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tome 1, Chapitre 8 « Aegrimonia » tome 1, Chapitre 8

- Mr Renton. Mr Renton !

Chris se réveilla en sursaut, ouvrant les yeux sur une réalité floue et déformée. Il secoua la tête pour chasser les larmes de fatigue. Il avait fait un rêve étrange où Beacon Hill dans son entier était devenue noire, comme recouverte de peinture. Lui-même tentait de remonter la rue principale mais ne pouvait plus avancer, englué dans les marées poisseuses de cette peinture qui dégoulinait du ciel telle une pluie démentielle.

- Quelle heure ? marmonna-t-il d’une voix pâteuse.

Il se trouvait encore dans la salle de réunion. Le dossier avait glissé sur ses genoux, répandant la moitié de ses feuilles par terre. Il était en train de copieusement les piétiner.

- Bientôt huit heures. Mrs Kendry s’apprête à recevoir les New Lights d’un moment à l’autre.

Bientôt huit heures… et lui qui avait souhaité prendre de l’avance en se levant avant l’aube. Chris bondit, aplatit ses cheveux là où – il le soupçonnait – quelques mèches avaient pris le tour de rebiquer, ramassa les feuilles volantes et se rua dans le couloir tout en essayant de remettre le dossier en ordre. Mrs Kendry ne serait pas contente… restait à espérer que les New Lights n’étaient pas encore là.

Arrivé devant le bureau de sa supérieure, il toqua deux coups brefs et entra sans attendre de réponse. Cela ne lui ressemblait pas, mais le retard faisait partie des choses que Mrs Kendry avait en horreur, et Chris craignait des représailles dans le genre vicieux et brutal. Il ramassa une feuille qui s’était à nouveau faufilée hors du dossier pour effectuer un vol plané vers la moquette.

Mrs Kendry n’était pas seule. Elle était assise dans son fauteuil de ministre, et un homme drapé de noir lui faisait face. De là où il se trouvait, Chris ne voyait de lui que des cheveux châtains, soyeux. Deux autres personnes étaient là, contre le mur, dans l’ombre. Des New Lights qui gardaient les mains nouées devant eux, et lui lancèrent un regard acéré.

Chris se maudit intérieurement. Il était en retard. L’inconnu aux cheveux châtains se retourna, découvrant un visage plaisant, des iris couleur noisette qui pétillaient de curiosité et, surtout, un sourire un peu effacé, comme par politesse ou douceur de caractère. Le jeune employé se sentit mal tout à coup, et ne tarda pas à comprendre pourquoi :

- Ah, Renton. Je commençais à désespérer, lâcha Mrs Kendry. Je vous présente… Ezekiel.

Elle avait dit le nom du bout des lèvres, et ses traits s’étaient brusquement tendus. Chris comprit que cet homme, Ezekiel, était quelqu’un de dangereux sous ses airs d’agneau. Bien sur, il avait lu, plutôt parcouru, le dernier numéro de Hill’s Week paru la veille, et n’avait pas raté le gros titre : Les New Lights accueillent un nouveau membre. Cette phrase tournoyait dans son esprit alors qu’il saluait distraitement le spécimen de chair et d’os qui lui souriait toujours gentiment.

- Installez-vous, proposa le jeune New Light en désignant une deuxième chaise.

Il avait une voix veloutée, ni grave, ni aiguë. Chris attendit un signe d’assentiment de la part de sa directrice mais cette dernière semblait incapable de détacher son regard d’Ezekiel. Alors, l’assistant prit son courage à deux mains et posa son fessier juste au bord de la chaise, le profil droit, les mains serrées sur le dossier qui débordait encore de feuilles.

- Bien… nous pouvons reprendre, déclara l’homme à ses côtés en ramenant son habit monastique autour de ses jambes. Nous évoquions l’importance de maintenir les centres en bon état de marche.

- Ils sont en bon état de marche, répondit Chris d’une voix atone.

