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tome 1, Chapitre 16 « Proditrix » tome 1, Chapitre 16

— Qu’est-ce que Blaster fait en bas ? gronda-t-elle.

Fitz écarquilla les yeux, déstabilisé. Puis il comprit que Sanne avait utilisé son hypersensibilité et son visage se détendit, mais elle avait agi vite et tiré profit de la surprise de l’autre pour faire un écart et le contourner. Elle atteignit la porte, déboucha sur le couloir et se lança à corps perdu jusqu’à l’escalier.

— Attendez ! entendit-elle dans son dos

Sanne espérait avoir ses chances de le semer, de passer dans le rez-de-chaussée comme une furie et d’atteindre la rue au nez et à la barbe de Roy. Le succès ne serait pas forcément au rendez-vous, mais il fallait au moins essayer.

Sanne déboula dans la salle aux étagères, fonça instinctivement vers la sortie… mais elle vit Blaster. Déconcentrée, elle se laissa attraper par Roy qui s’était décalé vers la porte dès qu’il l’avait vue, bras ouverts, pour la cueillir.

Sanne fut derechef frappée par l’inconfort extrême causé par son contact. Comme si c’était la première fois qu’elle touchait quelqu’un, la première fois depuis son opération. Le vacarme emplit sa tête et manqua lui faire perdre l’équilibre.

Derrière eux, Fitz fit son entrée dans la pièce. Au bruit de ses inspirations, la jeune femme déduisit qu’il n’avait pas couru plus longtemps que nécessaire ; voyant qu’elle lui échapperait de toute manière, il avait compté sur l’autre pour l’intercepter. Et il ne s’était pas trompé.

— Notre jeune invitée est bien vigoureuse pour une convalescente, ironisa-t-il doucement.

En vérité, son ton avait quelque chose de peiné.

— Vache, ma vieille, souffla la voix interdite de Blaster. Qu’est-ce que tu fiches là ?

— Ah, toi, ne me donne pas du ma vieille, marmonna l’intéressée.

— Vous vous connaissez ? lança Roy.

Il écarta Sanne de lui, la tenant à bout de bras. Elle fut forcée de reprendre ses esprits et ouvrit les yeux sur le visage de l’adolescente à casquette, plus blême que d’ordinaire.

— C’est plutôt à moi de te poser la question, rétorqua la Chasseuse avec mauvaise humeur.

En fait, non, ce n’était pas à elle de poser la question ; mais elle avait envie d’être désagréable avec tout le monde – un effet secondaire de ses crises et de ses évanouissements. Si ça pouvait tomber sur Blaster, tant mieux.

Cette jeune personne détestable avait été l’un de ses pires cauchemars depuis sa Transformation. Le sourire aux lèvres, la parole habile, elle venait toquer à votre porte un beau jour pour vous promettre la salvation en tube et vous implanter des espoirs de guérison et de régénération dans la cervelle. Les médicaments originellement distribués aux victimes du Transhumanisme étaient désormais interdits de vente et la bande de Blaster, composée uniquement d’adolescents aussi idiots et imbus de leur personne qu’elle, avait flairé le bon filon. Le souci, c’était que leur marchandise s’était pervertie au fil de leur commerce. Ils avaient compris que vendre des produits purs rapportait moins d’argent. Flacons frelatés et plaquettes bourrées de talc avaient commencé à circuler. Les prix, eux, n’avaient cessé d’enfler en raison de la rareté des produits et de la hausse constante de la demande. Mais ce qu’on déballait pour se sauver la vie, ce n’était plus rien ; rien que de la merde qui laissait tout aussi malade, ruiné en prime.

Malgré cela, Sanne ne s’était d’abord pas expliqué sa haine envers Blaster. Le sentiment avait quelque chose d’irrationnel qui devait prendre ses racines dans le semblant d’amitié qui les avait liées. Elle s’était crue autorisée à se sentir une connexion avec Blaster parce que, deux fois par mois, cette dernière venait lui vendre les providentiels cachets qui lui permettaient de tenir jour après jour. Et puis, elle avait besoin de sa présence. De quelqu’un à qui sourire toutes les deux semaines, à qui parler un peu, même si ce n’était que de la pluie. Seulement, la relation avait été biaisée dès le départ ; la dealeuse en position de force, prodiguant des soins dont Sanne avait désespérément besoin. Ça ne pouvait pas bien tourner. Peu à peu, elles s’étaient éloignées. Trop différentes pour se comprendre et, surtout, la Chasseuse n’avait bientôt plus fait l’expérience d’aucun soulagement. Le goût du talc lui restait dans la bouche sans ce frémissement de bien-être que son cerveau avait autrefois déclenché dans son corps, comme un effet placebo.

Blaster avait graduellement perdu la confiance de la Chasseuse, jusqu’à n’en posséder plus une miette. Elle n’avait pas été suffisamment intelligente pour comprendre tout de suite ce qu’il s’était passé ; elle avait peut-être traversé une phase d’incrédulité et de profonde déception. Puis, une fois que le jour s’était fait dans son esprit, ses manières avaient viré au mielleux embarrassé. Mais ça n’avait pas fonctionné, et l’amitié de Sanne était restée là où elle était partie se réfugier : loin.

