’adolescent s’assit devant le foyer de pierre. L’air était vif, le vent du nord glissait sur la banquise de la Mer Boréale. Le village, proche de ses rives glacées, frissonna. Le printemps allait arriver, et en cette période de l’année l’hiver poussait une dernière offensive, plus terrible encore que les longues-nuits. Duneyl se mit à penser à l’été, à ses nuées de moustiques et de mouches, à la glace craquante, qui grogne et se retire pour offrir de grandes plages de galets où phoques, otaries et parfois manchots viennent se prélasser au soleil. Il se mit à penser à Heqa, en canoë, à leurs courses effrénées sur les vagues houleuses, à leurs éclats de rires, aux plongeons, aux belles journées de chasses et de pêches…

Duneyl secoua la tête, sortant de ses rêveries et partit chercher du bois.

Il se contenta d’une gorgée d’eau avant de s’éloigner du village dans la taïga. La pinède, délicatement réchauffée durant ces derniers jours, dégageaient une douce odeur de sève et d’aiguilles sèches. Il revint vers la hutte une fois les bras chargés de branchages plus ou moins épais. En les déposants sur les braises rougeoyantes, son frère consentit enfin à lever ses yeux cobalts.

On dirait le ciel d’été avant l’orage, songea le jeune homme.

« Je vais rejoindre nos frères et nos sœurs à la guerre, annonça-t-il sans préambule.

— Comment ? »

Il crut s’étrangler. Suffoqua, toussa dans sa main avant de se reprendre. Il ouvrit la bouche à nouveau mais fut coupé net dans son élan.

« J’ai eu toute la nuit pour réfléchir. Je ne vais pas laisser Ajürna mourir sans revanche. Je vais la défendre jusqu’au bout, apporter la paix à son esprit. »

C’est pour ta propre paix, voudrait ajouter Duneyl, mais ses lèvres demeurèrent closes.

« Mais je vais revenir. A mon retour, tu seras devenu un homme-renne. » Un sourire étira les lèvres de Heqa, qui garda néanmoins une expression résolue, froide et profondément triste à l’abri du regard de Duneyl en détournant la tête.

L’adolescent ne tint plus.

« Tu vas partir ? Et s’ils reviennent ? » Heqa soupira. « Je ne rigole pas, compléta Duneyl sans broncher.

Moi non plus. Je ne pars pas demain non plus, tu auras sans doute le temps de revenir de ton voyage. Je l’espère du moins. Mais il nous faut aller à la maison-des-longues-journées préparer les armes, les rennes, le matériel et surtout le conseil de guerre avec les clans Camélion et Pluisombre. »

Il serra les dents.

Un conseil de guerre.

Ajürna avait-t-elle envie d’un déploiement de violence ? Duneyl n’y crut pas une seule seconde. Il s’abstint néanmoins de tout commentaire, hocha la tête avant de se murer lui aussi dans le silence.

Dans le village de huttes, la vie reprit doucement son cours. Le jeune adolescent était las. Une multitude de questions taraudaient son esprit : vont-ils pouvoir, son frère et lui, surmonter cette douloureuse épreuve ? Comment va se dérouler ce conseil de guerre ? Quelle place devra-t-il prendre dans tout ça ?

Ne supportant pas son désarroi et sa détresse, Duneyl se dressa sur ses pieds et, uniquement armé de son arc et d’un carquois de flèches, il disparaît sous la frondaison de la pinède sans un regard en arrière.

Seule la solitude lui était convenable, pour l’heure. Aussi Duneyl fila le plus vite possible, les dents serrées et les larmes aux coins des yeux.


Texte publié par Synwir, 18 juillet 2020 à 11h07
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