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tome 1, Chapitre 12 « Desiderium » tome 1, Chapitre 12

— Dites-moi, Ezekiel…

            Il était en train de passer son habit de fonction par-dessus sa tête ; un de ses bras s’était pris dans le col à côté de son cou et il entreprenait de se débattre devant le miroir quand la voix d’Eve le fit maudire sa situation ridicule. Le silence qui suivit portait d’ailleurs la marque de sa satisfaction. Le voir aux prises avec du tissu, en train de perdre la bataille qui plus est, devait la réjouir.

            Il se retourna comme il put, les cheveux devant les yeux.

— Je peux revenir plus tard si vous…

— Non, ça va, dit-il le plus calmement possible. Laissez-moi juste…

            Quelques coups secs et légères contorsions plus tard, il reprenait son souffle, un peu rouge mais habillé. Eve s’amusait silencieusement de son inadéquation – non, d’une inadéquation qu’elle imaginait.

— Nous avons reçu une autre lettre, reprit-elle. Je croyais que nous avions réglé le problème ?

            Ezekiel saisit l’enveloppe qu’elle lui tendait et en sortit une feuille de papier sur lesquelles on avait collé des lettres grossièrement découpées. Il laissa passer un soupir entre ses dents. Ces gens avaient une curieuse propension au manque d’élégance, quand ils voulaient. Pourtant, il leur était arrivé de faire parvenir aux New Lights des cadeaux raffinés, de vieux objets gravés à la signification christique, des poèmes mystiques écrits dans une encre dorée…   

 

— Cela vient des Children of Light, j’imagine ?

— Exact, confirma Eve.

            Ezekiel parcourut la lettre des yeux.

Nous avons tué pour vous, en votre nom. Et nous continuerons.

Un début fracassant, nota-t-il en haussant un sourcil. Dans la suite, l’auteur ou les auteurs chantaient une fois de plus les louanges des New Lights, qu’ils considéraient comme leurs guides spirituels, les envoyés providentiels de Dieu pour mener la société vers le changement. Ils soutenaient dans un délire impressionnant qu’ils défendaient les mêmes valeurs et souhaitaient de tout leur cœur un rapprochement – un soutien politique, de l’argent et la légalité, voilà ce qu’ils entendent par là, se dit Ezekiel.

C’était hors de question.

— C’est hors de question, n’est-ce pas ? formula le jeune homme en remettant la lettre dans l’enveloppe et en la donnant à Eve.

— Bien sûr. Nous avons toujours refusé d’être associés à ces vulgaires meurtriers des rues, ce n’est pas aujourd’hui que cela va changer.

— Croyez-vous qu’ils vont un jour nous laisser tranquilles, si nous les repoussons ?

— En tout cas,  nous ne lâcherons pas l’affaire. En nous associant à eux, ils ne font que salir notre réputation. Que diable,  leurs méthodes sont cruelles, stupides et sans discernement.

Abigail passait dans le couloir. Elle fit halte dans l’ombre d’Eve, sourcils haussés en une mine comique et interrogatrice. Ezekiel ne voulait pas se trahir et fit semblant de ne pas l’avoir vue.

— Que pensez-vous d’une condamnation officielle dans le prochain numéro du Hill’s week ? proposa Eve.

            Abigail affecta une expression choquée. Ezekiel dut baisser le regard pour ne pas laisser échapper un sourire et, se raclant la gorge :

— C’est une bonne idée. Je vais demander à Samuel s’il peut faire la liaison avec le bureau de presse… ou dois-je le faire ?

— Demandez à Samuel.

            Eve avait dit cela sur un ton tranchant. La jeune recrue releva le menton et planta ses yeux dans les siens, sans détour. C’était la première fois qu’Eve venait à lui, non pas pour le réprimander ou le charger de travaux fastidieux ou risqués, mais bien pour lui demander son avis sur une situation. Elle semblait maintenant le mettre au défi de contester son intérêt, de douter de ses intentions.  

— Très bien, répondit-il simplement, en s’inclinant.

:::

Quand Selena repensait à son ancienne faculté, c’était toujours avec une mixture de nostalgie et de honte, ainsi qu’un cuisant sentiment d’injustice.

