Il détestait noël. Tous ces chants mielleux et ces stupides décorations l’écoeuraient. Chaque année, il s’effaçait le temps d’une journée pour reparaître le lendemain. Il préférait ne pas voir la mine réjouie de ses congénères, ça l’agaçait au plus haut point.

Le son cristallin d’une clochette lui parvînt, et sa colère s’amplifia. Il avait beau venir dans des régions désertes et reculées, on lui rappelait sans cesse sa condition. A regret, il se leva et quitta son havre de paix. Le paysage était composé d’un majestueux saule pleureur qui se dressait dans une douce prairie piquetée de fleurs colorées où coulait une rivière limpide. Avec un pincement au coeur, il s’aventura sur un sentier en terre qui le mena au centre d’une cour pavée, cernée par d’immenses bâtiments aux couleurs pâles. Au milieu de la place, se trouvait un attroupement qui se concentrait autour d’une estrade en bois. S’y tenait un vieil ange aux cheveux aussi blanc que la neige. Il se racla la gorge, et invita les retardataires à prendre place. Neven se mêla à la foule, tête basse. Son plus grand souhait sur le moment fut de devenir invisible.

« - Chers anges ! Noël est arrivé, et il est temps pour vous de faire vos preuves. Votre mission est la même que tout les ans. A vous de protéger le maximum d’humains de tout les incidents qu’ils rencontreront dans la nuit. Il est de votre devoir de veiller sur eux en cette période, en vue de ce qu’elle représente pour eux. Noël symbolise la paix et l’espoir, et je ne veux qu’ils n’éprouvent si déception ni tristesse.

N’oubliez pas que noël est magique, et que durant cette fête vous êtes visibles à leurs yeux, contrairement à l’ordinaire. Je vous rappelle que certains d’entre nous en ont fait les frais. Souvenez-vous de Selene qui a perdu la vie l’an passé en sauvant un enfant. »

A ces mots, Neven se raidit. L’image d’une jeune fille chaleureuse et souriante lui vînt à l’esprit. Il ne pouvait oublier la peau pâle, les yeux turquoise et les cheveux bruns de sa soeur.

« -J’ai quelque chose a rajouter, s’exprima le chef d’une voix douce. Avant de mourir, elle

m’avait fait une requête que j’avais refusée sur le champ. Mais sa mort a changé la donne.

Elle souhaitait que son frère reprenne ses responsabilités. »

Des cris d’indignations s’élevèrent de part et d’autres de la foule.

« -Calmez vous, reprit l’ange. Je ne lui redonnerai pas, en tout cas pour l’instant, son statut

d’ange gardien. Néanmoins, je l’autorise à participer à la tournée de cette nuit.

- Je ne peux pas, intervînt Neven. Je ne veux pas de la faveur que vous m’accordez. J’en suis

incapable…

- Bien au contraire. Ta soeur croyait en toi, et je croyais en la personne adorable qu’elle était.

Son jugement était juste. Si elle te sentait prêt, c’est que tu l’es. J’ai choisi pour toi une petite

ville en Californie. Va te reposer, la nuit va être longue. »

Neven n’osa contredire le doyen. Mais il espérait secrètement qu’il n’y aura aucun

mort cette année-ci. Il ne voulait plus revivre ça…

XXX

Elle avait toujours aimé noël. Ses spectacles lumineux et cette convivialité la

comblaient. Un sentiment de bonheur déferlait en elle, telle une imposante cascade, à l’idée de

cette fête. Chaque année, elle organisait chez elle une petite réception avec sa famille et ses

amis. Cela lui apportait une immense joie. Mais ce qui la rendait le plus heureuse, c’était de

confectionner d’adorables pâtisseries. Cette fois-ci, elle avait opté pour des figurines en pain

d’épices.

