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tome 1, Chapitre 1 « La Chute : Stellae » tome 1, Chapitre 1

Une rumeur indistincte de voix et de rires résonnait derrière le garçon. Accoudé au balcon, il contemplait la ville qui s’étendait en contrebas. Stellae, fidèle à son nom, évoquait une étoile précieuse, avec ses rues circulaires et les boulevards qui rayonnaient de son cœur. Durant la nuit, parée de toutes ses lumières, elle offrait une magie qui la désertait durant la journée.

— Lukas !

— Lukas, qu’est-ce que tu fabriques ?

À regret, le garçon se détacha de la rambarde pour retourner dans l’appartement où l’attendaient ses amis. La plupart d’entre eux fréquentaient, tout comme lui, l’institut d’excellence AltaRea. Ils en portaient encore l’uniforme : veste bleue à col droit, pantalon ou jupe gris foncé. Lukas avait retroussé ses manches au-dessus du coude ; il ne quittait que rarement ses gants de conduite et ses lourdes bottes montantes, qui rappelaient sa passion dévorante pour les courses de motoglisseurs.

Malgré tout, il n’avait rien d’un rebelle. Même si son passe-temps lui apportait une certaine popularité, il demeurait un élève sérieux et appliqué, juste assez frondeur pour susciter la sympathie de ses camarades sans s’attirer l’hostilité de ses professeurs. Comme tous les adolescents de la ville, il suivait un chemin tracé d’avance : des études supérieures dans l’une des facultés de Stellae, puis un emploi dans la haute administration ou les puissantes firmes commerciales des enclaves protégées.

Deux garçons de son âge le saisirent chacun par une épaule pour l’entraîner vers le salon. Il tenta de se dégager en protestant :

— Piet, Enri, qu’est-ce qui vous prend ? Fichez-moi la paix !

Dans un éclat de rire, le blond Piet lui cogna légèrement la tête :

— Tu négliges tous tes devoirs ! Tu n'as pas honte de laisser une demoiselle attendre ?

— Aïe ! J'avais juste besoin de respirer un peu ! grommela Lukas en frottant son crâne endolori.

L’appartement des parents d'Enri, où la petite troupe s'était rassemblée, se situait au sommet d’une des tours les plus élevées de la ville, en bordure du socle. Vaste et agréable, il présentait un luxe raffiné, avec ses meubles de bois terrien et son tapis moelleux d'un brun chaud. Pourtant, Lukas s’y sentait étouffer. Ces derniers temps, il trouvait Stellae trop réduite pour ses aspirations, mais quitter l’enclave protégée signifiait renoncer à son humanité et à tous les privilèges dont il bénéficiait. Pour un garçon de seize ans, cette perspective semblait effrayante. Malheureusement, il ne pouvait se confier à personne, même à ses amis les plus proches. Aucun d’entre eux n’aurait compris ses interrogations.

Assise dans un profond canapé beige, une jeune fille l’attendait, la mine boudeuse. Lukas s’avança vers elle, soudain gêné :

— Eylin… Je suis vraiment désolé… Je...

La jolie rousse lui retourna un regard glacial :

— Tu m’avais promis de m’emmener au circuit de course. Cela fait une demi-heure que je patiente !

Il se creusa la tête pour trouver une excuse valide, mais aucune inspiration ne vint illuminer son esprit. Il se contenta d’un sourire confus :

— Je n’ai pas vu le temps passer. Je suis navré !

Eylin soupira :

— Bon. Je te pardonne, si nous partons tout de suite !

Résigné, Lukas ramassa son blouson abandonné à côté du canapé. Il adressa un signe de la main à Piet et à Enri, puis saisit Eylin par le coude et l’entraîna vers l’ascenseur qui donnait sur l’appartement. Tandis que la porte se refermait derrière eux, il chercha quelque chose à lui dire pour dissiper le lourd silence.

— J’ai recalibré la prise d’accélération de mon X-trace. Tu vas voir, ça change tout !

Malgré la maladresse de cette entrée en matière, l'adolescente rousse se détendit un peu. Elle ne portait pas d’intérêt particulier aux motoglisseurs, juste au prestige dont bénéficiaient les pilotes de compétition. Dans une ville aussi sécurisée que Stellae, les courses offraient une grisante sensation de danger autant à ceux qui la pratiquaient qu’à leur public. En tant que champion junior deux ans de suite, Lukas était devenu une célébrité mineure pour la jeunesse de l’enclave protégée.

— Tu comptes tenter ta chance dans l’équipe premium ? J’ai entendu dire qu’ils recrutaient à partir de dix-sept ans.

— Je me pose vraiment la question, répondit Lukas en toute sincérité. Je me demande si je ne devrais pas plutôt me concentrer sur mes études. Je pourrai toujours reprendre quand je serai diplômé.

Une expression déçue flotta sur le visage d’Eylin :

— C’est vraiment dommage. Tu as du talent ! Tu penses vraiment arrêter quelque chose d’aussi excitant ?