Ses études avaient été un fiasco sur toute la ligne. Elle avait passé tant d’années à travailler, à s’exercer, à persévérer pour se faire une place dans le milieu très fermé et huppé de ceux qui maniaient le Transhumanisme et lui faisaient prendre les directions qu’ils souhaitaient ; tout ça pour rien. Selena avait sacrifié des années de sa vie dans l’espoir de décrocher son diplôme de docteure, mais cela n’était jamais arrivé.

L’université avait définitivement fermé ses portes par décret. C’était sa dernière année. Selena avait connu une période des plus troubles, à ne plus savoir que faire de sa vie, à ne plus savoir avancer. Elle se souvenait de ces mois comme d’une vaste mascarade à la fois pleine de vie et de tourments, vide de tout, oui, bourrée d’absence ; l’absence des émotions et la sensation écrasante des sentiments fantômes qui se bousculaient dans un cerveau perdu, névrosé, inutile, enfoncé dans son propre désespoir comme dans un marais de boue. Mais la sourde rancœur et l’indignation n’avaient eu de cesse de pulser dans ses veines, et elle s’était relevée.

L’ancienne étudiante avait vivoté quelques temps, grappillant du boulot à gauche et à droite, dans une société en mutation qui ne reconnaissait pas la valeur de ses connaissances et de sa formation, pire, qui les condamnait. Tout ce que le Transhumanisme lui avait appris, tout ce en quoi elle croyait se voyait renié et méprisé. Déjà lors de ses études, la jeune femme n’avait pu s’empêcher de goûter un certain malaise. Il traînait dans les amphithéâtres et les couloirs, bien avant de pouvoir être identifié avec certitude. Ce n’était qu’un pressentiment désagréable. Il y avait bien sûr des clans au sein des étudiants, qui défendaient différents courants et modes de pensée. Mais quoi de plus normal ? Certains discours la glaçaient de l’intérieur. Il y avait les partisans de l’évolution pour tous, ceux qui estimaient que les recherches et les progrès devaient naturellement profiter au plus grand nombre. C’était d’ailleurs les premiers objectifs du Transhumanisme qui se voulait, dans ses premières heures, humaniste avant tout. Tout cela était bien sûr discutable ; en fait, plus une chose prenait de l’importance, plus on la privait de sa substance pour l’enfermer dans une doctrine, pour en façonner des dogmes.

Et puis, il y avait leurs principaux rivaux au sein de l’université. On les appelait les élitistes. Le plus souvent gosses de riche, issus de Beacon Hill, ils se moquaient ouvertement du petit peuple et souhaitaient réserver leurs travaux à l’usage des puissants de ce monde ainsi qu’à l’Armée. Des politiciens, des guerriers, des privatifs du progrès. Comportement anti-démocratique.

Selena se demandait parfois si, aveuglée par ses propres convictions, elle n’avait pas grossièrement simplifié la pensée de ses adversaires d’études. Possible. Mais quand elle s’engageait dans cette voie de réflexion, un visage rouquin à la peau laiteuse, aux yeux d’un bleu délavé, surgissait dans son esprit.

Ce garçon-là avait été le pire de tous. Elle avait résolu de combattre sa façon de voir les choses par tous les moyens possibles.

Tout compte fait, la catastrophe et la déchéance s’étaient annoncées dès son admission à la faculté de Transhumanisme. Ce n’était que vers la fin qu’elle avait vraiment compris… et que le pressentiment avait pris des formes plus concrètes. Des discours entendus à la radio. Des tags obscènes retrouvés sur les murs. Des messages anonymes déposés dans la boîte aux lettres du secrétariat. Et des tensions, de la violence au sein du groupe, dissimulée dans les paroles de chacun.

Jusqu’à la condamnation morale, l’interdiction et la fermeture.

Selena croyait s’être battue et démenée pour une cause noble, et c’était peut-être le plus dur dans cet échec qui n’avait rien à voir avec elle, ses capacités ou les convictions qu’elle défendait. Elle n’avait plus jamais vu ce regard bleu pâle, comme usé par la lumière, mais se demandait chaque jour ce que son propriétaire devenait. Où il était. Ce qu’il manigançait. S’il était encore en état de nuire, en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels. Rien n’était plus dangereux qu’un être intelligent, égoïste et malintentionné. Machiavélique, plutôt. Elle le prenait, lui, comme exemple de ce qu’elle cherchait à contrecarrer. C’était un moyen d’affirmer sa propre valeur, par contraste.

