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tome 1, Chapitre 2 « La Chute : AltaRea » tome 1, Chapitre 2

— Mais enfin, Lukas, qu’est-ce qui t’est passé par la tête ?

L’intéressé jeta un regard vers l’autre côté du petit amphithéâtre, où Eylin s’était assise. La jeune fille se détourna et se pencha vers sa voisine pour lui parler avec animation. Depuis le début de la matinée, le garçon avait subi les coups d’œil suspicieux d’une bonne moitié de sa classe. Il avait ignoré les chuchotements qui s’élevaient sur son passage pour s’installer au second rang, à côté d’Enri.

La voix de monsieur Robert, son professeur, lui parvenait comme un vague bourdonnement. Habituellement, le cours d’études terriennes le passionnait. Leur monde d’origine, lointain et inaccessible, le fascinait presque autant que la planète Cyrga. Pourtant, ce matin, Lukas n'arrivait pas à se concentrer sur quoi que ce soit. Il vérifia sa microstat, la station informatique portable que détenait chaque citoyen de Stellae et qui constituait à la foi un outil multitâche et un lien avec l’administration de la ville. Monsieur Robert ne fournissait jamais de support pour son cours ; il prétendait qu’on retenait mieux un exposé que l’on prenait en note. Le garçon avait la tête ailleurs et ne parvenait à saisir que quelques bouts de phrases désordonnées. En désespoir de cause, il avait activé le module de transcription automatique, calibrée sur la voix de l’enseignant. Il pourrait toujours relire et corriger le texte par la suite.

Lukas tourna son regard vers les verrières. Alta Rea se trouvait dans les étages supérieurs d’un des plus hauts immeubles de Stellae, en bordure du socle. La paroi vitrée ne laissait apparaître que le ciel parcouru de traces irisées, tranchées par les structures de la coupole magnétique. Quelques nautaeriens tourbillonnèrent avant de disparaître parmi les nuages pastel.

— Lukas… Tu penses à quoi ?

Le visage mince de son ami exprimait un mélange de curiosité et de désapprobation. Enri s’inquiétait sincèrement pour lui, il n’en doutait pas une seconde, mais il préférait ne pas revenir sur le fiasco de la veille.

— À rien du tout, finit-il par répondre. Je suis rentré trop tard et je n’ai pas assez dormi...

Il regretta aussitôt son ton agacé. Enri ne sembla pas s’en formaliser.

— Tard ? D’après ce que j’ai entendu, tu n’es même pas allé au circuit et tu as ramené directement Eylin ! Vous vous êtes disputés ?

— Non. Pas vraiment. C’est…

Monsieur Robert, un homme élancé d’une quarantaine d’années, s’interrompit ; il porta son regard vers les deux élèves :

— Monsieur Coulsen, monsieur Pratz ! Si ce que je raconte vous ennuie, dites-le tout de suite ! Sinon, faites-moi le plaisir de terminer votre discussion dehors, plutôt que troubler mon cours !

— Je suis désolée, marmonna Lukas, aussitôt imité par Enri.

— Bien, répondit l’enseignant d’un ton plus indulgent. Veillez à rester concentrés, s’il vous plaît.

Après ces remontrances, le garçon s’efforça de suivre un peu mieux l’exposé. Monsieur Robert activa depuis son pupitre le gigantesque holoécran qui occupait tout l’arrière de la salle. Un schéma apparut ; il représentait un arbre à cinq branches, qui se divisaient chacune en ramifications flanquées de silhouettes animales.

— Comme vous pouvez le voir, les vertébrés terriens se répartissent en cinq grandes familles : les mammifères, dont l’homme fait partie, les oiseaux, les poissons, les reptiles et les amphibiens. Pour ceux qui n’en auraient pas eu l’occasion, vous pouvez admirer des spécimens vivants au conservatoire de la vie terrienne. Les vertébrés ont pour point commun de posséder un squelette osseux ou cartilagineux interne, qui comporte en particulier une colonne vertébrale. Ce sont des créatures symétriques, qui possèdent deux yeux et des membres en nombre pair, quatre pour toutes ces familles, à part les poissons dont les nageoires restent malgré tout par paires... »

Lukas actionna depuis sa microstat la permission d’intervenir.

— Monsieur Pratz ?

Le garçon s’éclaircit la voix, un peu hésitant, avant de se lancer.

— D’après ce que j’ai pu voir, les espèces vertébrées de la Terre et celles de Cyrga ont eu des évolutions assez différentes, même s’il y a des ressemblances. Ça pourrait être intéressant de faire une présentation comparée de la faune des deux planètes !

