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tome 1, Chapitre 18 « Puritas » tome 1, Chapitre 18

Ezekiel n’aurait pas à combattre le sommeil cette nuit-là, et c’était tant mieux. Il aurait eu, de toute façon, l’esprit trop occupé de la gouvernance fédérale pour trouver le sommeil. Le jour fatidique approchait, et Eve avait organisé une ronde de vérification dans les centres. La brigade de bioéthique les accompagnerait. Ezekiel consulta la pendule, puis sa montre : trois minutes d’écart entre les deux. Mais les deux cadrans annonçaient une heure très raisonnable. Il avait le temps avant de se préparer et de rejoindre l’hôtel de ville.

Samuel l’avait emmené à Washington, une fois. Il avait découvert la National Cathedral dans son style néo-gothique. Ensuite, Samuel lui avait fait faire un tour aux abords de la Maison-Blanche, siège de la Gouvernance qui était en effervescence. On accusait alors le coup du dixième anniversaire de l’indépendance de la Californie et un ballet ridicule de dignitaires défilait derrière les grilles de la propriété. On espérait encore faire changer d’avis le nouveau pays, bien sûr.

Ezekiel avait rencontré le Gouverneur de l’époque, brièvement, effacé derrière Samuel en visite d’affaires. Maintenant, il était nerveux à l’idée de se retrouver en face de sa successeuse, en tant qu’officiel cette fois.

Pour se rassurer et se blinder l’esprit, il lui arrivait de s’imaginer membre de l’Armée. Oui bien Transformé. L’une et les autres allaient souffrir de cette visite, même si la plupart ne le savait pas encore.

Le système présenté par Blak-out était fascinant. Il ne s’agissait plus réellement d’enquêter et de récolter des preuves extérieures, ou bien des aveux ; plutôt de sonder l’esprit d’une personne donnée pour en déterrer ce qu’elle ne souhaitait pas révéler.

Dans un jean et un gros pull en laine grise, Ezekiel lisait le gigantesque poème de John Milton intitulé Paradise Lost. La couverture rigide représentait Adam et Eve, leurs cheveux parsemés de paillettes dorées, sur un fond de ciel rougeoyant. La tranche était recouverte d’un film d’or et capturait les reflets du feu qui brûlait derrière la vitre de la cheminée.

Quand il lisait, il se donnait l’impression d’ouvrir une fenêtre pour observer l’extérieur. Il regardait le monde bouger devant lui, et n’avait pas besoin d’y prendre part. Le soleil se levait sous ses yeux, la pluie, la neige tombaient, les personnages vaquaient à leur vie, oublieux de son attention détachée. C’était apaisant.

Parfois, seulement, la concentration lui manquait pour apprécier pleinement ce moment de détente.

Ezekiel referma son livre et recourba le poing, qu’il pressa contre ses lèvres. L’angoisse, la colère, la honte aussi irisaient son esprit, comme lors de nombreux soirs. Heureusement, il savait à présent prendre ses distances avec le dilemme et en faire une gêne minime.

Il fallait bien cela depuis qu’Ezekiel avait intégré les rangs des New Lights.

Dans un coin de son cerveau, un grésillement s’était allumé. Pour repousser son appel insistant, Ezekiel songea à la Gouverneure. Mais ses pensées n’avaient pas de sens, pas d’ordre, et le grésillement était plus intense. Il contractait et détendait convulsivement les doigts.

Il quitta son fauteuil et se dirigea vers la salle de bains. Le dallage blanc scintillait faiblement dans le noir, réverbéré par l’immense glace. Il activa l’interrupteur et des loupiotes diffusèrent une lueur d’aquarium. La baignoire était spacieuse comme un jacuzzi. Sur ses rebords, des dizaines de flacons et de récipients de sels de bains colorés dans des tons pastel.

Ezekiel s’accroupit près d’un carreau de la baignoire. Le bout de dallage, semblable en tout point aux autres, était le réceptacle d’un secret jusque-là bien gardé. Après une série de pressions appliquées sur sa surface, le morceau se mit à bouger et se descella. Le jeune homme retira une boîte du compartiment révélé.

Il commença par sortir la seringue et un paquet d’aiguilles neuves, puis le flacon, la bouteille d’alcool et les cotons.

Alors qu’il venait de placer l’aiguille sur la seringue et de la plonger dans le couvercle de son flacon, la sonnerie de la porte d’entrée retentit et se répercuta violemment depuis le salon. Ezekiel sursauta et faillit se blesser la main avec l’aiguille. Le cœur battant, il replaça précautionneusement tout son matériel dans la boîte et la boîte dans le compartiment secret.