Car Selena avait besoin de se prouver qu’elle n’était pas qu’une bonne à rien, et c’était devenu difficile une fois qu’elle s’était retrouvée jetée dehors, sans diplôme, sans travail, sans compétences valables. Au bout d’un temps Memoria lui avait mis le grappin dessus. Memoria avait reconnu et accepté son potentiel, lui avait tout d’abord offert un maigre revenu. Une sécurité relative qui lui permettait, au moins, de se projeter dans l’avenir immédiat. Selena s’était en effet laissé happer par la peur. Rien d’étonnant à cela : les New Lights, cette frange religieuse qui jusqu’alors n’avait pas vraiment représenté de menace, avaient rapidement gagné en importance et en crédibilité. On disait que le Quatrième Grand Eveil se renforçait, venait envahir tous les milieux de la vie et des sciences. Bientôt, ces hommes et ces femmes avaient été admis au gouvernement. En quelques mois, des centres d’euthanasie avaient vu le jour, équipés de la technologie dernier-cri en la matière. Elle avait soupçonné que ces dispositions étaient dans les cartons des New Lights, ou bien du gouvernement, ou bien de tous à la fois, depuis des années. La réalisation avait été si rapide. Pour renforcer les mesures visant à éradiquer les Transformés de la faune civile, on avait créé une brigade de bioéthique, pilotée par le Département d’Assainissement civil et judiciaire et spécialisée dans la recherche de ce genre d’aberrations.

C’était d’une ironie cruelle que les seuls à accepter la valeur de Selena soient des hors-la-loi, comme elle. Elle avait vite compris que Memoria employait et se servait de Transformés, en particulier de ceux que l’entreprise appelait les Chasseurs. D’autres étudiants, dans le besoin comme elle, détenteurs de savoir-faire recherchés tout comme elle, avaient été approchés, et effectuaient de temps à autre des travaux pour Memoria. Selena était celle sur laquelle on avait fini par compter le plus. Sans savoir comment, elle avait réussi à se démarquer. On l’avait intégrée dans l’équipe, où elle devait se contenter d’un statut et d’une considération intermédiaires. Bon, c’était mieux que rien.

Cinq heures de l’après-midi venaient de passer. Selena était restée toute la journée cloîtrée dans son deux-pièces étouffant avec pour seule compagnie les derniers comptes-rendus de Memoria. Elle se souvenait comme d’un rêve de la vie qu’elle avait menée, avant : sociable, entourée d’amis brillants, optimiste et passionnée par son sujet d’études. Elle avait autrefois été une jeune femme enjouée et volontaire. Volontaire, elle l’était toujours ; mais le reste était parti en fumée.

Elle avait soudain eu besoin de sortir. Oh, rien de bien palpitant : elle avait voulu retourner sur quelques traces d’une enfance dont elle avait gardé de maigres bribes.

C’était avec son oncle. Retourner là où il l’emmenait passer certains week-ends, c’était comme effectuer un pèlerinage pour lui, formuler le remerciement qu’elle n’avait pas eu la présence d’esprit de lui adresser de son vivant.

Quand Selena était petite, il y avait encore des combats organisés à l’Arène. Ils étaient devenus de plus en plus rares au fil des années, pour finalement s’éteindre peu avant l’interdiction et la chasse des Transformés. A quoi ressemblait l‘Arène, à présent ?  Elle n’avait jamais franchi ses portes qu’une seule fois, foulé ses gradins, posé les yeux sur son béton armé, son terrain d’herbe, observé avec crainte et admiration les hauts spots lumineux qui, montés sur des rails joignant les côtés opposés de l’Arène, filaient le long des câbles, projetant des ronds de lumière en mouvement depuis leurs vertigineuses hauteurs. Des gens, il y avait des gens partout se pressant depuis les couloirs intérieurs et dans les rangées de sièges. La nuit de fin d’été avait une qualité fraîche, et les étoiles brillaient avec une intensité d’acier derrière la faible nappe de nuages. Maintenant qu’elle y resongeait, elle avait gardé de ce moment particulier une netteté incroyable. Elle n’avait que cinq ans mais ce soir-là l’avait marquée. Sa première et dernière fois à l’Arène, un espace en effervescence qui témoignait de l’engouement de la population pour ce genre d’événements, devenu rare. Donuts, cornets de pop-corn au caramel ou au sel, grands verres de soda circulaient de main en main et répandaient leurs appels olfactifs un peu partout.

