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tome 1, Chapitre 6 « Albus » tome 1, Chapitre 6

Le jour ne se lèverait pas avant plusieurs heures mais le bâtiment du Département d'Assainissement civil et judiciaire, situé sur Beacon Hill, à Boston, était sur le point de se réveiller.

Quelques numéros et une reconnaissance vocale plus tard, le boîtier de code à la porte d'entrée émit une lumière bleue et débloqua le sas avant de le laisser passer. Il gravit les escaliers sans même actionner la minuterie et regagna le troisième étage. Dans le quartier, la plupart des bâtiments était constitué de deux étages ; celui-ci les dépassait d’une tête. Chris se prépara à entrer dans la salle de réunion, les bras chargés de dossiers.

Ce ne fut d'abord qu'un éclat blanc dans le noir.

Chris referma la porte derrière lui, tâtonna un instant du pouce sur le côté et pressa l'interrupteur. Les néons bourdonnèrent sombrement et leur lumière blafarde se refléta sur le sol et les murs, sur les tables, sur les sièges rembourrés. Tout dans la pièce était blanc, mais altéré par les néons à présent. Ce blanc, si fragile face à la nuit de Boston que dévoilait la baie vitrée, l’emplissait de sérénité. Il l’avait si souvent contemplé qu’il avait l’impression de le percevoir même dans l’obscurité, et rechignait toujours à allumer la lumière. En un sens, activer les néons c'était tuer la délicatesse du blanc. Noyer le raffinement sous l'artificiel.

Le jeune homme s'approcha de la baie vitrée. Beacon Hill se dessinait au dehors, dans la nuit délicatement verdâtre. Personne ou presque n’était debout à cette heure mais, bien loin de se formaliser d’être l’un des sens réveillés de la ville, il aimait cette impression de faire partie d’un groupe privilégié, secret, mystérieux.

Chris était l'assistant de la terrible Mrs Kendry. Son père avait dirigé sa barque dans les eaux de la belle société mondaine pour arriver à bon port, et assurer cette place à son fils. Ce qui était assez drôle, d'ailleurs. Malgré ses apparences de jeune adulte rangé, soigné et discret, Chris avait mené une jeunesse de rébellion effrontée, à la limite de la délinquance ; mais seulement à la limite, car même s'il ne l'avouerait jamais, l'ombre de son père, chargé des dossiers les plus retors et ingrats du Département d'Assainissement, le terrifiait. Non pas que son paternel soit un homme dangereux ou violent – pas avec son fils, du moins – mais la position qu'il occupait dans ce havre de pureté, planté au beau milieu de Beacon Hill tel un vigile épiant les fauteurs de trouble, avait de quoi déranger. C'était d'une humeur si noire que son père rentrait le soir à la maison. Chris s'était dès son plus jeune âge figuré que la bête de béton brutaliste qui s’élevait là, tranchant avec les beaux bâtiments rouges et chargés de lierre de Beacon Hill, et qui tous les matins de la semaine engloutissait son père, avait une capacité de destruction phénoménale. Une prédatrice prête à sauter à la gorge de ses ennemis, et même, pourquoi pas de ses amis.

Depuis qu'il travaillait au Département, Chris avait eu largement le temps de se rendre compte du bien-fondé de ses fantasmes d'enfant. Certes, ce n'était que par touches décalées, émises en différé, ce n'était que dans le geste déplacé et fébrile d'un fonctionnaire, au coin de la bouche ou des doigts, alors même que de sa voix posée il énonçait une formule apprise par cœur, censée rassurer les foules et endormir la conscience collective ; c'était dans les regards avides de Mrs Kendry, trop avides pour être sains ; dans l'oppression quasi-indétectable, et pourtant si lourde, qui régnait dans les nœuds de cravate trop serrés sur les gorges, les vestes trop parfaitement ajustées, et les discussions jamais bien en phase durant les pauses déjeuner.

Mais il sentait que le Département était un endroit affreux.

