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tome 1, Chapitre 3 « Lux » tome 1, Chapitre 3

Le soleil se levait tranquillement. Incubus venait de terminer sa nuit de travail pour Memoria. Il s'emmitouflait comme il le pouvait dans son grand manteau noir pour se protéger de la brise. Le col était droit et dur d'aspect, et il se plaquait contre ses joues à chaque bourrasque. Les pans se froissaient dans son dos. De loin, on aurait pensé qu'ils dessinaient la continuité de sa silhouette accroupie, deux entrelacs fins qui distordaient la ligne de son corps, une aiguille ballottée dans les caprices de l'air hivernal. Une météorite englobée de sa cloche d'atmosphère.

Il était monté sur les toits et observait le désert des rues en contrebas. Ses cheveux étaient blonds et si fins qu'on apercevait une peau rose entre les mèches clairsemées et balayées par le vent de l'ouest. Sur son nez se trouvait perchée une paire de lunettes de soleil à monture d'or et d'argent, éraflée par endroits ; des pâtés de métal fondu au coin des branches évoquait un soudage artisanal.

Il était en train de ranger une seringue vide fichée d'une aiguille ensanglantée dans la poche de son jean. Il avait retiré ses gants parce qu’ils l'entravaient dans ses mouvements de tous les jours, il était contraint de s’en défaire pour les opérations difficiles ou lorsqu'il manipulait des objets coupants ou aiguisés. Cependant il y tenait beaucoup et ne voulait pas les abîmer.

A chaque main, le bout de ses doigts était bandé d'un tissu pharmaceutique tâché de rouge sombre.

Il éternua et vacilla dangereusement au-dessus du vide. Alors il fit en sorte de reculer et se retrouva assis sur les tuiles. D'ici, on ne voyait plus que les carreaux des fenêtres au premier étage des immeubles, qui gobaient les nuages du ciel pour les rendre en rayons aveuglants. Il ferma les yeux et toussa, pris à la gorge par une subite bouffée de froid. Il repoussa ses lunettes sur le haut du front. Il avait de grands yeux, des iris d'un bleu aqueux pour faire écho à ses cernes.

Incubus s'avança sur les toits, les bras écartés pour maintenir son équilibre, et descendit sans encombre de son perchoir. Il slaloma entre les détritus et les masses de plastique qui se faisaient pousser par la brise, humant les effluves de bitume. Sa démarche devenue singulière attirait les regards des quelques passants. Mais c'étaient des regards ternes qui se détournaient vite.

Une sirène s'était déclenchée et s'élevait au-dessus des toits. Une sœur lui répondit, plus pressante, et aiguë. Personne ne prêtait attention à la cacophonie. Depuis le temps, on ne savait plus ce qu’elles signifiaient ; le savoir s’était perdu et on n’essayait pas de le déterrer car cela n’avait pas d’importance. Signalaient-elles un danger imminent ? S'agissait-il d'une mise en garde ? D'une expérience de l'Armée ? Ou d’une hallucination collective.

Il traversa la place. Pour cause de mauvaises ventes le marché avait plié bagages, restaient les traces de tréteaux et de badauds dans la boue lacérée, et une pomme jaune dans un nid d'eau un peu plus loin. Il courut jusqu'à elle, la ramassa et l'essuya fébrilement contre son manteau. Puis il planta ses dents dans la peau fraîche qui éclata, envoyant un frisson de satisfaction dans ses gencives. Il continua son chemin. Comme à chaque fois qu'il faisait trop lumineux, il lui prenait une envie de dormir. C’était son fonctionnement. On l'avait trop habitué à être actif la nuit quand les autres dormaient, sans personne du commun des mortels pour le surveiller, aux heures où garder un œil sur les autres devenait son seul privilège. Ce jour-ci il avait ressenti la fatigue depuis le lever paresseux de l'aube ; à présent il ne tenait presque plus debout.

Il savait où attendre le sommeil, comme il l'avait déjà fait des dizaines de fois par ici. Cette partie-là de la ville avait été désertée. On avait cloué des planches aux fenêtres sans carreaux et condamné beaucoup d’entrées. Il en restait quelques unes à peu près franchissables et il franchissait toujours, lui et quelques autres.