Selena s’était installée sur les genoux de son oncle pour mieux voir le terrain de combat tout en bas.

En vérité, du combat en lui-même… elle ne retenait pas beaucoup d’images. Simplement le sentiment d’assister à quelque chose d’important, mais qui ne lui avait pas plu tant que ça. Il s’agissait, comme son oncle lui avait plus tard expliqué, de dévoiler les nouvelles inventions et expériences du Trashumanisme. De les tester. Un groupe avait vu le jour, rassemblant des sortes de gladiateurs des temps modernes qui se soumettaient de bon gré aux expérimentations des chercheurs, se laissaient augmenter, comme on disait, de toutes les façons possibles. Ce qui les différenciait des autres volontaires, c’est que, sportifs de nature, ils acceptaient en outre de faire la démonstration de leurs nouveaux talents contre un dédommagement financier plus important. A terme, ils avaient évolué en une véritable institution, et chacun trouvait son lot d’idoles dans le public.

La mort ne survenait jamais et les blessures infligées demeuraient supportables, car des dispositions étaient prises pour encadrer les combats au maximum. C’était du grand spectacle plus qu’autre chose.

La Selena adulte prit surtout conscience que c’était de l’histoire ancienne. L’Arène était toujours debout à l’extérieur de la ville, dans la banlieue proche ; on l’y avait dressée, à l’emplacement d’un terrain vague, dans les années 1970. Avant ça, les combats se déroulaient dans les sous-sols des cafés et clubs privés, dans des atmosphères enfumées et confinées.

Le béton de l’Arène était souillé de graffitis, de boue séchée, et des herbes grimpantes les prenaient d’assaut. Des barres cylindriques de fer rouillé dépassaient ici et là, renforçant l’impression de désolation qui atteignit l’observatrice au cœur. C’était donc ça ? Cette bâtisse passée, abandonnée, qui renfermait son souvenir le plus vif ? Les anciennes images venaient se superposer au présent, les couleurs sur le gris, la rumeur et les cris sur le silence et le vent qui soufflait, habillé de flocons de neige si fins qu’ils fondaient au contact de sa peau.

Selena n’était pas certaine de ce qu’elle avait voulu trouver ; elle n’était même pas certaine que l’accès au bâtiment serait laissé libre, sans surveillance. Venir jusqu’ici avait sans doute été de l’inconscience. Mais elle en avait assez d’être tout le temps raisonnable. Et puis, d’expérience, elle savait que la banlieue sud n’était pas la plus risquée. Les gens avaient un comportement de serpent, se cachaient au moindre grabuge, évitaient de croiser votre route, n’étaient agressif qu’en dernier recours. Fugitifs, opposants en tous genres qui trouvaient refuge où ils pouvaient. Les maisons environnantes devaient en regorger, et la jeune femme aurait juré apercevoir une ou deux silhouettes en mouvement, au coin de sa vision, des présences spectrales qu’elle ne faisait que vaguement ressentir. Elle frissonna soudain en resserrant son manteau autour d’elle.

Selena aurait voulu entrer dans l’Arène, mais la vision présente lui nouait la gorge. Et puis, la neige forcissait. Le ciel quant à lui virait à l’encre sombre. L’encre sombre… comme celle qui recouvrait maintenant son souvenir. La fatigue sans doute, ou l’engourdissement provoqué par la nostalgie et la déception. Elle n’arrivait plus à se concentrer sur ce qu’elle se rappelait pourtant avec tant de précision ; ça lui échappait. Alors elle tourna les talons, pas certaine d’avoir trouvé ici ce qu’elle était venue chercher… ni même de ce qu’elle était en fait venue chercher. Mieux valait retourner chez elle, attraper les babioles dont elle avait besoin pour une nouvelle nuit en compagnie de Memoria. Ce soir, le docteur Ayn s’attelait à une énième mise à l’essai de Bellona.

Voilà qui promettait d’être intéressant.