Les centres, comme on les appelait communément par peur de trop souvent prononcer leur nom complet, étaient en fait des centres d’euthanasie. Mis en place dans la ville et l’état, ils avaient pour fonction de mettre fin à la vie de ceux qui ne correspondaient plus à certaines normes établies par le gouvernement. Le procédé paraissait barbare, mais le malaise disparaissait aisément lorsqu’on travaillait à la gestion administrative de tout cela. Une fois la réalité transformée en papier, en chiffres, la douleur s’atténuait nécessairement. Et puis Chris ne faisait que son travail. Les normes étaient les normes ; il n’y avait rien de plus légal que de les suivre et éradiquer ce qui ne s’y rapportait pas.

Ezekiel hocha doucement la tête.

- Nous savons qu’ils sont en très bon état et que vous en avez pris soin. Au vu de la visite prochaine de la Gouverneure fédérale, cependant, il nous faudra veiller à ce que le problème des Transformés clandestins de la ville soit réglé, au moins en plus grande partie. Quels sont les chiffres ?

Chris fouilla méthodiquement dans ses feuilles. Il crut ne jamais arriver au bout, et sentit la panique et la gêne gonfler dans ses veines et monter en une vague chaude jusqu’à ses joues. Où était passée sa détermination, sa confiance en lui ? C’était bien là son problème : il était empli de détermination, était prêt à tout pour atteindre ses buts professionnels. Mais en présence de sa supérieure, il lui arrivait de perdre ses moyens. Ezekiel avait sur lui le même effet, apparemment. Le jeune homme s’en voulait terriblement de ne pas se montrer sous son vrai jour en public. D’en être incapable.

- Quarante-deux, dit-il finalement en brandissant une feuille fluorisée. Quarante-deux Transformés clandestins ont été enregistrés aux centres d’euthanasie, ces deux dernières semaines, soit par leur volonté propre, soit après avoir été arrêtés par la brigade de bioéthique.

Les silhouettes debout contre le mur remuèrent, mais n’émirent pas un mot.

- Bien. Mais pas suffisant. Combien de cette vermine traîne encore parmi les citoyens respectables ? Mais n’ayez crainte, je crois en notre pouvoir de purification. Avec l’aide de Dieu, notre Père, nous aurons convenablement nettoyé les rues de Boston d’ici peu.

- Bien entendu, nous redoublons chaque jour d’effort, assura Mrs Kendry. Mais vous devez comprendre que…

- Ce que je comprends, coupa son interlocuteur avec ce même sourire mince, mais subitement chargé de glace, c’est que la Gouverneure arrive dans quatre jours.

Il n’y avait rien à ajouter. Ezekiel laissa d’ailleurs passer un silence, avant de poursuivre de sa voix mélodieuse, qui glissait comme du velours contre le tympan :

- Vous vous sentez capable de continuer la traque ?

- Naturellement, affirma la femme.

- C’est parfait. Croyez bien que je vous prêterai main forte. Je suis prêt à tout pour redonner à cette ville l’éclat qu’elle avait autrefois. Quand je pense à cette crasse qui nous souille…

Son ton s’était fait violent, tranchant. Un éclair de haine avait crispé son visage et révélé des rides prématurées sur son front, qui disparurent aussi vite qu’elles n’étaient venues. Comme par enchantement, la peau retrouva son caractère lisse.

- Je vais vous confier un numéro.

Ezekiel fit glisser une carte sur le bureau.

- C’est ma ligne personnelle. Inutile de passer par le bureau des New Lights pour me joindre au sujet de notre entreprise commune, appelez directement ce numéro . Ainsi, nous resterons en contact. Bien… ce sera tout, je pense.

Sans plus de cérémonie il se leva accorda un dernier sourire à Chris qui sentit les poils de sa nuque se hérisser, puis fit signe à ses comparses qu’il était temps de partir. L’énigmatique personnage fit une dernière pause sur le seuil de la porte. La main sur la poignée, il se retourna :

- A bientôt… j’espère.

En retournant à son propre bureau, le dossier sous le bras, Chris retrouva peu à peu la contenance à la fois décontractée et professionnelle qu’on lui connaissait. Fini, cet accès de nervosité extrême à la vue et à la proximité de cet Ezekiel. Un homme bien… particulier.