Lukas songea avec ironie qu’elle ne savait sans doute pas grand-chose de l’équipe d’excellence et de ses exigences. Il s’étonnait même qu’elle en connaisse l’existence. Malgré tout, il comprenait la fascination que les courses exerçaient sur elle comme sur le reste de ses camarades. Il faillit lui avouer la vérité : qu’il en avait assez de tourner en rond sur un circuit, qu’il avait envie de foncer droit vers l’horizon… Hélas, pour les habitants de Stellae, il s’agissait d'un rêve impossible, voire suspect.

Arrivé au rez-de-chaussée, le garçon se dirigea vers le garage, dont la porte se déverrouilla automatiquement grâce à la clef électronique confiée par Enri. À l’intérieur l’attendait son bien le plus précieux : son motoglisseur, un X-Trace HK240 d’un modèle rare lui permettait de se distinguer des autres amateurs. Il admira une fois encore les lignes élancées du véhicule, ses chromes brillants et son revêtement d’un vert profond, de la même couleur que son regard. Une pointe de vanité pleinement assumée !

Lukas se tourne vers Eylin, avec l’espoir qu’elle partageait un peu de sa fascination, mais la jeune fille tortillait ses longues mèches autour de son doigt, avec un ennui visible. Il ravala sa déception et saisit deux casques dans le casier mural.

Aussitôt qu’il eut enfilé le sien, les pièces frontales glissèrent pour se verrouiller devant son visage. Il tendit le second à Eylin, vérifia qu’elle l’ajustait bien puis l’aida à s’asseoir à l’arrière du motoglisseur. Quand elle enfourcha le X-Trace, la jupe de son uniforme se releva, pour dévoiler des jambes fuselées. Le garçon s’efforça de détourner les yeux : ce n’était ni le moment, ni le lieu pour se laisser troubler.

Lukas se mit en selle à son tour et posa les mains sur les commandes, si sensibles qu’il suffisait de les effleurer pour les activer. La technologie de pointe n’employait plus les circuits de cuivre ou d’autres métaux conducteurs comme sur la Terre, mais de fins tuyaux remplis d’argentium. Ce fluide, surnommé « sang d’argent », transportait l’information cent fois plus vite que les matériaux traditionnels. En dehors des enclaves protégées, certains pilotes se faisaient injecter de l’argentium dans le corps, ce qui leur donnait la capacité d’interagir directement avec leur machine. À cette pensée, le garçon frissonna : comment pouvait-on ainsi renier son humanité ? Malgré tout, il éprouvait une curiosité coupable à l’égard de cette pratique : un coureur doté d’une telle faculté devait représenter un adversaire de choix !

Le X-Trace bondit en avant ; Eylin laissa échapper un petit cri et s'agrippa à sa taille. La porte automatique se referma derrière eux, tandis qu’ils se dirigeaient vers l’anneau routier extérieur. Dès qu’il entra sur la voie, le système de contrôle prit les commandes de l’engin, pour brider son allure et sa trajectoire. Lukas ressentait toujours un peu de frustration en se voyant réduit à l’état de simple passager de son propre véhicule.

Le trafic autour d’eux se limitait à quelques voitures individuelles et de rares motoglisseurs, d’un modèle plus classique. Le trajet vers le circuit ne durerait que quelques minutes ; il restait ouvert nuit et jour pour permettre aux pilotes de s’entraîner.

Malgré tout, Lukas choisit de tourner sur sa gauche, vers le bord du plateau urbain. Le système de contrôle enregistra l'instruction et le délivra dès qu’il quitta l’anneau routier.

La voix d’Eylin résonna dans ses ports audio :

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je veux te montrer quelque chose.

Le garçon coupa le moteur et mit pied à terre. Aussitôt, son casque se déverrouilla et les pièces frontales s’escamotèrent. Il prit le temps de l’ôter, libérant sa tignasse châtaine nouée en catogan, avant de se diriger vers la rambarde.

— Il n’y a rien à voir ! Reviens ! lança Eylin d'un ton anxieux.

Lukas se retourna et tendit la main pour l’inviter à le suivre :

— On ne court aucun danger, je t’assure !

— Et si nous sommes contaminés ?

— Je te jure que tu ne risques rien ! Allez, viens !

Malgré son sourire encourageant, la jeune fille serra les lèvres et secoua négativement la tête. Le garçon décida de ne pas insister. Il s’accouda à la balustrade et laissa son regard plonger en contrebas. La ville de Stellae avait été construite sur un gigantesque plateau circulaire, supporté par des pilotis. Un demi-globe constitué d’un treillage métallique, qui produisait un puissant champ magnétique, la recouvrait en totalité.

Au-delà de la structure s’étendait le Perlescient. Cette mer insolite n’était pas composée d’eau, mais d’un fluide entre le gaz et le liquide. Elle prenait des reflets irisés sous le soleil, mais seul l'éclat des deux lunes de Cyrga pouvait révéler toute sa splendeur nacrée, spectrale et irréelle. À sa surface, des tourbillons s’enroulaient et se déroulaient avec une lenteur paresseuse, dans un mouvement hypnotique. De temps à autre en émargeait une forme sombre et luisante qui disparaissait en laissant une vague impression d’étrangeté. Des nautaériens chassaient de petits volatiles nocturnes dans l'air tiède au-dessus des vagues. Lukas n’avait jamais eu l’occasion de contempler d’aussi près ces créatures fuselées, dotées d’ailes à rayons comme de nageoires de poisson. Il admira un moment leur balai avant de reporter son attention vers les flots.

