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En arrivant à la lisière de la forêt, Kalina sentit une appréhension la saisir. Elle frissonna face aux arbres majestueux qui se dressaient devant elle, formant une muraille qui de loin pouvait paraître infranchissable.

Comme ses frères pressèrent le pas, elle les suivit sans un mot. À l’intérieur, il faisait sombre, les rayons du soleil semblaient avoir du mal à percer les couches successives de branches et de feuilles pour éclairer le sol. Celui-ci se révélait tantôt spongieux quand la mousse le tapissait, tantôt crissant quand ils écrasaient des morceaux de bois tombés trop tôt, les faisant craquer.

Le regard de la jeune femme erra sur la végétation : certains chênes qui se dressaient là étaient si massifs qu’elle n’aurait pu en faire le tour même avec ses deux bras réunis. Il lui paraissait éblouissant de vitalité, lui rappelant qu’ils avaient vu sa naissance et verraient aussi sa mort. Une bien sombre image pour des végétaux d’un vert profond. Toute l’étendue boisée était éclatante de santé grâce à la source pure qui y coulait disaient certains, et aux créatures magiques disaient d’autres.

Un cri suivit d’un juron, la ramena au temps présent. Son frère venait de se prendre les pieds dans une racine qui dépassait de la terre. Certaines étaient si immenses et s’élevaient si haut qu’on aurait pu les croire branches.

Tous trois progressaient en silence, comme s’ils avaient peur de troubler la quiétude de ce lieu majestueux. Le vent fit bruisser les feuilles, mais le son qui leur parvint n’était qu’un simple sifflement. Autour d’eux, la forêt était vivante et le leur prouvait par les chants des oiseaux ou le bruit des animaux détalant sur le passage.

Une odeur fraiche d’humus les prit à la gorge. Kalina ne la trouva pas désagréable. C’était le parfum de ce microcosme où l’homme n’était que visiteur.

Ils arrivèrent à une clairière, le soleil les y aveugla presque alors que ses rayons leur caressaient le visage avec chaleur. Au sol dans les hautes herbes poussaient des fleurs sauvages, apportant une palette de nuance rosée au lieu.

Yasan s’arrêta pour profiter du spectacle. N’y tenant plus, il cueillit quelques végétaux, avant de les passer dans les cheveux de sa sœur. Les pétales incarnadins ne faisaient que mettre en valeur son teint de pêche. Souriant face à l’attention, elle fit un tour sur elle-même, sa longue robe pâle formant une corolle autour de son corps mince. Des feuilles s’échappèrent de sa coiffure, portés par le vent.

– Cessez de perdre du temps, les rappela à l’ordre leur aîné Lasota.

Après un échange de regards, ils en conclurent qu’il avait raison et le suivirent en silence. C’était lui qui avait eu cette idée. Il avait su se montrer convaincant comme à son habitude. Ses cadets avaient accepté de l’accompagner dans ce qui paraissait être de la folie. Kalina devait avouer qu’elle ressentait toujours une certaine appréhension. Son frère avait réussi à la calmer en lui parlant de son mariage futur avec Mivan. Elle en rêvait depuis un moment déjà. Pas qu’elle soit amoureuse de lui, mais cela lui permettrait d’obtenir un statut et d’être enfin reconnu. En plus, la jeune femme caressait le secret espoir de pouvoir rapidement donner la vie.

Aussi futile que cela puisse paraître, elle le désirait de toute son âme. Son cœur se serrait en voyant les autres pouvoir être mère. Elle se raccrochait à l’idée qu’elle serait la prochaine, seulement le temps passait et son mariage n’avait toujours pas été célébré, faute d’argent.

Le son d’une rivière à proximité la ramena à l’instant présent. Le doux clapotement l’apaisait. Ils seraient bientôt près de la source. Plus ils avançaient plus, le bruit se faisait plus fort, devenant presque un appel envoûtant pour leurs oreilles.

Brusquement, ils furent devant, un liquide transparent et pur jaillissait des profondeurs de la terre, continuant son périple à l’air libre, entre de massifs rochers. Face à ce spectacle, Kalina ne put résister et s’approcha, passant la main dans l’onde fraiche. Elle porta à sa bouche le fruit de sa récolte et poussa une exclamation de surprise.

– On dirait presque qu’elle est sucrée !

Son aîné s’avança à son tour.

– Qu’est-ce que tu nous chantes ?

Récupérant sa gourde, il la remplit, avant de la porter à sa bouche. Ses sourcils se froncèrent alors que dans ses yeux clairs, l’incrédulité était visible.

– Incroyable.

– Je te l’avais dit, déclara sa cadette, le sourire aux lèvres.

Yasan les rejoignit avec plus de difficulté, manquant de glisser sur l’une des pierres mouillées. En se rattrapant, il envoya l’épée accrochée à sa taille, frapper contre l’un des rochers, provoquant un bruit métallique des plus horribles. Face à ce son, des oiseaux s’envolèrent inquiets.

– Ce n’est pas vrai ! Tu ne peux pas faire attention ! râla Lasota.

– Désolé, s’excusa le plus jeune en rentrant sa tête dans ses épaules.

Leur sœur les rappela à l’ordre.

– Je vais rester là. Elles viendront sûrement pour boire. Vous, reculez ! Si elles perçoivent votre présence, elles ne s’approcheront pas.

Tous deux acquiescèrent, avant d’aller s’installer derrière l’un des arbres colossaux. De l’endroit où ils se tenaient, ils pouvaient voir toute la scène. Leur attention se porta bien évidemment sur leur sœur. Celle-ci s’assit sur l’un des rochers.

Une fois dans une position adéquate, elle prit une inspiration puis se mit à chanter. Au départ, sa voix se fit tremblotante, signe de son anxiété. Prenant sur elle, Kalina se rétablit. Le doux son se réverbéra dans toute la forêt, amplifiant la mélodie. La délicatesse et la tristesse perceptible dans ce chant auraient touché même la plus sauvage des bêtes. Repensant à son désir de mariage, elle y mit toute la peine qu’elle ressentait en cet instant, à la simple idée de rester vieille fille toute sa vie.