Elle finit le dernier, puis les enfourna. Pendant ce temps, elle mit les cookies qu’elle

avait préparés plus tôt dans l’après-midi dans une boîte, qu’elle posa ensuite sur la table. Elle

observa avec attendrissement son chat blanc, Daisy, grimper sur la table et venir renifler les

gourmandises. Avec douceur, elle délogea l’animal puis enleva son tablier souillé par sa

journée passée derrière les fourneaux. Tout en vérifiant que Daisy ne retentait pas de retourner

sur la table, elle se dirigea vers sa salle de bain. D’un geste, elle défit sa coiffure, et laissa ses

cheveux tomber librement sur ses épaules. Elle enleva de la farine qui s’y trouvait et donna un

léger coup de brosse. Après, elle passa un pull en laine noir par-dessus son tee-shirt, et vérifia

ensuite sa silhouette dans un miroir. Satisfaite, elle retourna vers la cuisine pour y prendre la

boîte de cookies avant de sortir à l’extérieur.

La nuit était déjà tombée, et la rue était n’éclairée que par des lampadaires. Laura se

dirigea vers la maison voisine à la sienne, puis toqua à la porte. Une femme d’une trentaine

d’années, élégamment vêtue, lui ouvrit.

« - Oh, Laura ! Quelle surprise !

- Salut Emily ! Je suis venue t’apporter des cookies.

- Merci, c’est adorable. »

Un coup de klaxon retentit, interrompant leur conversation. Il fut suivi de crissements

de pneus.

« - Encore quelqu’un d’ivre le soir de noël, soupira Emily.

- Que veux-tu, renchérit Laura. Bon, je te laisse. Joyeux noël !

- Merci Laura, à toi aussi. »

Laura emprunta l’allée de gravier et salua Emily d’un geste de la main avant de

s’engager sur la route. Elle entendit la porte se refermer, et le bruit fut remplacé par celui

grandissant d’un moteur à pleine puissance. Elle aperçu les phares d’une voiture qui venait vers elle à toute vitesse. Tétanisée, elle resta bloquée en plein milieu de la route. Elle sentit son corps percuter l’engin avant de retomber sur le goudron. Et puis plus rien…

Neven regarda avec effroi le corps de la jeune fille qui reposait sur la route. Il avait entendu au loin la voiture, et était venu aussi vite qu’il avait pu. Il dévisagea le chauffeur de la voiture, qui fila à toute allure, comme pour oublier son acte. Neven ne songea pas à le rattraper. Il se dirigea plutôt vers le corps immobile de la femme. Il remarqua un faible mouvement dans son bas-ventre. Elle respirait ! Sur sa droite, une porte s’ouvrit, et Neven ne réfléchit même pas. Il coinça son mince corps dans ses bras robustes et il s’envola. Il voulait quitter la scène de l’accident au plus vite, et mettre la fille en lieu sûr. Avec un peu de chance, il pourrait la sauver.

Il ne pensa même pas à ce que penseraient les autres anges. Ils l’accuseront d’avoir désertés son secteur pour sauver une vie. Il risquait d’être condamné pour ça. Pour l’heure, il préférait se dire qu’ils ne l’avaient pas encore remarqué, et qu’ils n’étaient pas encore à sa poursuite.

Laura divaguait. Elle voguait entre la réalité et le rêve. Elle sentait une chaleur qui l’encerclait et qui, étrangement, lui inspirait la sécurité et le réconfort. Cette chaleur lui permettait de résister aux vents tumultueux et frais qui l’assaillaient. Elle perdait toute notion de vie. Elle ne savait même pas ce qui venait de se produire, ni pourquoi elle était ici. Elle ne se souvenait que d’une chose seulement : un chat blanc qui montait sur une table…

Brusquement, les vents cessèrent, et elle sentit la chaleur la quitter, et du froid se répandre dans son dos. Puis elle retourna lentement dans un monde onirique.