Soudain, une tête émergea du fluide laiteux : un mufle allongé surmonté de deux yeux globuleux, au bout d’un cou flexible. L’animal lança un regard curieux autour de lui avant de replonger. Lukas sourit malgré lui. Le spectacle qui s’étendait au-delà du dôme l’avait toujours fasciné. Pourtant, il savait que l’environnement étrange de la planète Cyrga présentait un grave danger pour les Terriens. Les enfants qui naissaient hors des enclaves protégées souffraient d’anomalies génétiques : des cheveux aux couleurs aberrantes, une sensibilité particulière à l’argentium… Une partie des colons humains avait choisi de se préserver en se réfugiant dans des zones hermétiquement closes, comme Stellae. Ils ne les quittaient que pour se rendre dans des lieux tout aussi fermés, à bord de navettes spéciales. Si un de leurs occupants osait sortir de ces espaces confinés, il perdait à jamais le droit d’y rentrer.

— Lukas, reviens…

La voix d’Eylin devenait suppliante. Le garçon sentit l’agacement le gagner.

— Tu ne risques absolument rien ici ! Pas plus que dans le cœur de la ville ! Ce que tu peux être trouillarde !

Lukas regretta aussitôt sa réaction. Comme la plupart des habitants de Stellae, la jeune fille éprouvait une crainte réelle envers ce qui s’étendait au-delà du globe magnétique. Malgré tous ses efforts, il ne parviendrait pas à lui faire partager son admiration pour ce paysage onirique… surtout en une soirée !

Lukas venait souvent contempler l’océan, dans l’espoir de voir apparaître certains des monstres qui hantaient ses flots. Quand il regardait le Perlescient, il se sentait moins prisonnier, plus vivant. Ses secrets le fascinaient. Cette mer insolite semblait posséder une volonté propre ! Ce qui n'était pas loin de la vérité.

Les premiers savants arrivés sur la planète avaient découvert qu’elle bénéficiait d'une sorte de conscience, qui gouvernait chaque élément de son écosystème : les animaux, les plantes, les profondeurs du monde… Cette particularité expliquait les propriétés du sang d’argent, qui reposait en nappes sous le fonds du Perlescient. Loin de la surface de Cyrga, la substance psychoactive devenait inerte.

— Lukas. Si tu n’arrêtes pas tout de suite, je rentre à pied.

La menace mêlée de peur dans la voix de la fille rousse le tira de sa contemplation.

— Juste un instant…

— Je ne vois pas ce que tu peux bien trouver à cette horreur !

Le garçon aurait pu lui rétorquer que ce soupçon de danger rendait la scène plus belle encore, mais ses paroles dépassèrent sa pensée.

— On croirait entendre ma mère !

Eylin pâlit ; elle fixa Lukas avec de grands yeux confus et blessé, les bras serrés autour d’elle comme si elle craignait de prendre froid. Gêné, il se détacha de la rambarde et s’avança vers elle, les mains tendues pour réclamer son pardon.

— Je… je suis navré, Eylin. C'était stupide de ma part. Nous allons repartir vers le circuit immédiatement.

— Ce n’est pas la peine. Je veux rentrer chez moi.

Lukas soupira ; il aurait dû prévoir sa réaction. Pourquoi avait-il tenu à faire cet arrêt avec Eylin ? La jeune fille s’était rapprochée de lui de sa propre initiative, deux semaines plus tôt ; leur relation se limitait, pour le moment, à quelques timides rendez-vous. Ils n’avaient rien partagé de plus intime qu’un baiser sur la joue. Même s’ils s’appréciaient, ils ne possédaient pas grand-chose en commun, ni dans leurs goûts, ni dans leurs activités, ni dans leur façon de voir le monde. Dès le début, le garçon avait éprouvé des doutes sur la possibilité d’une liaison durable entre eux. Peut-être avait-il choisi, d’une certaine manière, à y mettre fin avant de connaître la déception.

— Je… je suis désolé, Eylin.

D’un pas traînant, il regagna son engin, renfila son casque et remonta sur le véhicule. Une fois la jeune fille en selle derrière lui, il démarra en direction de son appartement. Les deux adolescents n’échangèrent pas un seul mot de tout le trajet. Arrivé devant l’immeuble d’Eylin, il la laissa descendre et se contenta d’un rapide « au revoir » tandis qu’elle disparaissait dans le hall, sans un regard en arrière.

Le garçon venait de perdre toutes ses chances avec elle, mais il en éprouvait un étrange soulagement. Il espérait juste que sa camarade ne trahirait pas auprès de toute l’école ses réactions bizarres et ses centres d’intérêt suspects.


Texte publié par Beatrix, 28 mars 2020 à 12h53
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