Un silence de mort s’abattit sur la classe. Puis, lentement, un brouhaha de chuchotements excités commença à monter.

— Un peu de calme, s’il vous plaît ! D’où vous vient une telle idée, monsieur Pratz ?

Lukas ignora le ton moqueur de l’enseignant et poursuivit :

— Nous ne vivons plus sur Terre ! Même si nous conservons des échantillons génétiques d’un grand nombre d’espèces terriennes, il n'y en a pas beaucoup qui ont été restaurées en spécimens vivants. Nous habitons sur Cyrga. Pour l’instant, nous devons encore nous protéger de la planète, mais ce ne serait pas une mauvaise chose d’en apprendre plus sur elle, en nous basant sur ce que nous connaissons déjà.

Monsieur Robert fronça les sourcils, mais l’explication avait piqué son intérêt.

— Continuez, monsieur Pratz...

Cette fois, tous les regards reposaient sur lui. Lukas se sentait bien plus nerveux face aux vingt élèves de sa classe que devant la foule qui le voyait courir sur son motoglisseur. Il prit une profonde inspiration avant de poursuivre :

— Je pense que la peur que nous éprouvons envers cette planète, son écosystème, sa faune, ça ne vient pas seulement de la contamination génétique… mais du fait qu’elle nous semble terriblement étrange. Les primoarrivants se sont retrouvés devant quelque chose de différent de ce qu’ils avaient toujours connu. Des créatures qui ne sont pas symétriques, qu’on ne peut pas classer dans des groupes reconnaissables, des végétaux aux formes bizarres… On dit que la connaissance éloigne la peur !

La rumeur s’éleva de nouveau, coupée net par un nouveau geste du professeur. Le cœur de Lukas battait à coups redoublés et sa bouche sèche rendait l’élocution difficile. Malgré tout, à présent qu’il avait commencé, il ne pouvait plus faire marche arrière.

— Quel est l’intérêt d’éloigner la peur quand le danger a été prouvé de façon scientifique ?

La voix de monsieur Robert avait repris un accent mordant. Le garçon déglutit péniblement. Il manquait d’arguments valides, mais s’il capitulait maintenant, il perdrait toute crédibilité.

— La peur pousse parfois à des comportements extrêmes. Et si cette planète… je veux dire, comme cette planète est une source de danger, c’est d’autant plus important de bien la connaître pour se protéger… après tout, nous ne pouvons pas vivre avec elle, mais nous ne pouvons pas vivre sans elle. Elle nous fournit un sol, de l’oxygène, des nutriments… et même des matériaux très utiles comme le sang d’argent.

— Voilà un argument très intéressant. Avez-vous un exemple pratique pour illustrer le bien-fondé de votre démonstration ?

Lukas sentit une chaleur subite l’envahir ; il passa un doigt dans le col de sa chemise, soudain trop serré.

— Euh… Je...

Il rencontra le regard d’Enri, surpris et inquiet. Même ses amis ne comprenaient pas sa vision de choses.

Monsieur Robert éteignit la projection et posa les deux mains sur son pupitre.

— Je vois. Merci pour votre contribution, monsieur Pratz. Vous n’êtes ni le premier, ni le dernier à avancer ce genre de proposition. Beaucoup de gens remettent en cause l’existence des enclaves protégées, comme si le désir de rester humain pouvait se résumer à un caprice ! La situation n'est pas si simple. Les Terriens ne se sont établis sur Cyrga que depuis une centaine d’années. C’est une période trop brève pour évaluer l’ampleur des altérations génétiques subies par notre espèce au contact de l’écosystème de la planète. Des cheveux bleus ou verts, la capacité d’interagir avec les substances psychoactives… ces effets semblent anodins, mais ils peuvent cacher des conséquences bien plus sérieuses. Et vous ne devez pas oublier que ces critiques viennent toujours de personnes de l’extérieur, qui n’ont pas voulu ou pas pu intégrer les enclaves protégées, parce que leur famille est arrivée bien avant la découverte des altérations. Ils ont fait des choix dont leurs enfants pâtissent aujourd’hui. Malheureusement, il est impossible de revenir en arrière !

Lukas sentait de plus en plus la pression des regards ; seule sa popularité de pilote l'empêchait de devenir la risée de ses camarades. Le professeur esquissa un sourire tolérant :

— Je peux comprendre votre point de vue, monsieur Pratz. Celui de quelqu’un de jeune et de passionné. Je constate la fascination que Cyrga peut exercer sur vous, mais vous ne devez vous rappeler que l’objet de ce cours consiste à préserver votre identité humaine et terrienne… pas à faire de vous un Cyrgan !

— Oui, monsieur, marmonna le garçon, mortifié.