Semblant surgir de nulle part, deux silhouettes s’approchèrent, nimbées d’un brouillard vaporeux qui paraissait disparaître au fil de leur pas. Malgré leur réticence, l’une d’entre elles se détacha, allant voir la jeune femme, humant son parfum. L’autre se mit à gratter le sol avec nervosité comme si elle hésitait sur le comportement à adopter. Sans doute se méfiait-elle d’elle…

Kalina manqua de rester sans voix devant la beauté des créatures. Leur pelage était d’une blancheur exceptionnelle paraissant attraper chaque touche de lumière pour en éclairer le paysage les entourant. Leur corps se mouvait avec grâce, loin de la lourdeur des chevaux.

Sur leur front, une corne dorée se dessinait, qui semblait se dresser dans le ciel pour attirer à elle, les faveurs de l’astre solaire, et les redistribuer aux pauvres mortels. Les licornes étaient fidèles aux descriptions que l’on faisait d’elles : des êtres de lumières pures par excellence.

Pouvoir les voir était un privilège. Combien d’humains l’avaient eu ?

Voir une licorne était rare, alors que dire de deux ?

Kalina passa la main dans sa poche et en tira un biscuit qu’elle tendit. L’équidé la fixa de ses yeux clairs : si pâle, et emplis de douceurs. La créature s’approcha alors que la jeune femme continuait son chant.

Elle prit délicatement le présent qu’on lui offrait pour le manger. Avec un sourire, la cantatrice lui flatta l’encolure. Son pelage était si doux, qu’il lui donna envie de s’allonger contre.

Elle alla rechercher un autre biscuit, et le lui tendit. Sa main droite, disparue derrière son dos, paraissant chercher quelque chose. Alors que la licorne penchait la tête pour goûter le second cadeau, le bras de la jeune femme se déploya. Avant que l’animal ne puisse faire le moindre mouvement, Kalina le frappa à la jonction du cou et du crâne. Elle savait que cette partie du corps était moins protégée que les autres.

La créature poussa un hennissement de surprise pendant que l’attaquante extirpée violemment son couteau de la tête de la licorne. Du sang écarlate se déversa de la plaie, souillant la robe immaculée de l’animal. Il goutta au sol, se mélangeant à l’eau claire de la source.

Kalina recula, et fut rejointe par ses deux frères, qui tirèrent leurs épées. Elle se plaça derrière eux, en position défensive. Sa main tremblait. Sa propre violence lui faisait horreur et elle se sentait choquée de ce qu’elle venait de faire. Seulement, il lui était impossible de reculer. Lorsque son arme avait frappé, c’était avant tout à son avenir qu’elle avait pensé. Elle l’avait fait pour son mariage futur.

La deuxième créature s’était avancée, alors que sa consœur s’était écroulée à terre. Pour maintenir les humains à distance, elle faisait claquer ses sabots sur sol, et frappait le vide de sa corne. S’approchant un peu plus, elle poussa l’autre comme pour l’aider à se relever, mais celle-ci ne bougeait plus. Trop faible, pour faire le moindre mouvement, elle se mourrait.

Une larme coula sur le pelage de la licorne et vint s’écraser dans l’eau. Impuissante, la survivante choisit de s’enfuir. D’un bond, elle traversa la rivière. En la voyant faire, Lasota s’empara de son arc. Seulement, à peine avait-il encoché sa flèche qu’il n’y avait déjà plus de trace d’elle. Kalina posa la main sur le bras de son frère.

– C’est fini ! Mais cela n’a pas d’importance. Nous en avons une, laissons l’autre partir.

Il acquiesça.

– Tu étais parfaite ! Tu as su les charmer comme personne ! Ce plan ne connaissait aucune faille.

– Quelle chance qu’un voyageur nous ait indiqué cet endroit, renchérit Yasan.

Son aîné secoua la tête.

– Quelle chance que j’aie pu imaginer un tel plan !

Son cadet le reprit.

– Quelle chance d’avoir une sœur aussi droite et courageuse. Sans elle…

– Qui a conçu ce plan ? le coupa Lasota.

Kalina ricana.

– Tu ne les aurais sûrement pas attirées, vu le temps que tu passes au bordel.

Comme relatées dans les légendes, les licornes avaient tendance à aller vers les jeunes filles vierges, belles et douces, dont le chant les apaisait. Des critères que Kalina réunissait. L’espace d’un instant, elle se demanda pourquoi celles-ci n’avaient pas senti ce qu’elle s’apprêtait à faire… Si cela avait été le cas, tout aurait sûrement été beaucoup plus simples. Personne n’aurait eu à souffrir. Elle se concentra sur son mariage avec Mivan. C’était la chose à faire pour ne pas penser à ses terribles actions.

Prenant sur elle, la jeune femme s’approcha de l’animal au sol. Celui-ci avait les yeux grands ouverts et la fixait. Déjà, son cœur ne battait presque plus. Elle n’en aurait plus pour longtemps.

– Je suis désolée, mais nous avons besoin du pouvoir de ta corne. À présent, repose en paix.

Gardant la main sur le pelage, maintenant terne, elle patienta jusqu’à ce qu’elle rende son dernier souffle. Une foi cela fait, Kalina fit signe à ses frères d’approcher.

En s’y mettant tous ensemble, ils scièrent la corne de la créature. A peine se détacha-t-elle du corps que celui-ci disparut en fines particules de lumières. Devant ce spectacle, la jeune femme ne put retenir ses larmes. Son cadet passa la main autour de ses épaules comme pour la réconforter.

– C’est si beau, murmura-t-elle.

Sans qu’elle ne sache pourquoi elle sentit une perle d’eau couler le long de sa joue.

Ne prenant pas en compte son état, Lasota les pressa.

– Ça ne sert à rien de traîner ici, rentrons !

Contemplant avec un sourire satisfait le bien qu’il avait dans la main, il se mit à penser à voix haute.

– Je me demande combien les gens seraient prêts à payer pour avoir cette corne ?

À ses mots, sa sœur reprit ses esprits et l’arracha des doigts de son frère.

– Qu’est-ce qui te prend ? gronda-t-il.

Elle soutint son regard.

– Je te connais, tu vas te vanter de l’avoir et te la faire voler par le premier venu. C’est un objet rare et précieux, capable de miracle, tous doivent ignorer que nous l’avons.

– Elle nous portera chance, déclara sûr de lui le plus jeune.

Sa sœur secoua la tête.

– On ne peut pas compter que sur son pouvoir. On doit faire de notre mieux pour la protéger. Donc personne ne doit savoir que nous l’avons. J’entends par là que vous ne devez pas être trop bavards. Y compris quand vous avez bu ou que vous êtes en compagnie de femmes. C’est clair ?

