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tome 1, Chapitre 20 « Mendacia » tome 1, Chapitre 20

C’était une évidence.

— Donc, tu as deviné.

— Oh, arrête, répondit Sanne en se laissant tomber sur la chaise. Tu devais bien te dire que je comprendrais, non ? Je n’ai pas bien saisi si Roy était ton cousin par alliance ou Fitz ton oncle au quatrième degré mais…

Duke hocha la tête, la mine grave.

— Au fond, je crois que… je voulais que tu saches, avoua-t-il. Ca fait longtemps qu’on se connaît et je voulais te faire confiance.

Elle l’observa. Elle voyait la ligne froncée de ses sourcils, le poing logé sous son menton. La lumière de l’appartement renforçait le côté anguleux et lupin de son visage.

— Roy, enfin, celui qu’on appelle Roy maintenant, c’est mon frère.

Même si elle s’était éventuellement attendue à un lien de parenté si étroit, l’entendre de sa bouche-même lui donnait l’impression de rêver.

— Et Fitz… émit-elle.

— Oui, oui, c’est mon père, concéda-t-il de mauvaise grâce.

Sanne aurait voulu le gifler. Pour ça, il aurait fallu se lever, alors elle se contenta d’éprouver une bonne dose d’indignation depuis sa chaise.

— Tu n’es pas du tout comme moi, donc. Nous n’avons rien en commun.

— Hé, c’est pas de ma faute, se défendit-il.

— Tu aurais pu me dire la vérité plus tôt, tu ne crois pas ?

— Ah ouais ? Et me mettre en danger, les mettre tous les deux en danger ?

Bien sûr, son silence était logique. Pourtant Sanne ne parvenait pas à ne pas lui en vouloir, non seulement d’avoir gardé ces informations pour lui si longtemps, mais aussi de ne pas se trouver dans un état de solitude et de dénuement personnel propre aux Chasseurs de Memoria. Elle n’avait pas de famille, pas de nom, pas d’histoire… aucune identité. Sanne était un mensonge ambulant, une farce créée de toute pièce. Mieux, une marionnette qu’elle s’efforçait de faire bouger pour ne pas sombrer dans l’immobilité. Et Duke… Duke qui avait prétendu vivre la même horreur muette n’était qu’un imposteur. Un père, un frère… peut-être même un nom, le sien, le véritable.

Comme s’il avait deviné les pensées se bousculant dans l’esprit de sa collègue, le jeune homme s’approcha et posa une main sur son épaule.

Jamais il ne comprendrait le véritable sens du mot solitude. Sanne n’aurait pas cru possible de se sentir encore plus seule un jour, pourtant voilà, ce jour était arrivé. Elle réalisa dans le même temps à quel point la compagnie et la connivence de Duke avaient été importantes pour elle.

— Je ne sais pas qui tu es, mais toi, tu le sais très bien, continua-t-elle férocement. Alors dis-moi, c’est quoi ton petit nom ?

— Arrête.

— J’y pense, le réveillon approche. Vous avez prévu une petite fête en famille, tous les trois ? Remarque, vous êtes peut-être plus nombreux que ça ?

Un sursaut contracta la main de Duke sur sa veste et, malgré tout, à ce moment, elle s’en voulut.

— Désolée. Je ne voulais pas.

— Non, je comprends.

— Mais pourquoi ? persévéra-t-elle. Pourquoi as-tu eu le droit…

… le droit d’avoir une vie. Duke avait-il seulement subi une Transformation lui aussi, ou avait-il fait semblant d’absolument tout ? Non, impossible ; il n’aurait pas pu développer le comportement d’un Chasseur sans Transformation.

— Si tu te demandes, oui, je suis un Transformé, précisa-t-il. J’ai eu la chance d’échapper à l’Amnésie. C’est tout.

— Mais comment ?

Il ne répondit pas. Son autre main s’était posée sur l’autre épaule, et il s’était mis à les masser lentement à travers le cuir. Après sa colère soudaine, Sanne se sentait vide, piteuse et molle.

— Je fais ça pour aider les autres, Sanne. Pour t’aider toi. Moi, je sais. Je sais, insista-t-il, et je voudrais t’aider à te souvenir. Un jour.

Elle poussa un ricanement désenchanté, qui eut la bonne idée de réveiller sa douleur la tête.