Neven déposa avec douceur le corps de la jeune fille sur la pierre dure et froide. Il venait de trouver refuge dans une grotte sombre qui ferait l’affaire pour le moment. Il matérialisa un feu grâce à ses pouvoirs, qui ajouta de la chaleur et de la lumière à l’endroit. Il reporta ensuite son attention sur la frêle jeune fille, et s’assura qu’elle respirait toujours. Il sonda son esprit, dans le but de savoir s’il pouvait la réveiller sans qu’elle ne garde de séquelles de son accident. L’image d’un chat blanc qui escaladait une table de cuisine lui traversa l’esprit. Il venait d’avoir accès à ses pensées, et il comprit rapidement que tout danger était écarté. Il se pencha sur elle, et stoppa son action à quelques centimètres de son visage pour humer son parfum. Elle sentait la cannelle et le sucre. Neven sourit puis posa ses lèvres sur celles de la jeune fille.

Laura sentit son corps reprendre vie brusquement. Son souffle lui parut plus vigoureux, et elle ouvrit les yeux. Du regard, elle inspecta la grotte où elle se trouvait, puis observa le garçon qui se trouvait à ses côtés.

Neven sursauta lorsque son regard croisa les siens. Ses yeux. Il avait déjà vu ces yeux. L’un bleu foncé et l’autre vert.

« - Alana, souffla-t-il »

Laura le regarda, interloquée. Elle lut une soudaine déception qui s’installa dans les yeux turquoise du garçon. A la lueur du feu, elle discerna sa tignasse châtain, et sa grande paire d’ailes. Elle n’en fut même pas choquée, mais plutôt admirative. Elle remarqua cependant que ses ailes n’étaient pas d’un blanc immaculé, et que certaines plumes étaient aussi sombres que la nuit. Etait-elle dans un rêve ?

« - Pourquoi votre plumage est-il noir et blanc ? »Le questionna-t-elle. Elle ne cherchait même pas à savoir pourquoi elle était ici, et comment elle y était arrivée. Elle avait pitié de cet ange qui semblait porter un lourd fardeau qui l’attristait. Il mit un certain temps pour réfléchir, mais il lui donna quand même une réponse :

« - Parce que j’ai désobéi à la plus grande règle qu’un ange doit respecter, et que je dois être puni pour ça. Dès que mes ailes seront entièrement noires, je ne serais plus un ange. Je serai voué à errer sur Terre sans pouvoir interagir avec les vivants pour l’éternité.

- Quelle est cette règle qui vous inflige un tel châtiment ? L’interrogea-t-elle en s’appuyant contre les parois de la grotte.

- Nous ne devons jamais quitter le secteur qu’on nous a assigné, la renseigna-t-il. C’est abandonner tous les humains qui ont besoins de nous. Au moment où je vous parle, un accident peut survenir, et je ne serais pas là pour sauver la personne qui en sera victime. Je n’aurai pas du vous sauver, mais plutôt vous laisser mourir, pour aller sauver d’autres personnes.

- Pourquoi m’avoir sauvé alors ?

- Parce que j’ai déjà fait face à ce genre de situation. J’ai voulu sauver une jeune fille, au détriment des autres. Et pendant que je la ramenais à la vie, trois adolescents ont perdu la vie. J’aurai dû les protéger.

- Mais pourquoi êtes-vous encore ici si vous avez déjà désobéi à la règle.

- A l’époque, j’avais un poste très haut placé. J’étais ange gardien. Je veillais sur les hommes tout les jours, et non pas uniquement à noël comme je le fais aujourd’hui. C’était le poste le plus distingué et le plus haut de la hiérarchie. C’est surtout pour cela que j’ai eu le droit à une seconde chance. Ils m’ont juste enlevé mon poste. Mais pour me faire comprendre ma faute, ils ont tués sous mes yeux l’humaine que je venais de sauver.»

Il prononça cette dernière phrase avec tellement de tristesse que Laura comprit qu’un lien avait uni l’ange et l’humaine.

« - Alana, prononça-t-elle.