Yasan hocha la tête, rougissant. Son aîné soutint son regard, mais elle ne broncha pas. Finalement, il passa une main derrière sa nuque d’un air gêné.

– D’accord, tu as gagné. Garde-là donc !

Elle rangea la corne dans son sac.

– D’après mes lectures, elle permet de guérir les maladies, le poison ou refermer les plaies. Pour cela, il suffit d’en râper un peu et de le mettre sur la blessure ou de l’avaler.

– Tu as beaucoup de connaissances, approuva son cadet.

Elle haussa les épaules d’un air énervé.

– Forcément puisque je ne suis pas mariée, j’ai du temps à perdre en activité vaine comme la lecture.

– Ce n’est pas vain, reprit Yasan.

Du regard, elle désigna son aîné pour montrer que lui le pensait. Son petit frère soupira, mais n’osa rien ajouter. Il passa juste la main dans son dos, soutien silencieux alors qu’ils s’en retournaient vers le village.

***

Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis le moment où le trio avait récupéré la corne. Installée à table, la jeune femme la grattait pour en extraire de minuscules morceaux, qui finissaient dans les petites fioles devant elle. Dès qu’elle avait terminé avec l’une, Kalina mettait l’entonnoir dans l’autre. Le but était qu’une fine couche de poudre recouvre le fond des contenants. Ensuite, ils n’auraient plus qu’à les remplir d’eau. Yasan, à son côté, la regardait faire sans un mot.

Une fois sa tâche accomplie, elle arrêta. Son cadet termina en versant le liquide, bouchant les flacons et les secoua.

– Où est Lasota ? l’interrogea sa sœur.

– Je ne sais pas… Il devait aller chercher du pain frais.

– S’il n’est pas de retour bientôt, je viendrai avec toi pour faire les ventes.

Yasan fit la grimace, cette idée ne l’enchantait pas. Évidemment, puisqu’elle saurait combien ils gagnaient réellement et que son cadet n’aurait pas le loisir de dépenser de l’argent en alcool.

– Une dizaine de fioles de remède devrait suffire.

Il hocha la tête, peu désireux de la contrarier. De toute façon, il ne le faisait jamais. C’était encore pire avec Lasota.

La porte s’ouvrit un grand coup, faisant sursauter le plus jeune. Kalina darda ses prunelles sur lui.

– Où étais-tu ?

– Parti chercher du pain.

– Et tu reviens sans ?

– Il n’y en avait plus à vendre.

Avant que sa sœur ne réplique, il se concentra sur les fioles sur la table.

– Je vois que vous avez tout préparé. Range-le tout, Yasan et nous y allons.

Son cadet obtempéra.

Kalina se planta devant son frère et tendit la main.

– Quoi ?

– L’argent du pain !

Il repoussa ses doigts.

– Je n’ai aucun compte à te rendre.

Elle s’accrocha.

– C’est moi qui m’occupe de l’argent du foyer.

– Et alors ? Tu n’en as plu ?

– Si. Mais…

Il préféra lui tourner le dos et l’ignorer.

– Yasan, nous y allons !

Le jeune homme rejoignit son aîné, et salua sa sœur d’un petit geste de la main. Celle-ci revint à la charge.

– Ne vendez pas trop cher, mais ne bradait pas non plus les remèdes. Dites bien que ce sont les dernières qu’il vous reste !

Lasota voulut fermer la porte derrière lui, mais elle se trouvait dans l’embrasure. Kalina l’attrapa par sa chemise.

– Interdiction de dépenser en choses inutiles. Tu t’es permis beaucoup d’excès ces temps-ci. Vous allez nous faire remarquer !

– Oui, soupira-t-il d’un air ennuyé.

– Nous avons besoin de cet argent ! reprit-elle.

– Je sais. Mais tu n’as pas à te plaindre en ce moment, tu ne manques pas de nourriture, et tu as un toit sur la tête.

Kalina serra le poing.

– Ce n’est pas le problème ! Tu fais n’importe quoi ! Tu disparais plusieurs jours sans donner de nouvelles avec la majorité de l’argent. Ça ne peut plus durer ! Je ne le supporte plus. En plus, tu entraînes Yasan avec toi !

Son aîné ricana.

– Yasan, je t’entraîne ?

Son frère détourna le regard, sans répondre.

– Bien sûr que tu l’entraînes ! Je ne veux pas qu’il passe son temps à la taverne ou avec des filles de mauvaise vie comme toi ! Tu crois que ça lui apportera quoi ?

Lasota attrapa son cadet par le bras et le plaça face à Kalina.

– Tu n’étais pas d’accord ? Tu es malheureux d’aller boire à la taverne avec moi ?

À nouveau, Yasan baissa la tête, mais n’ajouta rien.

– Laisse-le donc tranquille ! Il ne répondra pas face à toi !

La jeune femme serra tendrement la main de son cadet comme pour lui donner du courage.

– En tout cas, je te préviens, Lasota, si jamais tu ne reviens pas ce soir, tu auras une mauvaise surprise à ton retour, le menaça-t-elle.

Son aîné se contenta de rire.

– Que feras-tu ? Tu me fermeras la porte au nez ? Ne suis-je pas ton grand frère adoré ?

– Tu parles, tu te moques bien de moi !

– Cesse donc de faire la tête, tu vas te rider avant l’heure. Qui voudrait épouser une femme vieille avant l’heure ?

La réplique la déstabilisa, et elle ne sut pas quoi répliquer. Lasota en profita pour filer.

Son cadet déposa un baiser sur son front.

– Je reviens au plus vite, murmura-t-il.

– Avec l’argent, souffla-t-elle, mais personne ne lui répondit.

Le cœur lourd, Kalina referma la porte. Des larmes lui piquèrent les yeux et elle fit tout pour les retenir. Elle avait tant cru que cette corne lui apporterait le salut, en définitive, rien n’avait changé. C’était Lasota qui empochait le gros de l’argent, et entraîner son cadet au bordel ou s’enivrer à la taverne, alors qu’elle restait là, à tenter d’entretenir comme elle le pouvait cette maison où elle avait de moins en moins l’impression d’y avoir sa place. Plus le temps passait, plus elle voyait ses chances de mariage disparaître.