— Ouille…

— T’as du désinfectant ?

La voix de Duke était redevenue normale. Il la fit se relever, la déchargea de son écharpe et de son manteau et la mena vers la salle de bains. Enjambant tubes de dentifrice et flacons de savon vides, il leur fraya un chemin jusqu’au lavabo et fouilla dans le placard au-dessus. Par habitude, Sanne tira le cordon près du miroir pour allumer la lumière.

Duke ouvrit un flacon et en renifla prudemment le contenu. Il eut une grimace sceptique, puis repartit à la chasse dans le placard. Sanne le regardait faire, amorphe.

— Pas de coton, déclama-t-il avec emphase. On se contentera d’un mouchoir.

Avant tout, il lissa les cheveux de la jeune femme entre ses doigts et les dégagea de la plupart des morceaux de sang séché.

Sanne prit le temps d’inspecter son propre reflet. Coiffure du tonnerre, au sens propre, vêtements mouillés et sales d’avoir traîné par terre, teint de malade en phase terminale. Et cette blessure à la tempe, cerise sur le gâteau. Le docteur n’y était pas allé de main morte.

— Pourquoi m’avoir frappée ? s’entendit-elle murmurer.

— Ils… voulaient pas te faire de mal, commenta Duke avec une grimace. C’était pour te protéger.

— Ça leur arrive souvent de tabasser les gens pour les protéger ? Drôle de coutume.

— T’as eu la bonne idée de tourner de l’œil là-bas, et tout le monde à Memoria a eu le temps de se rendre compte de ton absence. Ils ont fait ça pour que ça ait l’air de rien, tu vois ? Résultat, on t’a retrouvée sans connaissance à Mattapan… il aurait pu t’arriver n’importe quoi là-bas. Un vol qui aurait mal tourné… n’importe quoi.

— Je vois.

Elle n’était pas certaine de voir mais n’avait plus l’énergie de se rebeller. Une chose était sûre, elle ne remettrait pas les pieds chez Fitz de sitôt.

La Chasseuse tressaillit lorsque Duke lui pressa un mouchoir imbibé d’alcool à quatre-vingt-dix degrés. Dans le miroir elle le vit se mordre la lèvre inférieure, très concentré. Sanne le laissa prendre soin d’elle, nettoyer sa blessure, évaluer qu’elle n’aurait probablement pas besoin de points de suture, y appliquer un pansement… elle examinait son reflet à lui avec un détachement fatigué, et une sorte de curiosité minutieuse, scientifique. Au fond, elle découvrait une personne qu’elle ne connaissait pas. Une autre de ses facettes.

Son travail terminé, Duke jeta les mouchoirs usagés dans la poubelle en plastique. Sanne n’avait pas bougé. Il se redressa et essuya ses paumes sur l’avant de son pantalon.

— Je t’aime, tu sais, lâcha-t-il de but en blanc.

Il fixait ses pieds. Pendant de longues secondes, Sanne n’eut aucune réaction. Puis elle éclata de rire. Duke releva la tête, choqué.

— Non, c’est n’importe quoi, s’étrangla-t-elle, toujours face au miroir.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Regarde-moi bien, Duke, avant de dire n’importe quoi. Regarde-moi !

— Mais quoi ? Je te regarde, là, s’affola-t-il.

Sanne n’en finissait plus de rire, cherchant difficilement sa respiration.

— Tu ne peux pas m’aimer, c’est n’importe quoi.

— Arête de dire ça.

Elle avait agrippé le lavabo et se courbait en deux, hilare.

— Mais je… je suis… une fiction, tu comprends ?

Duke l’attrapa par les épaules et lui imprima une violente volte-face. Il la secoua jusqu’à ce qu’elle se taise.

— Tu ne peux pas m’aimer, répétait-elle plus bas, un sourire blasé aux lèvres.

— Bon sang, mais comment est-ce que je peux te le prouver ?

Elle haussa les épaules et réprima un gloussement.

— Bon, d’accord, chuchota-t-il après un temps. Wyatt.

Sanne se figea.

— Wyatt, articula-t-elle.

— C’est ça. C’est mon vrai nom. Wyatt Cavendish. Je… je te le confie.