Au-delà de l’humiliation qu’il avait subie, il éprouvait un profond sentiment d’injustice. Malgré tout, il gardait assez de bon sens pour ne pas s’acharner. Enri posa une main sur son épaule :

— C’est rien, Lukas. Ça te dirait d’aller boire un verre avec Piet et moi après la fin des cours ?

Il acquiesça en silence ; après ce qui venait d'arriver, il en aurait besoin !

***

Le Margarita Café occupait une vaste salle baignée d’un éclairage doré, au premier étage de la tour. Une moitié de l’établissement était réservée aux élèves d'AltaRea et proposait une grande variété de cocktails de fruits. Même si les goûts, les textures et les couleurs sortaient droit d’un laboratoire de chimie, les adolescents appréciaient leurs douces saveurs.

Les écrans muraux montraient des plages terriennes sous un soleil radieux, du sable blond, des vagues turquoises, des palmiers frissonnant sous le vent. Les haut-parleurs diffusaient une musique languissante sur fond de vagues et de cris d’oiseaux. Les trois garçons avaient depuis longtemps cessé d’y prêter attention. Cet endroit en valait bien un autre ; au moins présentait-il l’avantage de se situer près de leur école.

Lukas poussa du doigt la fausse tranche de citron en fibres alimentaires sucrées qui flottait dans son verre ; il la regarda plonger et remonter dans le liquide jaune fluorescent. Il n’avait jamais vu de véritables agrumes, même si certaines serres agréées en cultivaient dans le Croissant intérieur.

Tous ces parfums ne conservaient qu’un vague rapport avec les fruits d’origine, alors pourquoi s’obstiner à produire des boissons goût citron, fraise ou banane ? Autant en créer de toute pièce !

— Tu vas à l’entraînement ce soir ? demanda Piet d’un ton un peu forcé.

Lukas mit un instant à se rendre compte que son ami lui parlait.

— Oui, je pense. Ça me changera les idées…

— Ce n’est pas bien grave, tout ça, déclara Enri. Tu ne devrais pas accorder trop d’importance à ce que raconte Robert. Et puis, tu n’as pas tort, en un sens… ça sert à quoi, ces cours ? Ce n’est pas comme si nous allions retourner vivre sur Terre !

Pas quand le trajet durait trente ans, à hiberner dans un container, sans savoir ce que l’on pouvait découvrir au bout du chemin. Le dernier vaisseau de peuplement était arrivé sur Cyrga trente ans plus tôt. Jada Pratz, la mère de Lukas, avait voyagé à son bord. Le garçon admirait l’audace qui l’avait poussée à quitter une planète polluée et épuisée pour trouver une vie meilleure à des années-lumière. Quand elle était partie, les autorités terriennes connaissaient encore peu de choses sur Cyrga. Malgré tout, elles avaient réussi à séduire de futurs colons en leur promettant une carrière brillante et un revenu confortable, dans un écosystème presque vierge.

Lukas pouvait comprendre ce choix de vivre dans une enclave protégée, mais il s’étonnait de la haine que Jada avait éprouvée pour Cyrga. Ce sentiment ne devait pas exister à son arrivée. Il s’était sans doute développé par la suite… mais pour quelle raison ?

— Ce n’est pas comme si nous pouvions recréer la Terre ici, murmura-t-il en dessinant des arabesques sur la buée de son verre.

— Qu’est-ce qui t’attire tant, au-delà de la barrière magnétique ? demanda Piet avec curiosité. Ce n’est pas comme si tu étais vraiment prisonnier. Nous pouvons nous rendre dans les enclaves du Croissant intérieur si nous le souhaitons. Tu pourrais même partir y vivre…

Lukas chercha les mots pour exprimer son sentiment. Il repoussa sa boisson :

— Ici, tout tourne en rond, comme les motoglisseurs sur les circuits. Tout est tracé d’avance. Je suppose qu’au-delà, il y a du danger, de l’imprévu, et bien d’autres choses à découvrir.

— Ou pas, rétorqua Enri. Les gens qui habitent à Terra ne doivent pas mener une vie bien différente de la nôtre. Ils se lèvent le matin pour aller à l’école ou travailler. Ils mangent, ils dorment. Ils s’amusent parfois. Je pense que tu idéalises un peu trop ce qui se passe en dehors de Stellae.

Son ami possédait un talent certain pour présenter les situations de façon pragmatique. Lukas ne put réprimer un sourire.

Enri n’avait pas tort, après tout. Un peu plus serein, il vida son verre d’une traite et le reposa fermement.

« Bien. On y va ? »


Texte publié par Beatrix, 7 avril 2020 à 00h36
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