De toute façon, ça n’avait jamais été de l’amitié. Pas vraiment.

Quel gâchis.

Fitz s’assura que la porte était bien fermée, les rideaux bien tirés à la fenêtre du fond.

— Cette jeune personne que vous voyez-là nous fournit en médicaments, déclara-t-il. Elle est précieuse à nos yeux. Sans ses apports, nous…

— Ah oui, précieuse ? intervint Sanne.

— Comme je vous le dis. Je suis médecin, Sanne. Et mon rôle premier dans cette ville est de venir en aide aux plus démunis. Aux destitués comme vous. C’est ce que je fais, ajouta-t-il avec un hochement de tête. J’essaie d’adoucir le quotidien des gens comme vous. Leur quotidien, et leur mort.

Il avait révélé cela sans hausser le ton, mais sur la défensive. Docteur de l’ombre, qui prenait des risques pour tendre une main à ceux que la société bannissait ? Du moins, c’était ainsi qu’il voulait être vu de Sanne. Ca n’était pas forcément la même chose.

— Vous saviez qu’elle et ses petits amis s’étaient créé un réseau de clients particuliers ? Hein ? attaqua-t-elle.

— On fait ce qu’on peut, fulmina l’adolescente en serrant les poings.

Roy, incommodé par cette scénette de rancœur, leva les yeux au plafond. Fitz se frottait les cheveux d’un air grave.

— Sanne, vous êtes encore faible. De grâce, il est inutile de…

— Faible, hein ? interrompit-elle avec un reniflement de mépris. Demandez-lui pourquoi. Sa merde m’a complètement détruite.

— C’est faux !

Blaster grelottait d’émotion, pauvre idiote. Une montée de larmes n’était pas loin. Sanne en fut ébranlée malgré elle ; il aurait été mille fois plus facile pour elle de laisser libre cours à une colère trop longtemps contenue, mise en sourdine comme tous ses autres sentiments depuis la nouvelle vie que lui avait laissée son Transformeur, il aurait été mille fois plus facile si elle avait pu réellement considérer que son opposante était une petite peste, une insensible, et machiavélique par-dessus le marché. Mais les traits contractés qui lui faisaient face montraient au contraire une peine qu’elle n’avait jamais eu l’occasion de voir. Peut-être parce qu’elle n’avait jamais laissé à Blaster l’occasion de l’exprimer.

— Tu sais aussi bien que moi que ça aurait fini par me tuer, reprit-elle. Si j’avais continué à te faire confiance, si j’avais bouffé tout ce talc que tu me filais à prix d’or en croyant me soigner, je…

— Il suffit.

Fitz avait fermement pris Sanne par les épaules.

— Il est hors de question de régler vos affaires personnelles chez moi. Sanne, vous délirez. Votre Transformation n’est certainement pas du fait de Blaster, à ce que je sache. Sans elle et ses compagnons, nous n’aurions plus rien. Je ne serais plus en mesure de soigner les Transformés ni d’aider les troupes en Irak qui…

— L’Irak ? Quoi, l’Irak ?

Fitz était sur le point de répondre quelque chose lorsque le com que Roy gardait dans sa poche lança un bip sonore qui fit grincer Sanne des dents.

Le jeune et le vieux échangèrent un bref regard qu’aucune des deux femmes ne comprit, mais qui sembla sceller une décision importante. Roy attrapa Blaster par le coude et la conduisit vers la salle qui jouxtait celle aux étagères. Ils disparurent derrière une rangée de bouteilles ; Roy énonçait des choses à voix basse. Il parlait de la livraison d’un paquet attendu par le docteur.

— Je suis désolé, dit alors Fitz à ses côtés.

Désolé pour quoi ? aurait-elle voulu demander. Fitz posait sur elle des yeux indéchiffrables, partiellement cachés par la lumière reflétée sur ses verres de lunettes. La Chasseuse recula et buta contre le mur. Lui n’avait fait aucun geste, s’était contenté de déplacer ses prunelles par degrés pour la garder bien en vue.

— Non, commenta-t-il, observant ses efforts pour se soustraire à lui. Je ne veux que votre bien. Détendez-vous.

Sanne était restée trop longtemps debout après sa crise et se vidait d’une énergie déjà fragile, flageolante, pantelante.

— Je crois que… je crois…

Elle entendit Fitz qui s’approchait d’elle avec des mouvements souples. Elle vit et entendit la main qui filait vers sa tempe en faisant siffler l’air, mais n’eut pas le temps d’éviter le coup brutal.

La douleur éclata dans sa chair et découlant, s’écoulant de cette mare de souffrance, un noir intense recouvrit son esprit. Sanne avait perdu connaissance en moins d’une seconde, le docteur savait ce qu’il faisait.


Texte publié par Jamreo, 22 mars 2018 à 13h22
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