Rangeant la corne dans sa poche, la jeune femme sortit jusqu’au puits pour en tirer l’eau nécessaire à la préparation du repas. Alors qu’elle actionnait avec difficulté le mécanisme, son regard crut capter une silhouette blanche dans le lointain. Kalina tourna vivement la tête, mais il n’y avait rien autour d’elle. D’ailleurs, le silence régnait. Ses yeux scrutèrent le paysage à la recherche de la moindre trace de pelage clair, sans rien trouver. Cela venait sûrement d’elle. Comme si sa mauvaise conscience voulait la travailler.

Son seau à la main, elle retourna dans l’habitation, plus troublée qu’elle ne l’aurait cru. Il lui fallait absolument se concentrer sur le repas et sa préparation pour oublier le reste. Attrapant les légumes, la jeune fille se mit à les découper. Quand ses yeux la piquèrent et que les larmes coulèrent, elle tenta de se convaincre que la cause, en était l’oignon.

En vérité, elle s’interrogeait sur ses actes : avait-elle bien fait d’accompagner Lasota dans cette chasse folle ? Que cherchait-elle à prouver ? Que pour une fois, elle pouvait être utile ? Qu’elle pouvait être plus que la pauvre fille condamnée à s’occuper de ses frères, sans pouvoir jamais se marier ?

Étrangement, elle avait cru que sa vie pourrait changer. Réellement changé… Ça n’était manifestement pas le cas…

Son unique envie était de claquer la porte et partir pour ne plus jamais revenir. Seulement, le seul foyer qu’elle n’avait jamais connu était là. Les larmes se mirent à dévaler la courbe de ses joues les unes après les autres, s’enchaînant à une vitesse folle. Elle tenta de les sécher pour se donner bonne conscience, avant de finir par les laisser couler.

Kalina ne désirait pourtant pas grand-chose : juste se marier.

***

Ayant terminé leur vente, Yasan se préparait à rentrer. Il rangea l’argent dans une bourse de cuir qu’il referma. Son aîné s’en empara ne lui laissant pas le temps de dire quoi que ce soit. Sans un mot, il prit quelques pièces et les confia à son frère.

– Qu’est-ce que…

– Donne ça, à Kalina.

– Pardon ? Tu ne viens pas ?

Lasota eut un petit sourire en coin.

– Disons que j’ai rendez-vous.

– Rendez-vous avec qui ?

– Tu le sais bien.

Il tira de son sac, un joli châle coloré.

– C’est quoi, ça ?

– Une petite surprise pour Milusa. Elle va adorer, j’en suis sûr.

Son cadet lui jeta un regard dédaigneux.

– Avec quel argent, est-ce que tu as pu…

Brusquement, un éclair de lucidité le traversa.

– L’argent du pain, n’est-ce pas ? C’est pour ça que tu ne pouvais pas lui rendre.

Lasota haussa les épaules.

– Elle survivra bien, sans.

Alors que son aîné allait se mettre en route, Yasan le retint.

– Rentre avec moi, ce soir !

Son interlocuteur se dégagea.

– Je viens de te dire que j’ai rendez-vous !

– Reviens pour Kalina. Elle t’attend. Elle a besoin qu’on lui montre notre soutien aussi. C’était rigolo les premiers jours de pouvoir être libre, mais elle, elle ne fait que nous attendre à la maison et travailler.

Lasota soupira.

– Si tu ne veux pas la voir, tu n’as qu’à venir avec moi. Je suis sûr qu’il y a beaucoup de filles qui voudraient faire ta connaissance.

– Un peu de sérieux. Tu crois qu’elle dirait quoi en nous voyant réapparaître que demain matin ?

– Toi, sûrement rien, tu es son petit frère chéri. Elle m’accuserait sûrement de tenter de te corrompre. Je n’ai pourtant pas le souvenir que tu te sois fait prier pour me suivre. Malgré cela, tu joues les petits anges devant ta sœur, qui m’accuse de tous les maux de la planète.

Yasan serra les dents.

– Elle a beaucoup souffert…

– Comme nous tous…

– Elle est enfermée à la maison et ne profite de rien.

Lasota soupira. Il sortit quelques pièces supplémentaires, et lui tendit.

– Achète-lui donc un ruban ou n’importe quoi qui puisse la faire sourire pour la soirée. Je serai là demain matin.

– Je ne suis pas sûr que…

– Son petit frère qui lui fait une surprise. Elle sera sûrement aux anges.

Lasota ne lui laissa pas le temps de répondre et tourna les talons. Abandonné sur la place du marché, Yasan soupira et entreprit de prendre le chemin le menant jusque chez lui. Il s’arrêta tout de même pour acheter un ruban rose. Cela lui rappela cet instant dans la clairière où sa sœur lui avait souri. Il avait l’impression qu’à ce moment-là, Kalina était réellement heureuse. Ce n’était plus le cas depuis. Il la trouvait éteinte.

Une fois, la nuit, il l’avait même entendu pleurer. Ne sachant pas pourquoi elle était dans cet état, il avait hésité à aller la voir, pour lui parler. Finalement, il n’avait pas bougé, pour ne pas l’embarrasser. La vérité était qu’il ne savait pas quoi faire. Alors Yasan avait préféré ne rien faire. Le lendemain, sa sœur n’avait rien dit, il en avait déduit qu’elle allait mieux.

***

En entendant la porte s’ouvrir, Kalina sourit. Ses frères revenaient toujours à la même heure, ils étaient réglés comme des horloges. Sans doute était-ce dû au fait qu’ils attendaient le dernier moment pour quitter la ville : celui où elle fermait ses portes pour se protéger des dangers de la nuit. D’ailleurs, elle devait admettre qu’elle aurait préféré que ceux-ci reviennent avant. La jeune femme craignait toujours de les voir rencontrer des bandits.

Kalina se retourna pour faire face à son cadet. Au vu de sa mine penaude, il n’eut aucun besoin de parler pour qu’elle comprenne la vérité. La rage la prit et elle fendit sur lui.

– Où est-il ? hurla-t-elle.

– Je l’ignore, déclara Yasan en levant les mains devant lui, pour se protéger.

– Menteur !

Il posa son sac, et reprit comme si de rien n’était.

– J’ai une surprise pour toi.

L’espace d’un instant, elle se figea pleine d’espoir. Peut-être avaient-ils tout réglé pour qu’enfin son mariage puisse être célébré ? La jeune femme avait tant attendu ce jour. Elle retint son souffle.