Arrivé à destination il se faufila dans la brèche et retrouva la pièce vide, les restes de mobilier qui ronflaient sous la poussière. D’autres groupes squattaient sporadiquement l’endroit et laissaient des sacs de couchage, des boîtes de conserve vides, des piles déchargées. Mais il avait été convenu que la chambre à l’étage appartenait à Incubus. Quelque chose, la crainte devant son étrangeté peut-être, les retenaient de venir fouiller chez lui ; et comme il était peu encombrant et demandeur de compagnie, il les laissait tranquilles à son tour.

Au fond, une porte-fenêtre décorée d'anciennes gravures sur verre, rayées et opacifiées mais dont on voyait encore qu'elles représentaient une guirlande naturelle, lui renvoyait le peu de lumière passant dans les fissures du bois. Elle ouvrait une brèche - une fontaine plutôt, une fontaine de clarté dans le salon. Il s'arrêta en posant le pied sur un épais tapis. La poussière ravivée déclencha un nouvel éternuement. Il fouilla dans sa poche en quête d'un mouchoir mais rencontra l’aiguille de sa seringue, qui entama son gant. Il eut un sursaut et un sanglot plaintif. Sa main bondit pour se raccrocher au col de son manteau. Il investit l'autre poche.

Incubus entreprit de contourner la porte-fenêtre pour monter à l'étage, s'engouffrant dans l'ombre protectrice des escaliers. Deux rectangles de lumière douceâtre dansaient encore au plus profond de ses prunelles ; chacun d'eux était creusé de sombres motifs floraux. De toutes les fois où il était venu il n'avait jamais ouvert cette porte-fenêtre. Dans les restes de l'appartement, elle était le seul élément encore en état d’absorber et refléter la lumière avec autant de vivacité. Or tout ce qui était lumière, tout ce qui était clarté, tout ce qui pouvait être vivace lui répugnait.

Il arriva dans sa chambre. Autrefois, elle avait dû abriter un jeune enfant. Les murs étaient bleu ciel et peints de nuages qui n'étaient plus blancs mais salis de coulées. Il s'approcha de l'armoire près de la fenêtre obstruée et ouvrit un battant dans un grincement réprobateur et gonflé de chagrin. On aurait dit que le bruit rechignait à habiter l'instant présent, qu'il appartenait encore et pour toujours à un passé révolu. C'était ce qu'il aimait dans cet endroit. Le silence. Le parfum suranné des vieux jours.

Il ressentait si fort la nostalgie. Sans se l’expliquer, c’était la seule émotion qu’il comprenait intimement. Parfois des souvenirs – étaient-ce des souvenirs ? De simples rêves ? Des visions ? - d’une ancienne vie… avant… envahissaient doucement son esprit cotonneux. Le reste n’était que boue d'émotions brûlantes et sans visage, sans nom, ou brume sans couleur, suivant ses pensées où elles s'aventuraient sous sa boîte crânienne, vers nulle part. Vouées au rien. Tout était si éphémère, il n’avait pas de mots pour éclaircir. Il aimait ce que dégageait cet endroit, qui le prenait à la gorge, mais il ne comprenait pas.

Il ébouriffa ses cheveux saupoudrés de saleté. Un gant sur la poignée de l'armoire, il avait devant lui sur les étagères des seringues usagées, des boulons, des outils démontés et cassés, graisseux, des morceaux de métal tordus et rouillés ramassés un peu partout. C’était sa collection de trésors. Il sortit la dernière seringue et la posa avec les autres. Peut-être qu’un jour, elles lui serviraient.

Peut-être qu'un jour, quelqu'un d'autre pourrait admirer la collection. Quand les choses auraient changé pour lui. Quand il reviendrait à ses rêves d’avant, ses souvenirs étincelants.

Seulement, pour l'instant, les choses n’évoluaient pas. Il lui restait la certitude, à chaque réveil, de retrouver son quotidien binaire entre ombres et lumières. Et puis, il n'était pas grand-chose, sans Memoria. Elle prenait son esprit entre deux doigts et l'entortillait à la pointe de son aiguille. Puis elle commençait son manège, jusqu'à lui montrer l'exemple et lui faire tisser sa propre camisole.