Dans ce cas, que faisait-il là ? Eh bien, il n'était pas parfait, et n'avait jamais eu vocation à l'être. La perfection, c'était pour les chimères. Pour les fous et les autres énergumènes qu'il n'avait jamais eus en estime, qu’il côtoyait régulièrement pourtant. Et la perfection, somme toute, c'était encore plus dangereux que les imperfections de la vie et de société. Celles-là faisaient déjà suffisamment de dégâts comme ça. Pourquoi chercher à tout prix à s'élever de sa piètre et ridicule condition humaine ? Le résultat serait déplorable. Puis, il fallait bien l'avouer : Chris n'avait pas un sens moral très développé. Ou plutôt, il notait bien les injustices et autres horreurs, mais ne ressentait pas l'envie dévorante de les combler ou de soulager les victimes.

Autant s'y faire, la vie n'était qu'un ramassis de merde doublé d’un vaste chacun pour soi. Chris n'aurait su dire quand cette certitude absolue lui était apparue. Mais, les premières années de douce révolte passées, il s'était rendu compte de la futilité de son comportement et la conviction qu'il ne pourrait rien changer, et ne voulait rien changer, au fond – pas au point de chambouler son confort relatif. Le Département lui offrait du travail et une certaine immunité. Comment refuser ?

Seulement, des fois, l'ennui menaçait. Il aimait les effluves de pouvoir qui circulaient librement dans les couloirs, sans apprécier pour autant jusqu'à la moindre miette de la mission menée entre ces murs. Le bien et le mal, ici, fondaient comme neige au soleil. Le bien devenait le mal, et inversement. Puis il suffisait d’un discours moraliste, voire sophiste, pour leur faire reprendre leur place. On se perdait dans un dédale de valeurs distendues, atrophiées, déformées, sans plus les distinguer. Cela, Chris ne s'en inquiétait pas. Il ne s'en délectait pas pour autant : c'était un fait, rien de plus. Certains s'en offusquaient – ceux-là étaient rapidement éradiqués du Département. D'autres se plongeaient dans la mer d'illusions avec plaisir et y montraient des manières presque obscènes. Mais Chris, lui, semblait tracer son chemin avec une certaine indifférence, teintée de cordialité lorsque nécessaire, de déférence envers ses supérieurs, et d'une efficacité invariablement appréciée.

Un jour, Chris voulait gravir les échelons et devenir puissant. S’il prenait trop le temps d’y réfléchir, quelque chose se mettait à clocher dans le raisonnement… était-ce ce qu’il voulait pour lui-même, ou ne faisait-il que reproduire un schéma prémâché et recraché pour lui par son géniteur ?

L’assistant s'assit sur un des fauteuils moelleux et déplia un dossier sur ses genoux, pensif. La visite de la Grande Gouverneure fédérale se rapprochait. Prévue dans quatre jours. Chris parcourut du doigt un paragraphe agressivement passé au fluo. Même à côté des plus zélés des fonctionnaires qui œuvraient dans le Département, cette femme et son escadron inspiraient la révulsion.

Chris se pinça le front entre le pouce et l'index. Cela concernait, bien sûr, la guerre en Irak. Une investigation d'un nouveau genre, dont le dispositif avait été mis en place par le gouvernement de Washington quelques décennies auparavant, allait être lancée contre un escadron de l’Armée de Boston, marquant ainsi le début de ce que l’on appelait déjà en haut-lieu la « vague de purification ».

Rien que cela.

Depuis quand punir les crimes contre l'humanité, en pleine période de guerre, était-il intéressant, ou ne serait-ce que rentable en matière d'aura mondiale ? Si l'image des Etats-Unis était ainsi salie, comment pourrait-on trouver le culot de maintenir et soutenir l'effort et la nécessité de guerre ? Chris avait l'impression vaguement désagréable que les choses étaient passées à un niveau supérieur. L'investigation serait bel et bien lancée, avec l'aide du Département d'Assainissement.

Il ne s’agissait plus de gloire nationale, ou en tout cas, plus de la manière dont on l’entendait. Surtout depuis que les New Lights gagnaient du terrain en Nouvelle-Angleterre. On recherchait frénétiquement la pureté d’esprit et de cœur.

Il prit le temps de griffonner des notes au crayon de bois, dans la marge du dossier, puis referma le tout et se leva. L'aube n'était toujours pas levée ; les aiguilles de sa montre indiquaient quatre heures et quelques du matin. Pourtant, lorsqu'il poussa la porte de la salle de réunion, le couloir était déjà éclairé, et un homme en costard disparaissait derrière une seconde porte pour rejoindre son bureau. Le Département allait entrer dans ses heures d'activité.