La tristesse la paralysa en découvrant les rubans. Les larmes dégoulinèrent sur son visage, sans qu’elle ne réagisse. Ils avaient donc si peu d’amour pour elle, qu’ils s’amusaient à la torturer ainsi.

Yasan la contempla sans comprendre.

– Ça ne te fait pas plaisir ? murmura-t-il, comme s’il voulait prendre garde à ne pas réveiller à nouveau sa colère.

– Tu me hais à ce point-là ?

– Non. Bien sûr que non. Enfin, Kalina…

– Ça t’amuse de te moquer de moi ? Tu m’offres de quoi à me faire belle, mais qui en a quelque chose à faire que je sois belle ! Je n’ai pas de mari ! Personne à qui plaire.

Regrettant d’avoir écouté son frère, Yasan se confondit en excuses. Il recula comme s’il cherchait une issue de secours.

– Donne-moi donc l’argent que vous avez gagné !

Il hésita, mais face à l’air décidé de sa sœur, il céda. Sa main fouilla dans le sac, et il déposa un peu d’argent sur la table. Kalina balaya du revers de la main le faible butin. Celles-ci se dispersèrent dans toute la pièce, sous le regard surpris de son frère.

– Pourquoi as-tu fait ça ?

– Et vous ? Pourquoi avez-vous fait ça ? Vous vous moquez bien de moi et de mes envies ! Le strict minimum pour vivre et Kalina se débrouillera pour nous trouver à manger. Elle s’occupera de tout, pour qu’après avoir joué les grands seigneurs à la taverne ou au bordel, on se couche dans des draps propres !

– Ce n’est pas vraiment…

– Si, ça l’est. Tu le sais très bien. Tu penses à moi quand tu t’enivres ou que tu es en charmante compagnie ? Non, tu t’en fiches bien.

– Je suis là, maintenant.

Il lui sourit d’un air engageant.

– Pour quoi faire ? Te moquer ? M’humilier ?

Yasan se rapprocha pour la prendre dans ses bras, afin de la calmer, mais elle l’esquiva.

– Menteur ! Tu ne sais même pas ce que je veux. La chose qui me ferait le plus plaisir.

– Je…

Son frère s’interrompit, avec un sourire gêné.

Évidemment, elle avait raison. Les larmes la reprirent plus forte.

– Je veux me marier ! Je veux pouvoir être mère ! Mais vous vous fichez bien de payer la taxe, pour que je puisse le faire ! Vous vous fichez bien qu’on se moque de moi, dans tout le village. Vous m’offrez de vulgaires accessoires comme si j’étais la dernière des traînées. Au fond, je ferai peut-être bien d’y aller, au bordel !

– Mais les portes de la ville sont fermées, à cette heure-ci. Lasota reviendra demain.

Elle secoua la tête.

– Pas pour chercher ce traître, pour y travailler !

– Mais enfin Kalina, ce n’est pas…

– Pourquoi ? Ça te gênerait que ta sœur travaille avec les femmes que tu fréquentes ? Peut-être que là, j’aurais enfin ce que je veux. Après tout, avec tous les hommes qui passent, il me serait facile de tomber enceinte.

Du regard, elle l’affronta.

– Ce n’est pas la solution, murmura-t-il.

– Quelle autre solution, tu as ? Propose, je n’attends que ça !

Devant son absence de réponse, elle se laissa tomber sur le banc. La tête entre ses bras, elle pleura à chaudes larmes. Son frère s’approcha pour poser délicatement la main sur son épaule.

– Ne me touche pas, sale menteur ! Je ne me marierai jamais, et tout ça par votre faute. Mais comme ça, vous êtes contents. Kalina sera là, pour préparer vos repas ou mettre des draps propres sur vos lits.

Yasan prit une grande inspiration.

– Je croyais que Mivan avait accepté de t’épouser ?

– Oui, c’était le cas. Et c’était aussi, le seul. Mais maintenant, il va en épouser une autre !

Son frère se voulut rassurant.

– Tu es une très jolie femme et je pense…

– Mais on s’en fiche de ce que tu penses ! Comme si ça entrait en ligne de compte. Il m’avait laissé jusqu’à la fin de la semaine pour trouver une solution…

– Cette semaine ?

– Non, la semaine dans trois mois ! Évidemment, cette semaine !

Yasan tordit ses mains dans tous les sens, signe qu’il était mal à l’aise.

– Tu es si jolie que…

– Que quoi ? Il va régler ma taxe en plus de la sienne ? C’était le seul qui voulait bien. Il a accepté d’attendre plus que n’importe qui. À cause de vous, c’est fini. Je devais épouser un vieillard ou rester vieille fille, toute ma vie ! Mais ce n’est pas votre problème : continuez dans vos excès ! Amusez-vous !

Entre deux sanglots, elle reprit.

– J’ai tué la licorne pour une vie meilleure, mais rien n’a changé pour moi. Vous avez brisé mes rêves. Si jamais je ne peux pas me marier à cause de vous…

Yasan la fixa. En prenant conscience qu’elle allait si mal, il se décida à agir.

– Ne t’en fais pas, je vais aller parler à Mivan, et régler le problème.

Elle lui jeta un regard triste. Il comprit qu’elle n’attendait déjà plus rien de cet entretien. Malgré tout, son frère quitta la maison d’un air décidé.

Kalina resta assise sur le banc, à fixer les rubans. Si elle s’était écoutée, la jeune femme se serait levée pour les jeter dans le feu. Comment avait-il pu penser que ce cadeau lui conviendrait ? Elle ne rêvait que de pouvoir être mère, et ne plus être un objet de pitié aux yeux des autres.

Dès qu’elle allait au marché, elle sentait tous les regards sur sa personne. Elle entendait tout ce que les épouses murmuraient tristement. L’histoire d’une pauvre fille qui ne pourrait jamais se marier à cause de ses bons à rien de frères. Les femmes la plaignaient, sachant que plus elle avançait en âge, moins elle serait courtisée. Dès qu’elle ne pourrait plus avoir d’enfants, aucun homme ne voudrait plus d’elle.

Bien sûr, personne ne comprenait sa douleur, et combien son cœur se serrait lorsqu’elle se retrouvait proche de bébé. Elle aussi avait envie de connaître ce bonheur. La jeune femme avait tant d’amour à leur donner.

Sûr que bientôt Milusa, la maîtresse de Lasota aurait assez pour se racheter une vertu et se marier. Si jamais elle le faisait avant elle, Kalina en mourrait de honte. Peut-être son frère la ferait-il encore plus souffrir en versant la taxe pour l’épouser. Cette idée suffit à raviver ses larmes.