Il fixait la seringue. Quand il aurait le temps, il sortirait le papier qu’il gardait dans la boîte en fer blanc. C’était son coffre fort, à ouvrir avec prudence ; il tenait les comptes de son trésor sur ce papier. Un trait pour chaque item.

Il était un bon trésorier. Il n’avait jamais oublié un seul trait. Quand il aurait suffisamment de traits, il pourrait rassembler le métal, réparer les outils et les boulons, trouver une utilité aux seringues – il y réfléchissait beaucoup – et construire une machine à remonter dans le temps.

Comme ça, il retournerait dans son passé immaculé.

Il repensa au nouvel élément capturé par les Chasseurs et sur lequel Memoria travaillait. Incubus l'avait appelée Bellona. Parce qu'elle était violente. Très violente. Il ne savait pas pourquoi il le pensait, mais c'était comme ça. Elle avait mal réagi à la première expérience.

Memoria n’abandonnerait pas. Elle ne laisserait pas ses enfants faiblir, encore moins échouer. Et lui, Incubus, était leur grand frère, il veillait sur eux. Elle attendait beaucoup de lui et il ne voulait pas la décevoir.

Il ne put retenir un bâillement en refermant l'armoire, à double-tour ; il gardait la clé toujours avec lui. Il s’assit et s'adossa au mur, entre une table de chevet démolie et un lit à barreaux sans la plupart de ses barreaux. Il fourra ses mains sans ses poches, désormais sûr de ne pas se blesser, se pelotonna et s'endormit presque sur le champ.

:::

Sanne s’éveilla bien trop tôt à son goût. Le rideau de sa fenêtre laissait deviner un soleil froid, bas, un soleil de décembre qui pouvait annoncer toutes les heures comprises entre le milieu de la matinée et la fin de l'après-midi. Décembre lui faisait cet effet étrange d'imprécision et de morosité forcée.

Pourtant, elle en était sûre, il était trop tôt. Lorsqu'on travaillait pour Memoria, c'était toujours de nuit. Sanne avait dû rentrer chez elle vers cinq heures du matin et avait espéré pouvoir ronfler jusqu'aux environs de midi.

Raté. Elle se redressa et risqua un œil encore gonflé de sommeil frustré dans l'unique pièce de son malheureux logement.

Étouffant un bâillement de crocodile, Sanne se frotta les paupières et se dirigea à l'aveuglette vers le coin cuisine. Elle chercha dans les placards, guidée par l'habitude, dénicha un paquet de céréales pas tout à fait vide et repêcha un bol de l'évier. Occupée à en déloger les miettes, elle leva la tête vers le plafond. Quelque chose bougeait au grenier. Elle se demandait quelle sorte de bestiole avait élu domicile là-haut ; en fait, ça aurait tout aussi bien pu être des pas humains. Dans un réflexe, elle passa un rapide scanner visuel de son lit en désordre, de sa table de chevet, de sa table tout court. Il n'y avait rien d'autre que des bouts d'emballages plastique, des barquettes vides, des feuillets publicitaires récoltés contre son gré dans la rue et qu'elle avait oublié de jeter. Le bac à linge sale était dans le coin, à droite. Le bouquin qu'elle avait emprunté à la bibliothèque se trouvait tassé au fond.

Et puis, ces bruits qui venaient du grenier, c'était peut-être Mrs Walker qui s'était mis en tête de retrouver des vieilles photos de famille.

Le seul truc amusant ici, songea Sanne, c’était bien la concierge excentrique.

Sanne versa un peu de lait tout juste encore consommable dans son bol et se calait justement contre son coussin pour manger lorsqu'un raclement du côté de la porte attira son attention. La cuiller suspendue à ses lèvres, elle attendit, et bientôt le mince interstice entre le panneau et le sol cracha un rectangle imprimé qu'elle vit passer sous la table.

Elle se dégagea de ses draps et s'accroupit pour récupérer son exemplaire du Hill's Week, journal fétiche de tous les post-Winthropiens en manque de fascination. Elle ne savait que trop bien ce que comportaient ces petites colonnes imprimées, ce que cachaient en vérité ces arabesques d'encre et de boucles fleuries donnant, au-dessus des titres, un air victorien à la présentation.