Intéressante, aussi, la nouvelle mission consistant à capturer et former vingt cobayes d’un coup…

Selena arriva à l’église St Angela avec de l’avance. Elle avait la clé : pas besoin, donc, d’attendre que Donovan Smythe vienne lui ouvrir. D’ailleurs, il n’était pas encore arrivé. En plus d’être prétentieux, Smythe était un tire-au-flanc qui ne s’assumait pas. Enfin : elle devait avouer qu’il était tôt ; même pas 19 h et elle répondait déjà présente. Ce n’était pas la première fois qu’une baisse de moral venait happer sa journée, perturber son sommeil et ses activités annexes ; en revanche, toute sérieuse qu’elle était, elle avait mis un point d’honneur à ne pas flâner dans les locaux de Memoria avant vingt heures.

Tout était silencieux. Dans le couloir désaffecté de l’église, avec ses panneaux en liège défriché, son carrelage, ses austères fenêtres ouvertes à ras du plafond, aussi basses que des vasistas, elle avait le sentiment confus que quelque chose n’allait pas. C’était pourtant le même couloir,  menant à la même double porte qui débouchait sur l’église proprement dite, qu’elle avait remonté tant de fois.

Le silence, peut-être. L’absence. La solitude. Elle les avait déjà vécus dans les locaux de Memoria ; mais très tard dans la nuit, lorsqu’elle restait derrière les autres afin de terminer un travail ou de poursuivre des recherches, et non pas dès son arrivée. Voilà sûrement ce qui l’angoissait.

Elle arriva à la porte, et le sentiment qui s’était renforcé malgré ses tentatives de se raisonner déferla sur elle. La neige qui imbibait ses vêtements n’arrangeait rien ; elle avait affronté sur le chemin une chute de flocons gros comme le poing.

La main pressée contre le bois de la porte, elle demeura un instant figée. Sa respiration s’était emballée. Sans raison tangible. Selena préférait ne pas se fier à son intuition, qu’on avait plusieurs fois dite excellente. Mais qu’était l’intuition face aux faits vérifiables ? N’y tenant plus, elle fit taire la panique sourde qui montait en elle et poussa le battant. Mieux valait en avoir le cœur net. Ce n’était peut-être rien.

L’église était vide et plongée dans l’ombre. Selena pressa un interrupteur. La vieille ampoule à fils se mit en marche en grésillant et jeta une lumière fantomatique sur la scène pitoyable de l’autel vide, du balcon où étaient installées les machines, du renfoncement caché par un rideau.

L’assistante était sur le point d’activer le deuxième interrupteur, celui qui commandait aux néons installés plus récemment, lorsqu’elle perçut un drôle de bruit. Semblable à un… sanglot ?  Elle se retourna, les sourcils froncés. Ca ne venait pas de l’église, puisqu’elle y était totalement seule. Quelques secondes d’immobilité et une oreille tendue la renseignèrent, au deuxième sanglot : cela provenait de l’ancien presbytère, accolé à l’église, auquel on accédait par une porte en bois derrière l’autel. La personne qui se trouvait derrière n’avait pas pris la peine de la refermer, sinon ses reniflements ne seraient jamais parvenus à Selena. Elle n’avait rien d’une Chasseuse, pensa-t-elle amèrement en contournant l’autel jusqu’au presbytère.

La lumière était encore plus faible que dans l’église. L’endroit avait été aménagé en bureau de travail, utilisé aussi bien par Ayn et Mathel que par Selena. Smythe y faisait lui aussi un tour, de temps en temps.

Selena fut presque choquée de découvrir le docteur Ayn, assis sur une chaise, la tête dans les mains, gémissant comme un enfant. Se retrouver devant ce tableau irréel lui porta un coup à l’estomac. Elle n’avait jamais ressenti de sympathie particulière pour lui, mais pas d’animosité non plus. Lui et Selena n’avaient jamais parlé de leur vie personnelle, n’avaient jamais franchi la limite des entretiens ou des discussions relatifs à Memoria. Ils n’en avaient jamais ressenti le besoin. Les conversations badines sur la météo ou les banales civilités ne comptaient pas.

A présent qu’elle le voyait pleurer, qu’était-elle censée faire ?

— Docteur…

Il l’avait entendue, et semblait vouloir retenir les bruits dégradants qui s’échappaient de ses lèvres, sans y parvenir. Un tel manque de contrôle ne laissait rien présager de bon… Ayn n’était pas célèbre pour son sang froid, mais il avait toujours su se contenir, au moins un minimum.