À l’extérieur, le tonnerre gronda, comme un écho à sa peine. Elle n’avait plus aucune envie d’être là. Kalina voulait sortir et s’élancer sans savoir où aller. Peut-être une bête sauvage la dévorerait-elle ? Au moins, elle serait enfin utile.

Le bruit de la porte qui s’ouvre la tira de ses pensées. Yasan se dessina dans l’embrasure. Il était trempé et paraissait avoir couru. Quand leurs regards se croisèrent et qu’elle aperçut son visage blême, elle comprit qu’il était trop tard.

– Je suis désolée. Il a déjà donné son accord pour épouser la fille d’un village voisin, mais ce que n’est pas grave. On va trouver une solution.

À ses mots, la colère la reprit.

– Une solution ! Une solution ! C’est tout ce que tu trouves à dire !

Il voulut la prendre dans ses bras pour la calmer, sûr qu’en cet instant difficile, elle avait besoin d’amour, mais sa sœur le frappa. Donnant des coups de poings sur son torse, Kalina ne s’interrompit que lorsqu’il la lâcha.

– Menteur ! Menteur ! Je vous déteste tous les deux !

– Kalina, du calme, on va trouver une solution !

Yasan s’en voulut pour son mauvais comportement. Si seulement, il lui avait demandé plus tôt ce qui n’allait pas, il ne serait pas dans cette situation difficile. Il avait négligé sa sœur et il le regrettait. En se laissant entraîner par son aîné, il n’avait pas prêté attention à la jeune femme et à ses désirs.

Un moyen de régler le problème devait sûrement exister. Il fallait juste qu’il le trouve.

Échappant aux bras qui tentaient de l’enlacer, Kalina ouvrit la porte de l’habitation.

– Kalina, il pleut à verse !

– Je m’en fiche ! Je veux seulement mourir pour ne plus vous voir !

– Rentre, je suis sûr que tout va s’arranger.

– Je vous déteste ! Je ne reviendrais plus jamais ! À partir d’aujourd’hui, vous n’êtes plus mes frères.

– Kalina !

Mais elle courait déjà en perdre haleine. Peu lui importait la pluie qui trempait ses vêtements, les collant à sa peau. Où les gouttelettes qui s’accrochaient à ses cheveux pour lui dégoulinaient dans les yeux. Lorsque cela arrivait, elle ne faisait que les chasser du revers de la main.

Il faisait sombre et de temps à autre un éclair zébrait le ciel, lui apportant un semblant de lumière. C’était son instinct, et avant tout lui, qui la guidait dans sa course folle. Ses jambes l’entraînaient vers la forêt et elle y entra sans se poser de questions.

Une fois à l’intérieur, elle frissonna. Il faisait beaucoup plus frais sous les arbres. Ralentissant l’allure, pour éviter de tomber, Kalina poursuivit tout de même son chemin. À présent, elle savait où elle devait aller.

Des larmes coulèrent à nouveau de ses yeux. Elle se sentait tellement mal. Pourrait-elle dire combien elle regrettait ses mauvaises actions ? Y aurait-il quelqu’un pour entendre sa confession ?

Ses pas finirent par l’amener jusqu’à la source. La jeune femme se laissa tomber à genoux sur les rochers. Peu lui importait les éclairs au-dessus d’elle, ou ses vêtements humides. Tout ce qu’elle voulait, c’était pouvoir s’excuser pour le mal qu’elle avait fait.

Kalina sortit la corne de sa poche et la posa devant elle, laissant aller ses larmes.

– Pardon, murmura-t-elle. Je suis tellement désolée. Je n’aurais jamais dû faire ça ! Si je pouvais donner quoi que ce soit pour revenir en arrière, je le ferais…

Seul le silence lui répondit. Pourtant, elle ne bougea toujours pas. À quoi bon ? Elle ne méritait rien, après le mal qu’elle avait fait.

– Kalina…

Une voix murmurant son prénom, lui fit lever la tête.

L’espace d’un instant, elle crut rêver. Devant elle se tenait la licorne. Pas celle qu’elle avait tuée, mais sa compagne. La jeune femme cligna des yeux, comme pour se persuader que ce n’était pas un songe, juste la réalité.

– Sais-tu que ma compagne voulait t’offrir un présent ce jour-là ? Une larme qui aurait exaucé l’un de tes souhaits.

Les pleurs de Kalina reprirent de plus belle. C’était encore pire qu’elle l’avait imaginé. Comment avait-elle pu tuer quelqu’un qui lui voulait du bien ? Une créature de lumière incarnée…

Prenant la corne, elle la tendit à la licorne.

– Je vous la rends. Prenez-la et je partirais. Je ne mérite rien de beau.

Sans toucher ce qu’elle tenait, l’être surnaturel s’approcha. Une larme colla de son œil pour atterrir sur sa paume. Elle la fixa.

– Pourquoi ? Je ne la mérite pas !

– Tu regrettes sincèrement ce que tu as fait. Il est normal que je te pardonne.

Kalina contempla le présent dans sa main. Avec lui, elle pouvait commencer une nouvelle vie. Il lui serait permis de se marier. Seulement, la jeune femme hésita.

– Fais donc ton souhait.

– Je souhaite que votre amie puisse revenir à la vie !

Rien ne se passa.

– Malheureusement, les morts ne peuvent pas revenir à la vie. Ma compagne ne reviendra jamais. Fais donc un souhait pour toi. C’est ce qu’elle aurait voulu.

La jeune femme secoua la tête.

– Je dois me racheter auprès de vous. Je ne mérite rien de beau.

Elle sentit la licorne poser ses naseaux sur son front.

– Qu’aimerais-tu, Kalina ?

– Rien.

– Nous voulons toujours quelque chose.

– Je voudrais votre pardon pour le mal que j’ai fait.

– Alors je te l’accorderais.

Elle secoua la tête.

– Non, c’est trop facile ! Il faudrait que je sois vraiment puni pour tout le mal que j’ai fait !

– Depuis combien de temps, te tortures-tu l’esprit ? C’est toi-même qui te punis.

Elle ne trouva pas cela cher payé pour avoir ôté la vie à un être de lumière pure.

– Quelle vie voudrais-tu ?

La jeune femme hésita. Ses petits problèmes lui paraissaient bien ridicules, face à la mort de la licorne.