Chris réfléchissait à toute allure au sort des Transformés clandestins. En fait, les politiques et plus généralement la société leur étaient hostiles depuis peu de temps. Durant des décennies, ils avaient au contraire été considérés comme les précurseurs d’une nouvelle génération humaine, augmentée grâce aux progrès de la science. Le monde était enthousiaste à l’idée d’adoucir les faiblesses de l’humanité, de lui rendre la vie plus facile. Le courant du Transhumanisme, si l’on réfléchissait, prenait ses racines les plus anciennes dans la naissance de la race humaine. De tout temps, on avait voulu augmenter ses propres capacités. Mais le Transhumanisme tel qu’on l’avait connu au XXe et XXIe siècle, prêt à trafiquer le corps en profondeur, remontait aux années 1800. Une faculté spécialisée avait vu le jour à Boston-même, aux environs de 1930, peu avant la guerre. Le but était d’étudier les possibilités de créer, pour l’Armée uniquement, des éléments plus résistants et plus performants. Mais, graduellement, les opportunités avaient été ouvertes à la société civile, les laboratoires s’étaient multipliés. La faculté avait grandi et formé des médecins plus que compétents.

Le Quatrième Grand Eveil n’avait pas encore éclaté. Et le Département d’Assainissement ? Il avait toujours considéré l’avancée et la montée en puissance de cette science avec scepticisme. Il ne s’était cependant jamais mêlé à ses affaires, préférant se tenir à une saine distance. L’observation passive valait parfois tous les vains efforts pour s’interposer dans une situation. Ce n’était pas à dire que le Département n’était pas craint du temps où le père de Chris y travaillait ; simplement, ses activités étaient… différentes. A présent, les New Lights avaient pris le contrôle du gouvernement. Cela faisait quelques temps que Transhumanisme sous toutes ses formes avait été fermement condamné pour des raisons religieuses, et au nom de cette pureté dont Ezekiel parlait à tout va. Ses pairs n’avaient plus que ce mot à la bouche.

La solution trouvée au problème épineux des Transformés, ces gens qui avaient reçu les dons du Transhumanisme et n’étaient plus « naturels », donc inacceptables, était de mettre en place ces centres d’euthanasie pour leur permettre un départ en douceur. Cette mort était réputée sans douleurs pour le sujet. Soit les indésirables se rendaient d’eux-mêmes aux centres, soit on les pourchassait.

Ce ne seraient pas les états d’âme qui freineraient Chris, non ; mais la tâche ne serait pas aisée. Ces six derniers jours, on avait dénombré quarante-deux individus passés de vie à trépas dans l’étreinte du gaz. Ce nombre, bien qu’encourageant, ne pouvait faire oublier la masse inconnue de spécimens qu’il restait à débusquer par la force… ou à convaincre de mourir.

:::

Son sac un peu moins lourd, Blaster avait décidé de ne pas rentrer directement au quartier général – chez Oscar. Elle avait déniché dans la poche de son pantalon de survêtement un reste de barre aux céréales, et s’était dit que ce serait un en-cas parfait pour une balade sur les toits de l’entrepôt. L’entrepôt était un bâtiment de tôle et de métal rouillé, inutilisé depuis des décennies ; il avait sans doute servi à stocker des réserves de nourriture pour le marché, du temps où ce dernier était encore attractif et animé. A présent, il s’agissait plus d’un triste vestige du passé qui se maintenait on ne savait pourquoi.

Accéder aux toits n’était pas compliqué. Elle se faufila à l’intérieur, traversa la première pièce pleine de poussière et d’objets abandonnés, prit la deuxième porte à droite. L’échelle rejoignait un vasistas qui débouchait sur les premières étendues de tôle, au-dessus. Au dernier barreau, Blaster se tortilla pour passer par le vasistas. Jusqu’à ses douze, peut-être treize ans elle y arrivait sans problèmes, mais les seize ans arrivant maintenant à grands pas… seize ans déjà.