Selena s’approcha et posa maladroitement une main sur son épaule. L’homme frémit à son contact et leva un visage difficile à déchiffrer dans la pénombre. La jeune femme crut néanmoins y lire de la honte.

— Mais qu’est-ce qui vous arrive ? lâcha-t-elle avec un soupçon de reproche. Une catastrophe ?

— Je… j’ai peur que…

Il s’interrompit pour chercher ses mots. Selena parcourut la pièce du regard. Exiguë, poussiéreuse, mal rangée… rien ne sortait de l’ordinaire. Alors quoi ?

— Vous pouvez me le dire. Vous pouvez me faire confiance. J’ai besoin de savoir : Est-ce à cause de Bellona ?

A l’évocation de Bellona, Ayn articula quelque chose qu’elle ne comprit pas.

— Je ne vous attendais pas avant une bonne heure, dit-il d’un ton bourru. Il faut nous remettre au travail.

— Je sais que c’est Bellona qui vous tracasse, persévéra-t-elle. Le client est revenu à la charge, c’est ça ? Qu’est-ce qu’il vous demande ? Il est mécontent ? On pourrait… on pourrait essayer sur un autre cobaye, si celle-là vous donne trop de mal. Vous y avez pensé ?

Selena était tout à coup désemparée. La détresse d’Ayn déteignait sur elle et elle voulait plus que tout trouver un moyen d’apaiser la tension. La nuit précédente, il lui avait parlé du client qui exigeait une chasse massive pour satisfaire ses besoins ; mais le ton soucieux de Ayn avait laissé entendre que tout n’allait pas bien.

— Remettons-nous au travail, insista Ayn. Vite.

Il la repoussa rudement et se dirigea vers la porte. Au moment de sortir, ils tombèrent nez à nez avec Judith Mathel. Les mains dans les poches de sa blouse, ses lunettes perchées sur le nez, elle les regardait sévèrement.

— Selena Moors, salua-t-elle froidement. Nous ne somme pas habitués à voir Selena Moors si tôt en ces lieux.

La jeune femme laissa passer le reproche à peine dissimulé, tout à fait injustifié de la docteure.

— Puisque vous êtes là, nous pourrons commencer plus tôt.

— Et… Nicholas ? souleva timidement Ayn à sa collègue, en essuyant les dernières traces d’humidité de ses joues sur une manche.

Elle fit un geste impatient de la main.

— Tout est en ordre.

Le nom du fils de Judith Mathel n’était pas souvent évoqué. Nicholas restait un mystère ; un caprice de la docteure qui refusait de se séparer de ce grand fils autrefois victime d’un accident l’ayant laissé infirme et incapable de s’occuper de lui-même. Le plus souvent, elle le gardait confiné dans ses bureaux privés, installés dans les cryptes, et c’était une affaire personnelle qu’elle était prête à défendre becs et ongles. Ses farouches élans protecteurs, les rares fois où on osait parler de son fils, avaient toujours paru étranges à Selena. Judith était tout sauf protectrice et bienveillante envers le personnel de Memoria, Transformés, Transformeurs ou autres. Elle se montrait en fait exceptionnellement distante envers ceux qu’elle côtoyait régulièrement, comme Ayn ou Selena ; les anciens étudiants de l’université condamnée qui offraient ponctuellement leurs services pour opérer de nouveaux corps en vue d’en faire des Chasseurs n’avaient pas droit à plus d’égards. Si d’aventure ils étaient appelés, ils œuvraient tout le jour dans les sous-sols, près des bureaux de Mathel, touchaient leur prime et s’en allaient aussi sec.

L’église résonnait de bruits mécaniques, dont l’origine ne mit pas longtemps à se manifester : les petits robots noirs dévalaient la nef et se faufilaient sous les bancs encore en place, juchés sur leurs pattes ridicules et promenant leur lumière agaçante dans les environs. Selena eut l’image mentale fulgurante de Nicholas, séquestré dans les sous-sols, en train de  bricoler un monstre miniature. Berceuse chantonnée, balancement névrotique d’un corps  cassé, manquant d’exercice.

Pauvre Nicholas.


Texte publié par Jamreo, 4 novembre 2017 à 16h43
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