– Je voulais me marier et avoir des enfants. C’est mon plus grand désir. Je le voulais tellement que j’aie accepté les plans de Lasota. Il faut payer une taxe pour pouvoir se marier. Mes frères n’avaient pas les fonds nécessaires pour. J’ai cru qu’on pourrait gagner de l’argent avec cette corne. Mais la vérité, c’est qu’ils m’ont menti ! Ils n’ont rien fait pour moi. Ils se sont contentés de garder les pièces pour eux. À présent, je ne peux même plus épouser l’homme qui m’était promis.

– Avec ton souhait, tu pourrais être sa femme.

Elle secoua la tête.

– À quoi bon ? Cela rendrait malheureuse une autre femme. Elle le mérite plus que moi.

Le silence se fit. Le cœur Kalina battait à tout rompre. Elle avait l’impression que tout se jouait en cet instant.

– Veux-tu venir avec moi, Kalina ? Tu devras renoncer à ton humanité, mais peut-être trouveras-tu la paix ?

Elle hésita puis hocha la tête. Qu’avait-elle à perdre ?

– Prends la corne, et mets-là sur ton front !

Sans attendre, elle fit ce qu’on lui demandait. Une étrange sensation la prit et lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle se tenait sur quatre pattes. Ses mains étaient devenues des sabots. Malgré tout, aucune peur n’habitait son cœur. Elle se sentait sereine.

– Je m’appelle Bogin ! Suis-moi, je vais t’apprendre à te déplacer comme nous. Une fois que tu sauras le faire, tu seras libre d’aller à ta guise.

Elle jeta un regard à son compagnon. Kalina se était différente, mais jamais elle n’avait été aussi vivante qu’en cet instant. Sans un mot, elle le suivit, abandonnant ce monde.

***

Le lendemain, lorsqu’il rentra, Lasota poussa doucement la porte. Il s’attendait à entendre sa sœur râler. Une confrontation qu’il aurait esquivée comme il en avait l’habitude. Après tout Kalina criait fort, mais ne mordait pas. Au cas où ça ne suffirait pas, le jeune homme promettrait de lui offrir ce qui lui faisait envie. Un châle semblable à celui qu’il avait acheté à Milusa, pourrait être une idée. Celle-ci avait aimé le présent et s’était montrée plus attentionnée que jamais.

En levant les yeux vers la table, il y trouva son cadet qui se redressa précipitamment en l’entendant. Le banc racla sur le sol.

– Ce n’est que toi, déclara-t-il, avant de se laisser tomber sur son siège.

– Quel accueil ! ricana Lasota.

Son frère le foudroya du regard. Il était clairement de mauvaise humeur. Faisait-il la tête parce qu’il l’avait abandonné la veille ? Décidément, c’est la soupe à la grimace à tous les repas, dans cette famille.

Il l’ignora volontairement et récupéra un bol. La soupe était froide dans le chaudron posé sur la table. À croire qu’il devait vraiment faire tout le travail !

Sa sœur n’était pas là. Sûrement, boudait-elle.

Lasota se saisit du contenant et le souleva pour le suspendre à la crémaillère pendante dans la cheminée.

Son cadet ne lui décrochait toujours pas un mot, ce qui s’avérait pesant.

– Tu en fais une tête ! Ta sœur t’a mené la vie dure ?!

La réponse mit du temps à venir.

– Elle est partie, Lasota, murmura-t-il.

Il fixa tristement la table devant lui, grattant les nœuds dans le bois du bout de son ongle.

– Comment ça, partie ? Partie où ?

Yasan se contenta de hausser les épaules.

– Qu’est-ce qui s’est passé ? Je ne peux pas vous laisser cinq minutes sans que vous fassiez n’importe quoi !

Son cadet se leva d’un bond.

– Si tu avais été là, pour elle, Kalina ne serait jamais partie !

– Ha, donc c’est ma faute ?

– Oui !

Yasan baissa la voix.

– Et de la mienne aussi…

– Elle fait la tête juste parce que je ne suis pas rentré hier ?

– Non à cause de l’argent.

– Très bien, je lui en garderais un peu pour qu’elle puisse se faire plaisir.

Son frère soupira.

– C’est trop tard.

– Elle reviendra bien quand elle en aura assez de bouder.

– Tu ne comprends pas, Mivan ne veut plus l’épouser. Il a choisi une autre femme.

Lasota chassa le problème d’un revers de la main.

– Elle en trouvera un autre… Ce n’est pas si grave.

Énervé par la remarque, Yasan se leva sans un mot. Alors qu’il ouvrait le battant, son aîné l’interpella.

– Où vas-tu ?

– Je pars à sa recherche ! Quelle question ! Il faut que je lui parle. Que je m’excuse et qu’on l’aide. Elle en a besoin.

Lasota soupira.

– Elle finira par revenir !

Yasan passa la porte sans daigner répondre.

– Préparons d’autres remèdes pour aller les vendre. Je lui donnerai de l’argent.

Son cadet poursuivit son chemin en silence. Que dirait donc Lasota lorsqu’il comprendrait que c’était sa sœur qui détenait la corne. Lui-même l’avait cherché la veille, mais elle n’était pas dans le coffret où ils avaient l’habitude de la ranger.

Après tout, c’était normal, Kalina s’en servait plus souvent qu’eux deux réunis. C’était généralement elle, qui préparait les remèdes.

Yasan fit le tour du village, mais personne n’avait vu sa sœur cette nuit-là. Il se heurta d’ailleurs à plusieurs regards hostiles ou remarques acerbes. Le jeune homme ne releva pas. Il avait conscience de le mériter.

Finalement, il se tourna vers la forêt, puis vers le chemin quittant la bourgade. Est-ce que Kalina avait à l’œuvre son plan d’aller en ville ? Cela aurait pu être dangereux. Il l’imagina se faisant attaquer par des bandits ou une bête sauvage. Il la voyait déjà gisante dans le fossé, avant de se souvenir que Lasota avait emprunté ce chemin le matin même, sans y croiser âmes qui vivent.

Restait donc la piste de la forêt. Serait-elle retournée là où tout avait commencé ?

Yasan hésita avant de se mettre en route. Une fois sous couvert de la végétation, il faisait frais, presque froid. Ses pieds s’enfonçaient dans le sol boueux, pourtant il ne renonça pas. Devait-il crier ? Si sa sœur cherchait à l’éviter, ce serait le meilleur moyen de la faire fuir.