Deuxième éclat de sonnerie. Chancelant, Ezekiel remonta le couloir. Arrivé devant la porte, il se passa une main dans les cheveux et prit un moment pour remettre ses idées en place.

Une tentative ratée, voilà tout. Ce serait pour plus tard. Il suspendit sur ses lèvres un sourire poli et actionna la poignée de la porte.

— Ah, Samuel, c’est toi.

Quel soulagement ! Il invita Samuel à entrer, mais ce dernier ne bougea pas. L’œil soupçonneux, il détaillait son cadet des pieds à la tête.

— Étais-tu…

— Oui, lâcha Ezekiel dans un soupir.

Cela se lisait-il donc si aisément sur ses traits ? Samuel l’avait après tout élevé comme son fils.

— Entre, proposa le jeune homme, gêné par l’immobilité de son mentor.

— Pas le temps. Je suis venu te chercher d’urgence. Bon sang, te rends-tu compte ? l’admonesta-t-il. Et si un autre que moi était venu te trouver ?

— Que veux-tu que j’y fasse ? Et puis, tu es là, non ? Tout va bien.

— Si quelqu’un découvre que tu…

— Personne n’en saura rien, asséna Ezekiel. Je te le promets.

— Tu ne peux pas continuer à te droguer ainsi. Si on ne t’attrape pas, cette chose finira par te tuer.

Ezekiel se força à ne pas répondre. Aux sujets qui fâchaient et le faisaient revenir en arrière, dans la situation de l’adolescent grondé par son parent, il opposait un mur de silence jusqu’à ce que Samuel abandonne. Il était difficile d’expliquer sa relation avec la substance, qui l’accompagnait depuis des années, qu’il pensait avoir appris à maîtriser et utiliser avec discernement. C’était son affaire, à lui et à personne d’autre ; et l’estimer trop faible pour rester maître de lui aurait été mal le connaître. De toute façon, Samuel ne paraissait pas tenir à un affrontement immédiat. Sa veste et ses gants ruisselant d’une neige fondante, il se contenta de le fusiller du regard. Accoutré ainsi, il ressemblait plus à un bourgeois qu’un New Light.

— Tu n’es pas au courant, je suppose, du fait qu’Eve a avancé l’heure de la visite, commenta-t-il. C’est bien ce que je pensais. Prépare-toi, nous partons immédiatement.

Le sourire d’Ezekiel s’était figé. Pourquoi personne n’avait-il jugé bon de l’informer d’un changement d’horaires ?

— Pourquoi n’ai-je pas été prévenu directement, comme toi ? ne put-il s’empêcher de formuler.

Samuel répondit de manière très indirecte :

— Tu es trop avide, Ezekiel. Eve n’est pas la dernière ennemie que tu te feras dans la vie, mais prends garde à ses manœuvres pour t’évincer. Elle ne t’aime pas beaucoup, termina-t-il avec une mine désolée. Elle aura espéré te prendre de court ce soir.

Ezekiel avait roulé des yeux, et commençait un autre soupir, lorsque Samuel l’agrippa par l’épaule.

— C’est un vrai conseil : sois prudent et ne te montre pas gourmand.

Ezekiel avait une estime sans bornes pour celui qui l’avait élevé. Il n’ignorait pas que c’était grâce à lui s’il occupait sa place actuelle, et avait également forgé une relation de confiance et de proximité qu’il ne pensait partager avec personne d’autre. Il n’avait pas d’amis en dehors de Samuel, à part peut-être Abigail, et ne souhaitait pas en avoir de nouveaux. Cependant, l’attitude condescendante de celui qui était désormais son collègue le hérissait.

— Allons, mettons-nous en route, tu veux ?

Samuel hocha la tête.

Il avait emprunté une voiture à l’hôtel de ville, qui les attendait en bas de Prince Street. Noire, satinée sous le ciel d’encre que traversaient des tourbillons neigeux, le souffle puissant de son pot d’échappement se mêlait à l’air de la nuit et sa carrosserie prenait des reflets roux sous les réverbères. Les flocons immaculés tombaient et recouvraient le sol d’une pellicule qui se souillait à mesure. Montant à l’arrière, Ezekiel se laissa envahir par le sentiment d’une beauté fragile, à jamais perdue ; une beauté intrinsèquement éphémère, qu’il s’était juré de défendre coûte que coûte dans un monde de corruption. Et la quasi-certitude que ses efforts étaient voués à l’échec l’emplit d’une mélancolie qui s’agrippa à ses muscles et le colla contre le siège capitonné de l’habitacle.