:::

Blaster se réveilla, pas parce que sa montre avait sonné, mais parce qu'un pied entra en contact avec son estomac. Un réveil banal, en somme.

Oscar était penché sur elle, sa casquette de travers, un oreiller bouloché serré sous son bras. Cet imbécile avait toujours eu du mal à doser sa force. Blaster allait bientôt se retrouver avec des abdominaux en béton, développés par simple besoin de protection. Le plus drôle dans cette histoire, c'était qu'Oscar en pinçait sérieusement pour elle. Mais il avait décidé de se la jouer dur et, par conséquent, se montrait plus méchant avec elle qu'avec les autres membres de la bande. C'était une question de principe.

Blaster s'en accommodait. Du moment qu'il ne lui prenait pas l'envie risible de déclarer sa flamme, tout allait bien.

- Ton tour, grommela le garçon. Ramasse tes affaires et vas-y.

La jeune fille mit la main sur son sac, dont le contenu roula sous ses doigts à travers la toile. Il s'agissait de boîtes de médicaments. Plus exactement, ces boîtes renfermaient des médicaments interdits de circulation par le gouvernement ; il n'était pas facile de se les procurer mais une fois que vous les aviez, écouler les stocks était un jeu d'enfant et cela pouvait rapporter très gros.

Blaster prétendait, de toutes ses forces, qu'elle n'avait pas de cœur, ou qu'elle n'en avait plus, mais c’était faux.

Vissant sa casquette sur son crâne, elle se leva du matelas, étendu entre le canapé et la table basse, tous deux occupés par un dormeur.

La bande se retrouvait souvent là, dans cet appartement sordide, pour faire les comptes ou tuer l’ennui. Oscar y vivait seul, le reste du temps.

Elle descendit l'escalier en rasant les murs et sortit sur O'Connell Way. Au loin, le bâtiment blanc se découpait dans la nuit, et d'étranges pulsations, entre le blanc et le bleu, semblaient sourdre de ses murs. Il se cachait à l'intérieur de ces locaux un des nombreux Centres de la ville. Celui-ci, et ce n’était pas si rare, se situait près de Beacon Hill – O'Connell Way faisait littéralement face au quartier cossu. Les gens de la bonne société auraient sans doute préféré ne pas s’encombrer d’un tel spectacle, mais l’entreprise de purification semblait passer par la confrontation de tout le beau monde à ce genre d’horreur crasse. En respirant l'air froid qui sillonnait le goudron, Blaster se sentit frémir et balança son sac sur une épaule. En avant. Autant commencer par le plus facile.

Vérifiant régulièrement que personne ne la suivait, l’adolescente s'approcha du centre Des barbelés l’encerclaient mais percés comme du gruyère, si bien qu'il était facile de se faufiler dans l'enceinte. En fait, personne ne prenait la peine de remplacer ces installations vétustes. L’atmosphère intrinsèquement lugubre des centres avait dissuadé les gamins ivrognes d’y faire un tour.

Blaster se tortilla dans une déchirure de barbelés et fit le tour du bâtiment.

Certains matins, la file d'attente était bien remplie. Mais cette fois-ci, ils étaient deux seulement, à attendre l'ouverture des portes. Blaster s'était souvent fait la réflexion : c'était particulièrement vicieux de la part des Centres d'ouvrir les portes en journée, et de fermer à la nuit tombée, comme s'il s'agissait de commerces habituels. Leur besogne aurait mérité d'être accomplie dans le noir, pour au moins donner aux âmes qui s'y abandonnaient une forme de dignité. Mais non.

Elle s'arrêta, aplatit sa casquette sur ses cheveux pour se donner une contenance, et considéra les deux fantômes adossés au mur, près de la porte aux vitres fumées. Une femme emmitouflée dans un manteau en fourrure, en véritable fourrure dirait-on bien, ne laissait voir que des mèches rouges. Il y avait quelque chose de curieux à son corps ; un peu trop sphérique, et en même temps trop grand, tenant à peine dans l'enveloppe polaire qu'elle maintenait autour d'elle.