- Oui, dit-il d’une voix faible en hochant la tête. »

Neven repensa à cette jolie rousse aux yeux étranges qu’il avait rencontrés, un siècle auparavant. Il était tombé sous son charme alors qu’il était en patrouille. Elle l’avait séduit, et ses sentiments s’étaient intensifiés. Il avait comprit ce que disaient les hommes lorsqu’ils parlaient de coup de foudre. Malheureusement, son amour n’avait pas été réciproque. Alana n’avait fait que jouer avec lui. Elle l’avait manipulé, dupé. Lorsque le doyen l’avait tué, il avait expliqué à Neven qu’elle était malsaine. Selon ses dires, elle était responsable de plusieurs meurtres. Neven s’en était voulu d’avoir été assez idiot pour la croire et pour tomber amoureux d’elle. Mais il semblerait que les seigneurs des cieux lui avaient accordé une nouvelle chance.

Il observa discrètement celle qui se trouvait en face de lui, et il observa ses cheveux châtains qui formaient de jolies boucles, sa peau nacrée, et ses yeux. Elle lui semblait plus douce, plus compréhensive, et surtout plus honnête. Il voulait dire à l’étrangère combien il la trouvait belle et qu’elle ressemblait tellement à son Alana. Mais il ne lui demanda rien d’autre que son prénom, en lui donnant le sien.

*

« - Je m’appelle Laura, lui répondit-elle. Elle fit une pose, et après un long silence elle reprit. N’y a-t-il rien que nous puissions faire pour vous sauver ?

- Il n’existe aucune magie plus puissante que celle des anges, dit-il».

Laura comprenait parfaitement le sort réservé à cet ange. Elle voulait l’aider, mais ne savait comment. Soudainement, elle se leva, comme possédée, et se dirigea vers Neven, qui venait de lui tourner le dos. Elle se mit face à lui et l’embrassa.

Durant leur étreinte, Neven eu accès aux pensées de Laura. Cette jeune fille aimante souhaitait passer un merveilleux noël. Il entrevu aussi qu’elle adorerait voir sa ville sous la neige, car il ne neigeait que très rarement en Californie.

Laura posa sa tête sur son large buste, et se laissa encercler par ses bras robuste. Elle regarda avec fascination les plumes noires de Neven redevenir blanche une par une. Elle soupira de bonheur. Elle ne s’était jamais sentit aussi heureuse. Elle ferma les yeux pour savoura ce moment et sentit une odeur de rosée et de pins lui frôler les narines. Cela lui rappelait la forêt. Elle laissa Neven lui caresser tendrement les cheveux avant de lui murmurer au creux de son oreille : « désolé. »

XXX

Un bruit de chute rompit le silence et Laura se retourna vivement. Sur la table de la cuisine se trouvait Daisy, et non plus la boîte de cookies pour Emily. Ces derniers étaient désormais sur le sol, en miette. La chute les avait brisés, et ils n’étaient bons que pour la poubelle. Laura réprimanda son animal, et la prit dans ses bras pour la mettre dehors, le temps qu’elle nettoie les bêtises de sa chatte. Elle hoqueta de surprise en voyant les maisons recouvertes d’une épaisse couche de neige immaculée. Elle ne savait pas d’où lui venait cette idée, mais elle avait l’intime conviction qu’un ange était derrière tout ça. Elle secoua la tête pour évacuer cette drôle d’idée. Elle avait vraiment une imagination débordante parfois.

Des cieux, Neven observa Laura qui s’amusait comme une enfant dans la neige. Il était content que son cadeau lui plaise. Il lui envoya un message silencieux emplit d’amour qu’elle ne recevrait jamais. Il espérait qu’elle ne retrouverait jamais la mémoire, il ne voulait pas qu’elle soit malheureuse, comme il l’était désormais. Il avait renoncé à la jeune femme pour les siens. Il avait commis l’erreur une fois, il ne pouvait se permettre de recommencer. Il avait refusé le cadeau des dieux, préférant se dire que ce n’était qu’un test.

A regret, il se détacha de la scène et retourna dans son sanctuaire secret. Il s’assit sous le saule pleureur, et ajouta au panorama une douce odeur teintée de cannelle et de sucre