La pureté valait bien la violence déployée pour la maintenir en vie… une chose aussi merveilleuse, incapable de se défendre elle-même, méritait que l’on se décarcasse pour elle. La faute revenait aux blasphémateurs, aux menteurs et tricheurs, et non pas à lui. Il ne faisait que réagir par tristesse de voir ce blanc foulé au pied. Samuel, qui lui faisait face, fronçait les sourcils. Le jeune homme fit un geste énervé et tourna résolument la tête vers l’ouverture qui montrait, à l’allure pesante du véhicule, ce ciel lentement déchiré de flocons en perdition.

Il ne fallait pas longtemps pour rejoindre l’hôtel de ville. Le carrosse déboucha dans la rue, déserte à cette heure, glissant souplement sur les pavés et la neige.

L’hôtel de ville de Boston, sur Congress Street, datait de 1969. Il avait été pensé par un architecte fervent adepte du brutalisme, mouvement déjà sur le déclin à l’époque. La violence des formes sans fantaisie de béton avait quelque chose de touchant. La bâtisse originelle s’élevait sur neuf étages gris et carrés. Au fil des ans, le goût et la technologie changeants avaient apporté des modifications à l’ensemble, bien que la guerre incessante ne laisse pas beaucoup de fonds pour ce genre de fantaisie. Ces dernières années les New Lights avaient mis la main au porte-monnaie pour entreprendre une rénovation plus profonde. Tout de même, il s’agissait du centre décisionnel du Massachusetts. L’intérieur du bâtiment avait été repensé. L’extérieur gardait plus ou moins son apparence première, sublimée par un dôme de plexiglas qui surplombait le hall.

Les New Lights avaient une salle de réunion privée aux sous-sols. À cette heure plus que matinale, le complexe était désert. Le nouveau hall avait une coquetterie vieillotte reconstituée pour donner l’illusion d’un dix-neuvième siècle avancé. À la surface du dôme passaient régulièrement des bandeaux informatifs qui disparaissaient ensuite dans la nuit. Ezekiel et son collègue laissèrent le soin au système de courants d’air chaud dans les couloirs d’évaporer l’humidité accroché à leurs étoffes.

Un feu brûlait derrière un écran de verre. Des copies de tapisseries européennes étaient tendues sur les murs et des lampes étaient perchées au plafond de béton, entre des tuyaux en fer.

Ezekiel, avant de faire quoi que ce soit, récupéra le com de fonction dans son manteau. L’objet était cassé. Il se dirigea vers une commode métallique et en ouvrit le deuxième tiroir pour prendre un autre com à son nom, encore enrobé de plastique. Samuel fit un claquement de langue désapprobateur, mais son protégé avait déjà fourré l’objet dans sa poche, sans honte.

Sois prudent et ne te montre pas gourmand.

Tous les New Lights n’étaient pas présents. Ceux qui l’étaient avaient le nez penché chacun sur un écran ouvert dans leur paume. Ils portaient des habits de civils et semblaient étrangement normaux, vulnérables même. En tous les cas, ils relevèrent à peine la tête pour saluer les arrivants. Seule Abigail fit exception, et son sourire franc rasséréna Ezekiel.

— Je suppose que le reste des effectifs ne se montrera pas de sitôt, commenta Eve. Nous voyons qui est consciencieux et qui ne l’est pas.

Elle n’avait manifesté aucune surprise à l’arrivée d’Ezekiel, à peine un cillement, mais son salut à Samuel semblait crispé.

— Bien. Attention tout le monde, nous partons dans dix minutes. Selon les dernières estimations communiquées par le Département, il resterait plusieurs milliers de Transformés encore en circulation dans la ville. C’est sans compter ceux qui n’ont jamais été déclarés

— Il nous reste la possibilité qu’un nombre significatif soit mort de complications, ou des suites logiques de l’opération, commenta Samuel.

Eve hocha la tête.

— Nous n’avons malheureusement pas beaucoup de détails mais une chose est certaine, les Transformés ne sont pas promis à un long avenir. Pas encore, du moins. Nous avons appelé la brigade de bioéthique pour nous épauler cette nuit.

Elle marqua une pause. Quand elle s’apprêta à reprendre la parole, il y eut un coup timide à la porte. Le secrétaire de Mrs Kendry venait de l’entrebâiller et se tenait là, empourpré, un dossier serré sous le bras.


Texte publié par Jamreo, 14 avril 2018 à 14h04
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