Un instant, le doute s’inscrivit sur ses traits. Regrettait-il ce qu’il venait de révéler ? Le cœur de Sanne semblait avoir gelé dans sa poitrine. Duke fit claquer sa langue sur son palais :

— Voilà, tu es contente ? C’est une preuve suffisante pour toi ?

Il avait presque aboyé. Ses mains s’étaient douloureusement resserrées sur ses bras et il s’était remis à la secouer.

— Arrête, murmura-t-elle. S’il te plaît, arrête.

Une détresse telle l’habitait que, silencieusement, elle se mit à pleurer. Il suspendit son geste.

— Excuse-moi. Sanne, excuse-moi.

Il l’attira à lui. Sanne se sentit englobée de ses bras, contre lui, le front sur son torse, et continua de sangloter inutilement.

:::

Ezekiel nota que Chris Renton s’était muni d’une arme à feu minuscule, maladroitement dissimulée sous son manteau. Il ne savait plus comment replier le bras gauche.

Les New Lights étaient sur le départ. Les membres les plus efficaces de la brigade de bioéthique étaient également présents. Le dôme colorait le sol de nuit, les désormais maigres flocons tombant du ciel y dessinant des formes passagères. Les messages officiels, eux, continuaient de se dérouler paisiblement.

— Madame, s’il vous plaît, déclara une femme en s’avançant d’un pas, les yeux non pas dirigés vers Eve mais légèrement levés. Souhaitez-vous que nous appelions des renforts ?

Ezekiel l’observa, sa curiosité piquée au vif. Il les observa tous, ces officiers de la brigade de bioéthique vêtus de leur combinaison kaki, casque sous le bras, mains protégées par des gants thermiques et un cache-nez autour du cou pour affronter l’hiver. Un pistolet simple, un autre à impulsion électrique et une matraque pendaient à leur ceinture. Le rôle de chiens obéissants du gouvernement leur allait bien. Ce soir, on leur avait fait comprendre de se soumettre en tout point à la volonté des New Lights.

— Cela devrait aller, estima Eve. Nous allons commencer par les centres les plus proches.

:::

Le grand soir.

Oscar bouillait d’impatience. Il serrait son sac à dos contre lui et palpait la bombe à l’intérieur, pour se rassurer.

— On va leur faire ravaler leur fierté, chuchota-t-il à sa voisine.

— Oui, oui, éluda-t-elle.

Ils étaient accroupis au coin du centre qu’ils allaient prendre pour cible. Une bonne moitié des membres du réseau s’étaient éparpillés dans toute la ville pour attaquer cette nuit des lieux emblématiques du pouvoir. Oscar n’était pas peu fier d’avoir été assigné à un centre d’euthanasie.

C’était d’autant plus important pour lui. Il avait fait des choses moches dans sa jeunesse ; souvent, il revoyait la petite fille à qui il avait cassé le nez, sentait le sang tiède sur ses phalanges. Des fautes qu’il fallait expier en détruisant de l’intérieur le système dégueulasse des New Lights.

— T’es prêt ? lui demanda la fille.

Il hocha la tête. D’un seul mouvement, ils se déplacèrent jusqu’au sas d’entrée où un écran leur demandait d’apposer une main pour débloquer l’accès. Faerie – c’était le pseudo de la fille, il ne connaissait pas son vrai nom – plongea la main dans son propre sac et en sortit ce qui ressemblait à un gant flapi en peau luisante et molle. Avec une grimace de dégoût, elle l’enfila sur sa main droite. Pendant qu’elle l’ajustait à ses doigts, Oscar étudia la façade de verre lisse et noir du centre.

— On dirait pas que c’est du verre incassable… t’es sûre que si j’essayais de…

— Non, contra Faerie avec exaspération. Tu n’y arriverais pas. Et puis, qu’est-ce qu’on nous a dit, tu te souviens ? Pas de vagues. Tout en finesse et en discrétion.

— Ouais, affirma-t-il vigoureusement.

Tout en finesse et en discrétion. C’était là le génie de la chose. Faerie posa délicatement sa main recouverte du gant gluant sur l’écran.

Une seconde plus tard, la porte se déverrouilla.

— Viens, murmura Faerie. Vite !

L’estomac tordu par l’impatience et l’appréhension, Oscar s’engouffra à sa suite dans le centre de la mort. Il serrait fort la bombe de peinture et la barre de fer dans son sac.


Texte publié par Jamreo, 14 avril 2018 à 14h06
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