Elle lisait ce journal, oui. Mais pas parce que ça faisait bien. Parce qu’elle aimait se tenir au courant de tout. Et de rien, aussi. Ça l'occupait. Par-dessus tout, elle aimait connaître les avancées, les reculs, les échecs ou grandes réussites de ces pourris. Enfin... elle devait se contenter de ce qu'ils voulaient bien divulguer dans leur feuille de chou, mais c'était mieux que rien.

Détail étrange, elle ne s'était pas abonnée – non, elle ne serait tout de même pas allée jusque-là. C'était son voisin du dessous, James, un type peu bavard mais sympathique au fond, qui lui passait ses numéros de la veille. Il avait commencé comme ça, spontanément, un an plus tôt. Elle avait trouvé un journal un peu corné poussé sous sa porte et avait reconnu James au son de ses pas quand il était redescendu. Depuis, pour une raison obscure, il s’exécutait toutes les semaines aux environs de dix heures.

Sanne en déduisit qu'il était dix heures. Elle croqua une bouchée de céréales et déglutit avant de poser le journal sur ses genoux. En première page s'étalait une photographie en noir et blanc, un peu brouillée, qui ne présentait pas un visage à proprement parler mais une tête recouverte d'un large capuchon. On ne voyait que le menton et l'ébauche d'un sourire. Qui était cet homme ? Le mystère était bien gardé ; le jeu d'éclairages et d'ombres le mettait en valeur autant qu'il le cachait, et insufflait au tout un air de mystification insupportable. Dans le plus pur style bien-pensant.

Les New Lights accueillent un nouveau membre.

Sanne lut le titre une deuxième fois. Les New Lights avaient accueilli un nouveau membre. Elle lorgna encore la photo, intriguée, et lut les deux premières lignes de l'article qui se déroulait jusqu'en bas de la une, pris en sandwich entre deux colonnes d'annonces et de titres (Courrier des lecteurs ; Hérésie ordinaire : neuf signes qui ne mentent pas ; Nouvelles alarmantes de la Gouvernance).

Le nom de l'inconnu ne se faisait pas attendre. Ezekiel. Sanne ne se faisait pas d'illusions : les New Lights se salissaient les mains pendant que le gouvernement resterait propret sur lui.

Les New Lights. Un nom bizarre que ces gens s'étaient octroyé et qui accompagnait le quatrième Grand Éveil. Elle ne comprenait pas exactement ce que Grand Éveil signifiait, au fond. Le terme trouvait son origine dans l'histoire d’un pays beaucoup plus torturé qu’il ne voulait l’admettre. Ce n'était pas facile de croiser, recouper le peu de sources historiques auxquelles elle avait accès pour se faire un tableau d'ensemble des époques passées. Tout se désagrégeait si facilement dans le temps. Plus on creusait, plus ce qui semblait simple et lointain se complexifiait, se rapprochait par bonds insoupçonnés jusqu'à vous obséder, vous être quasi-intime. Oui, c'était une relation assez forte - pas agréable pour autant, cela dit. D'après ce qu'elle avait compris, Grand Éveil signifiait plus ou moins « mouvement de foi renouvelée » où, bien sûr, on s'éveillait à Dieu. Ou quelque chose dans ce genre.

Un peu comme si on était resté endormi longtemps et qu'on ouvrait les yeux sur une vérité universelle.

Elle feuilleta le reste du journal en renversant périodiquement du lait périmé. En dernière page elle tomba sur la rubrique habituelle des centres d'euthanasie répartis dans Boston et plusieurs coins de la Nouvelle Angleterre. Elle lut avec un frisson le nom des victimes hebdomadaires ; des héros qu'on sacrifiait pour le bien commun. Des gens non conformes aux nouvelles normes d'humanité, incapables de s'adapter de par leur refus ou leur simple nature. Il ne restait pour eux que la mort. Parfois ils n'avaient même pas de nom. On mettait un numéro, un X, un âge approximatif, ou une couleur de cheveux.

Sanne referma le tout d'un coup sec.


Texte publié par Jamreo, 29 juillet 2014 à 10h46
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