Il traversa la clairière et constata qu’elle avait perdu tout son faste. Où étaient donc les fleurs aux couleurs vives ? Avaient-elles fané ? Leur éclat, s’était-il terni du fait de la douleur que ressentait son cœur ?

Ses investigations le menèrent à la source. Il n’y avait aucun indice du passage de sa sœur pourtant, il aurait juré que les traces de pas entre aperçus conduisaient à cet endroit.

Alors il se pencha et prit un peu d’eau dans sa main pour la boire. Elle était si douce, presque légèrement sucrée. Au fond, Kalina n’avait pas menti en décrivant ses sensations.

Yasan soupira. Il n’y avait ici, aucun être vivant autre que lui-même.

Il ne lui restait plus qu’à rebrousser chemin. En se retournant, le jeune homme se retrouva face à une licorne. Ses yeux bleus étaient dardés sur lui. Sûrement lui en voulait-elle pour sa compagne défunte. Alors, il baissa la tête, et ne bougea plus.

– Je suis désolé, murmura-t-il. Désolé d’avoir participé à cette chasse. Désolé de ne pas avoir pris soin de ma sœur. Si tu veux me tuer, je le comprends.

Ses yeux se fermèrent, se préparant au pire. Cependant, rien ne vint. Il eut beau attendre, elle ne lui donna pas le coup de grâce.

Lorsqu’il rouvrit les paupières, la créature avait disparu. Il était à nouveau seul, avec le bruit de l’eau comme compagnie.

Aussi étrange que cela puisse lui paraître, la licorne l’avait épargnée.

Yasan baissa la tête cherchant dans son esprit ce qui pouvait lui avoir valu un tel privilège. Un éclat attira son attention. Il se pencha pour découvrir un mystérieux caillou brillant, en forme de larme. C’était si beau. Du bout des doigts, il le caressa. La sensation était apaisante, et il se sentit mieux.

Enfin, ça ne l’aiderait pas à trouver sa sœur. Si seulement, il avait été plus à l’écoute, s’il lui avait demandé ce qu’elle voulait vraiment. S’il n’avait pas suivi Lasota et accumulait les mauvais choix alors peut-être serait-elle encore là.

Il aurait mieux fait de chercher du travail. Un travail honnête plutôt que les arnaques de son frère. Sûrement que s’il avait commencé par là, il aurait pu mettre de côté pour payer la taxe de mariage de Kalina. Si seulement, Yasan savait faire quelque chose…

En baissant les yeux sur sa main, il prit conscience que la pierre avait disparu. Peut-être l’avait-il rêvée. En tout cas, il se sentait plus apaisé.

Ses pas le menèrent en dehors de la forêt. Le jeune homme regagna la route. Le bruit d’un attelage attira son attention et il se positionna sur le côté pour le contempler. Son corps se figea curieux de savoir qui venait à passer.

Plusieurs charrettes le dépassèrent. L’une d’entre elles s’arrêta à sa hauteur.

– Bonjour, mon garçon. La ville est bien de ce côté ?

– Oui, monsieur. En continuant tout droit, vous tomberez dessus.

– Merci bien. Tu vas par là ? Si c’est le cas, tu peux monter pour qu’on t’emmène.

Il sourit faiblement. À quoi cela l’avancerait-il ?

– Nous allons vendre nos produits sur le marché. Si tu nous donnes un coup de main, tu seras payé.

– Mais je ne sais rien faire…

– Alors tu apprendras. Il faut bien commencer quelque part.

Yasan hésita, cependant son corps décida pour lui. Il grimpa dans le chariot, l’emmenant en ville.

***

Le temps passa. Kalina s’était faite à sa nouvelle apparence. Elle avait dit adieu à son frère cadet puis avait quitté définitivement les lieux. Comprenant qu’il s’en voulait réellement elle lui avait pardonné. Après tout, elle lui souhaitait juste une vie meilleure.

La sienne l’était à présent. Une petite boule de poils tenant difficilement sur ses pattes s’approcha. Il se colla à elle. Un poulain… Son poulain. Elle le couvert du regard. Enfin, son attente avait été récompensée. Il était si beau. Son pelage blanc captait la moindre parcelle de lumière.

Chaque fois qu’elle le contemplait, elle ne pouvait s’empêcher d’être fière. C’était son bébé, son petit à elle. La jeune mère en prendrait grand soin, le chérissant de tout son cœur.

Après sa transformation, Bogin lui avait tout enseigné. Mais lorsqu’il avait été temps de le quitter, elle n’en avait plus éprouvé l’envie. Alors elle était restée à ses côtés. Dans son infini sagesse, il lui avait pardonné, depuis, ils vivaient ensemble un véritable amour : pur et lumineux à leur image.

***

Yasan n’était pas rentré. Il avait suivi les marchands, et apprit le métier. Plus tard, quand il eut mis assez de côté, il avait cherché une épouse. Il l’avait pris non parmi les jeunes filles du coin, il leur avait préféré une femme plus âgée qui n’aurait sûrement pas pu se marier sinon. Tous deux vivaient heureux ensemble. Parfois, il pensait à sa sœur et espérait qu’elle est au moins la moitié du bonheur qu’il avait.

***

Resté seul, Lasota ne faisait que ruminer la perte de sa corne. Tous les jours, il allait traîner sa misère en ville. Parfois, les gens avaient pitié de lui, et lui donner une pièce, pour entendre son histoire de licorne. Souvent, ils se moquaient, lui reprochant sa naïveté. Mais en général, ils le prenaient pour un pauvre type à moitié fou, radotant toujours la même chose.

Sans cesse, il racontait qu’il voyait une licorne qui le poursuivait. Un joli conte pour les autres, à laquelle personne ne croyait.

Un soir d’hiver glacé, pris par la fatigue et l’alcool, il se laissa glisser contre un mur sans pouvoir se relever. En ces derniers moments, il repensa à sa sœur et regretta de ne pas l’avoir écouté. Ses conseils étaient avisés. Sûr que si elle était restée auprès de lui, il n’aurait pas eu tous ces ennuis.

On raconte qu’en cet instant, une licorne apparut pour lui. Lorsqu’elle lui caressa le front, il s’endormit pour toujours. Son cœur cessa de battre, mais il était en paix, sa sœur lui avait pardonné.


Texte publié par Nascana, 13 avril 2020 à 12h58
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