Blaster se cala dans un coin, le regard fixé sur Beacon Hill dont les premières rues étaient distantes de quelques centaines de mètres. Le quartier se détachait de la ville basse, cette masse comme écrasée par la gravité. La providentielle colline montait en douceur vers le ciel et, à cette heure de la matinée, cueillait sur son puzzle de toits, de vitres, d’arbres et de lampadaires, une lumière entre le gris et le doré. Elle avait un caractère flou, qui la soulignait étrangement dans le ciel et lui donnait la forme d’une boule suspendue. Blaster comprit que c’était à cause de la pluie. D’ici, elle ne la sentait presque pas, mais lorsqu’elle passa un doigt sur la mèche qui dépassait de sa casquette, une fine pellicule d’humidité resta accrochée à sa peau. Pensive, Blaster reporta son attention sur les lueurs du ciel, là-bas. Ce ciel qui restait sombre partout ailleurs mais s’était à demi-éclairé pour la colline, l’or côtoyant la grisaille dans un mélange curieux. Et la pluie, si maigre, lui dessinait un halo estompé, lui faisait prendre vie, à cette boule de luminosité troublée. C’était comme observer un vieux tableau à l’huile, auparavant fardé de couleurs, mais en passe de noircir avec les années. La vision avait le même caractère fantastique.

Sans vraiment songer à ce qu’elle faisait, Blaster débarrassa la moitié de barre aux céréales de son papier, qu’elle laissa filer dans la brise. Tout en mastiquant, elle se surprit à faire dériver son esprit vers cet homme qu’elle avait rencontré devant le centre, aux yeux si parfaitement anthracite. Celui-là, elle ne l’avait pas eu dans ses filets. Mais avec l’expérience qu’elle avait engrangée, la jeune fille ne s’était pas découragée. Trois boîtes. C’était ce qu’elle avait réussi à vendre. Des fois, son cœur la rattrapait et lui hurlait que c’était dégueulasse. C’était dégueulasse de faire ce qu’elle faisait. Elle se défendait alors, essayait de se raisonner. Après tout, ce n’était pas de sa faute si les médicaments destinés à maîtriser les crises de Transformés variés avaient été interdits et retirés de la circulation. Privés des cachets qui les soulageaient, les pauvres vivaient un cauchemar. Certains se battaient mais d’autres, plutôt que de mourir lentement et dans la souffrance, se rendaient aux centres d’euthanasie pour y recevoir une fin rapide. C’était là que Blaster intervenait. Et même avant, si elle arrivait à mettre la main sur un Transformé qui n’avait pas encore décidé de crever par asphyxie. Oscar se débrouillait pour se procurer de ces médocs qui avaient disparu des étagères, et le rôle de la bande était de les écouler, dans l’illégalité bien sûr. Blaster se débrouillait bien. Elle avait même réussi à dégoter deux ou trois clients réguliers. Les nécessiteux ne manquaient pas par ici.

Jusque-là, pas de problème. Mais sa conscience et son petit cœur lui soufflaient des états d’âme peu glorieux, et pour une bonne raison : le profit tiré des médocs dans les premiers temps avait été suffisamment important pour qu’Oscar commence à frelater la marchandise, afin de l’écouler plus lentement. Ainsi, ce que Blaster vendait était pour vingt-cinq pourcent du médicament d’origine, réellement efficace donc, et pour soixante-quinze pourcent du cachet bidon. Inutile. Du vide compressé et entouré de talc. Tout ça pour le même prix. Les désespérés se ruinaient pour des boîtes dont seulement un quart des cachets soulageaient en fait leurs maux. La plupart n’était pas dupe, pourtant les bougres continuaient d’acheter leur merde.

Ils n’avaient pas trop le choix s’ils voulaient survivre.

C’était mal. Oui, vraiment. Mais Blaster devait songer à sa propre survie et prendre soin d’elle-même, aussi. Personne n’avait le pouvoir de sauver la Terre entière. Se sauver soi-même, c’était déjà bien.

Il n’y avait que l’argent pour ça. Inutile d’être moins défaitiste et de penser à d’autres choses : le sommeil, la chaleur, des amis. Oui, tout ceci permettait de survivre. Mais autant ne pas se leurrer : seul l’argent permettait de se les offrir. Ca, et un bon couteau, ou un bon flingue. Retour à la case départ.

Blaster avala la dernière cacahuète enduite de miel séché, se leva et s’étira en poussant un grognement. Il était temps de rentrer à la base pour apporter à la collecte générale les quelques pièces récoltées.


Texte publié par Jamreo, 5 janvier 2017 à 14h10
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