L'homme, lui, venait de glisser le long du mur pour s'affaisser en position assise, les genoux sous le menton. Il portait des lunettes de ski. Ses cheveux roux accentuaient la pâleur de son visage mal rasé. Blaster saisit son instinct et s'approcha de lui. A première vue rien de précis ne clochait chez lui. Ses membres étaient bien proportionnés. Mais il y avait ces lunettes. Les lunettes. La dealer s'accroupit près de lui et lui posa une main sur l'épaule.

- Eh, p'tit gars, murmura-t-elle.

Aucune réaction de l'autre. C'était à se demander s'il ne dormait pas. Blaster, avec ce claquement de langue qui la caractérisait, et le roulement vague de ses yeux lorsqu'elle s'apprêtait à verser dans la psychologie de bas étage pour servir ses buts malhonnêtes, ajouta :

- Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ?

Alors le petit gars, après un moment d'hésitation qui se vit au pincement blanc de ses lèvres, se tourna vers elle qui planta ses iris dans les verres colorés. Il retira ses lunettes, pliant le bandeau d'un geste sec, et ses yeux révélèrent leur couleur anthracite, dénuée de reflets, une nuance noire-grisâtre totalement opaque qui n'exprimait rien. Juste ce qu'il fallait pour ne pas être dans les clous. On aurait dit deux petits puits. Blaster encaissa très bien, car elle était habituée à ces bagarres inattendues avec l'anormalité, à l'étonnement, aux prises par surprise avec la douce folie et la gêne émanées de ces détails sur lesquels on ne pouvait d'abord mettre le doigt. Pourtant, si vous preniez le temps et la hardiesse nécessaires, vous vous aperceviez qu'ils suintaient de tous leurs pores. Ceux-là dont on ne parlait plus dans les cercles trop légaux ou mondains, les détraqués, absents, les victimes d'un progrès qui n'avait pas pris la patience d'écouter les règles d'une quelconque éthique ou mesure et avait fait son chemin dans la cécité, et sans discernement.

Après le malaise diffus : reconnaître, identifier. Blaster savait faire. La cicatrice près de sa tempe. Toute blanche, c'était là.

Elle fit un sourire nonchalant et, sans relâcher son épaule, redit :

- Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ?

- Peu importe, répondit l'homme dans une voix qu'on aurait dit étranglée, rendue difficile par des plumes de corbeau tapissant la gorge.

Elle lui tapota le bras avec un soupir compatissant.

- Moi, je le vois bien qu'ils t'ont fait quelque chose de mal. Je sais pas exactement quoi, mais peu importe, c'est vrai. C'était mal et ça me suffit. Et tu penses que c'est une raison pour en finir, pas vrai ? Pour abandonner ?

Les yeux anthracite, intenses et pourtant vides, sondèrent son visage. La bouche de l'homme s'entrouvrit mais aucun mot n'en sortit.

- Mais moi, souffla Blaster plus vite, comme si elle était tout à coup pressée, j'ai ce qu'il te faut. J'ai des médicaments. Tu sais, ça te permettrait de tenir.

Elle décrocha le sac de son dos et en fit glisser la fermeture.

- C'est pas cher. Je peux te faire un prix. Prends, dit-elle en tendant une boîte, et survis. Barre-toi d'ici. C'est pas encore ton heure.

Les yeux anthracite n'avaient pas bougé. Une main tremblante se leva, vacilla mais se rebaissa.

- Tu essaies de m'entuber, souffla le malheureux.

Ce n'était pas une question. Blaster ne répondit donc pas.

Inutile de persévérer. Cette voix qu'elle avait entendue avait provoqué une boule fantôme dans sa gorge, répétée au creux de son estomac en écho parfait et simultané. Ces douleurs ne disparaissaient pas avec le temps, non, mais s'amenuisaient jusqu'à n'être plus que des empreintes rapidement mises de côté. Gloire à l'habitude, meurtrière de circonstance. Le type avait renoncé. Il avait tout perdu. Jusqu'à l'envie d'y croire ou l'envie d'essayer. La jeune fille détourna les yeux et se leva.

Un client de perdu, qui ne passerait pas la journée. Il s'agissait d'en dégoter d'autres.


Texte publié par Jamreo, 22 novembre 2016 à 12h03
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